Réflexion sur la frontière et sur la mondialisation, Des machines à trier. La réinvention de la frontière au 21e siècle a fait débat en Allemagne. L’auteur interroge les déplacements, les contrôles et les flux migratoires en analysant les politiques conduites par les États européens.
Steffen Mau, Sortiermaschinen. Die Neuerfindung der Grenze im 21. Jahrhundert, Munich, C.H. Beck, 2021, non traduit (Des machines à trier. La réinvention de la frontière au 21e siècle)
Paru en allemand, l’ouvrage n’est pas encore traduit en français. Nous en proposons une fiche de lecture pour mieux s’immerger dans les débats allemands.
Professeur de macrosociologie à Berlin, Steffen Mau estime que « le rêve cosmopolite d’un monde sans frontières » a été trahi à l’ère de la mondialisation par l’invention, depuis quelques décennies, de frontières d’un type nouveau. Celles-ci seraient devenues des « trieuses » sociales qui séparent une « petite » catégorie de privilégiés libres de voyager partout, de la masse de la population mondiale systématiquement exclue par les frontières actuelles. La mondialisation n’est pas pour tous, elle est ouverture pour les uns, fermeture pour les autres. On n’a pas les mêmes droits dans un pays européen, que l’on vienne du Luxembourg ou du Congo. « La frontière crée l’altérité de ce qui est derrière », elle est sélective, inégalitaire, et elle tue. Elle est un scandale.
La transformation des frontières
La réflexion de l’auteur part d’un certain nombre de présupposés. De nos jours, l’État national territorial souverain, invention récente, serait dépassé. La mobilité est un fait inéluctable et irrépressible, et elle est un droit pour tous. L’égalité économique, sociale, politique, culturelle à l’échelle planétaire, est un idéal à réaliser. L’accroissement démographique ne doit pas être questionné. Or au XXIe siècle, la frontière pour les migrants est « inhumaine ». Les « filtres », les « barrages », les « clôtures », les « murs », « les fortifications militarisées » (« repoussoirs » matérialisant les « attitudes racistes et nativistes »), se sont multipliés à une époque où l’on parle de déterritorialisation, de dénationalisation, de transnationalisation. La circulation des biens, des capitaux, des services et des informations est plus facile que celle des personnes. On croit à tort que les frontières disparaissent, elles se sont transformées, et durcies. Elles font des privilégiés et des discriminés.
Pour résoudre cette contradiction, la frontière se fait multiforme : visible / invisible, localisée / flexible, physique / virtuelle, permanente / ponctuelle, nationale / internationale, régionale / globale. De fait, il y a une extension massive des contrôles aux frontières et à l’échelle mondiale dissociés du territoire, par les moyens technologiques les plus modernes (smart borders), qui facilitent le passage des voyageurs légaux, et bloque les autres. Pour les migrants « irréguliers » (terme préféré par l’auteur, comme dans le Pacte de Marrakech, à « illégaux »), il y a trop de contrôles, trop lents, trop compliqués, trop dissuasifs, et arbitraires. Les contrôles par l’État dans les pays d’origine ou de passage des migrants, qui les tient à distance, viole le « devoir de protection » : le droit d’entrée pour les « migrants humanitaires » devrait être inconditionnel, « supérieur à toute autre considération ». Il compare les frontières de sécurité de l’Europe face aux afflux migratoires au Mur de Berlin. Pourtant des centaines de milliers de migrants entrent illégalement en Europe.
La question de la mobilité
L’auteur use du langage abstrait des sociologues (cloisonnement, surveillance, contrôle, sélectivité, exclusion). Il part du concept uniforme de « mobilité » (ou de « voyageur »), sans tenir compte des différences entre les catégories ou les individus qu’il implique. Rien sur la nature, les origines, les objectifs, les méthodes d’action des migrants et de leurs auxiliaires. Face à l’accélération massive des déplacements humains légaux (la « mobilité des riches » : affaires, tourisme), il conteste le caractère illégal et anormal de l’immigration de masse. Pour lui, « la migration est humanitaire » ; or elle est « criminalisée ».
L’ouvrage est informé et argumenté, mais les nombreux faits exposés sont au service d’une seule thèse. Les considérations de culture, de sécurité, de citoyenneté, de souveraineté et d’identité territoriales, d’acceptation des populations autochtones concernées, jugées discriminantes, sont absentes. Rien sur les conséquences qui résulteraient de frontières inconditionnellement ouvertes que l’auteur préconise. Le point de vue d’un spécialiste, mais engagé. Sa critique vise principalement l’hémisphère Nord, en particulier l’Europe.