Lu à l’étranger – Salvador Allende : mythe ou réalité ?

7 septembre 2024

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Photo : Marche de travailleurs chiliens en soutien à la candidature d'Allende à l'élection de 1964. (c) Wikipédia
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Lu à l’étranger – Salvador Allende : mythe ou réalité ?

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Dans quel sens les événements du 11 septembre 1973 et du 4 septembre 2022 sont-ils liés dans l’histoire du Chili ? Dans l’ouvrage Salvador Allende, l’Unité populaire et la gauche chilienne, Daniel Mansuy se penche sur la personnalité politique de Salvador Allende, figure inspiratrice de Gabriel Boric.

À l’occasion du 50e anniversaire du 11 septembre 1973, jour indélébile dans la conscience historique et politique des Chiliens, la publication du livre Salvador Allende, la gauche chilienne et l’Unité populaire, écrit par Daniel Mansuy, tente de comprendre la figure de ce personnage historique. Le leader de la « voie chilienne vers le socialisme », né en 1908, était un médecin et un homme politique socialiste expérimenté : il fut très jeune ministre, parlementaire pendant plusieurs décennies, candidat à la présidence à quatre reprises et, enfin, président de la République du Chili (1970-1973).

Allende dans le champ politique

Daniel Mansuy est un universitaire et chroniqueur chilien de renom, docteur en sciences politiques de l’Université de Rennes. Mansuy aborde Salvador Allende, figure universellement connue, de manière personnelle et intellectuelle. Personnelle, tout d’abord, parce que le grand-père de l’auteur fut ministre d’Allende : la figure du leader socialiste était donc particulièrement présente durant sa jeunesse. En outre, Mansuy réalise une étude originale de la personnalité politique d’Allende. Il ne cherche pas à nous présenter une biographie ou un récit historique de sa longue carrière publique : il s’attache plutôt à analyser les causes de la fin tragique de l’Unité populaire et de la manière dont cette fin a été reçue, interprétée et assumée par la gauche.

L’auteur confirme que, malgré sa grande expérience et son talent politique, Salvador Allende a été confronté, pendant les 1000 jours qu’il a gouverné, à d’énormes contradictions internes et externes. Son projet consistait à établir le système socialiste par des moyens démocratiques et légaux : il n’était pas un révolutionnaire comme Fidel Castro. Mais la coalition des partis qui l’a porté au pouvoir (l’Unité populaire), était en permanence traversée par une tension entre les partis ou mouvements révolutionnaires et ceux qui ne croyaient pas à la violence comme arme politique. Une telle polarisation menaçait la stabilité de son gouvernement : c’est ainsi qu’est apparu le besoin de s’allier avec un parti du centre, comme la Démocratie chrétienne. Cette idée l’a séduit, mais elle l’a aussi éloigné d’une partie de sa coalition. Le paradoxe de l’histoire est que, pour atteindre cet objectif, Allende n’a pas trouvé de meilleure solution que d’intégrer de hauts-gradés de l’Armée dans son cabinet.

Les tensions internes se sont également traduites par des conflits institutionnels avec les autres pouvoirs de l’État, qui l’accusaient d’avoir violé la Constitution et les lois : un exemple en était les conflits notables avec la Cour suprême et le Contrôleur général de la République. L’auteur souligne que, d’une certaine manière, le projet de l’Unité populaire était mal fondé parce que ses dirigeants et idéologues ne connaissaient pas vraiment le pays, ni ses classes moyennes ni sa tradition politique. Tenter d’importer de manière démocratique le système russe ou cubain au Chili ne pouvait se faire sans le soutien décisif des classes moyennes et du centre politique. Or ces classes moyennes ont très vite abandonné le président et son projet politique, en réponse à l’éloignement d’Allende du centre politique et à la crise dans laquelle le Chili était plongé.

Tensions politiques dans la coalition

Allende a constamment lutté pour tenter d’unifier ses partisans et imposer sa direction ; mais il n’y est jamais parvenu, ou peut-être ne voulait-il pas y parvenir. La crise à laquelle le pays était confronté était immense et multiple : politique, institutionnelle, sociale, économique ; et la guerre civile avait cessé d’être une possibilité théorique dans une société aussi fragmentée. Comme le lui a fait savoir Patricio Aylwin, dirigeant phalangiste, le président « devait décider » de sa position, de la voie sur laquelle il voulait emmener son pays. Sa décision de ne pas décider, de rester dans l’ambiguïté, fait dire à l’auteur qu’Allende est entré dans une impasse personnelle et politique, qui ne pouvait être résolue qu’avec le sacrifice de sa propre vie, le matin du 11 septembre 1973.

À partir de ce jour, et à cause de son sacrifice, la figure d’Allende quitte la sphère politique pour devenir une sorte de mythe pour la gauche mondiale. Dans ces circonstances, la gauche chilienne hérite d’une certaine manière du dilemme dans lequel s’est trouvé Allende avant de se suicider : « avons-nous échoué ou nous ont-ils vaincus ? » C’est la question que tout le monde se pose, mais à laquelle personne n’ose chercher de réponse.

Allende face à la gauche mondiale

Le 11 septembre 1973 marque la fin d’un projet socialiste pour le Chili, et, en même temps, le début d’un long processus de réflexion sur ce qui s’est passé : c’est le temps de la critique, de l’autocritique et de l’autoanalyse. Mansuy se concentre ici sur l’œuvre de deux auteurs de gauche renommés : Tomás Moulian et Manuel Antonio Garretón. Ils ont constitué une exception dans l’immense défi intellectuel qui se présentait à la gauche chilienne dans le cas où elle envisagerait un jour revenir au pouvoir.

Cependant, et c’est peut-être là le plus grand apport de l’ouvrage, l’auteur dénonce que, pour la plupart d’entre eux, les intellectuels de gauche n’ont pas fait le pénible effort d’étudier en profondeur le processus d’effondrement d’un projet qui avait enthousiasmé la gauche au niveau mondial. C’est ainsi que l’héritage d’Allende n’a pas été transmis intégralement aux nouvelles générations : ce n’est pas pour rien que l’auteur en est venu à affirmer que la nouvelle gauche chilienne ne connaît pas Allende. Sans reconnaître les échecs, internes et externes, l’héritage que l’on transmet n’est pas réel : c’est celui d’un mythe appelé Salvador Allende et non celui de l’homme politique en chair et en os qui a gouverné le Chili pendant trois ans. Pour le Front large (« Frente Amplio », au pouvoir depuis 2022), la coalition ou « Concertation » de centre gauche qui a gouverné de 1990 (immédiatement après Pinochet) jusqu’en 2010 n’a été qu’une consolidation et un maintien du régime militaire qui a renversé Allende et mis fin au rêve socialiste. Depuis 1973, la gauche tend à minimiser l’échec de l’Unité Populaire et à accentuer la défaite provoquée par un ennemi extérieur. En ce sens, l’actuel président, le jeune Gabriel Boric, est considéré comme le successeur légitime d’Allende, et le Front large, comme la continuation historique de l’Unité populaire. Dans un tel cadre, les années de la « Concertation » sont une triste parenthèse dans le processus du cheminement chilien vers le socialisme. Ce n’est pas pour rien que Gabriel Boric fait continuellement référence à Salvador Allende comme sa principale source d’inspiration.

La mémoire d’Allende aujourd’hui

Daniel Mansuy présente donc une thèse importante : les penseurs de gauche auraient dû écrire pour reconsidérer leur propre identité et leurs perspectives politiques futures. De manière plus générale, c’est une réflexion qui permet d’unir le passé et le présent du Chili : on ne peut pas comprendre le Chili d’aujourd’hui, celui de la crise constitutionnelle de 2019, et celui de la fulgurante montée de la nouvelle gauche sans comprendre ce qui s’est passé ce matin de septembre 1973. De la même manière que l’Unité populaire a tenté de progresser sans disposer de larges majorités pour la soutenir, le projet de nouvelle constitution promu par la gauche a également échoué. Le 4 septembre 2022, l’écrasante défaite électorale du projet constitutionnel est un signal pour tous ceux qui veulent avancer sans faire l’œuvre de revendication de larges majorités. L’auteur appelle à tirer les leçons du passé : un appel à la modération et à des processus politiques portés par les classes moyennes.

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À propos de l’auteur
Bernard Larrain

Bernard Larrain

Bernard Garcia Larrain, juriste franco-chilien, docteur en droit.
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