Les annonces relatives à la nouvelle loi de programmation militaire ont fait l’effet d’une douche froide pour l’industrie française de défense. Alors que les acteurs du secteur s’attendaient à une hausse des commandes en cohérence avec les proclamations d’économie « de guerre », et avec la nécessité de faire face à la « haute intensité » des conflits prévisibles, ce sont in fine le cyber, l’espace et l’outre-mer qui sont favorisés. Des contradictions qui mettent en difficulté la BITD.
Depuis l’électrochoc ukrainien, le ministère de la Défense n’a plus qu’une idée en tête : être en mesure de faire face à un conflit de haute intensité. C’est d’ailleurs ce qui a conduit Emmanuel Macron à annoncer début avril un effort budgétaire de 400 milliards d’euros. Un effet d’annonce soutenu par un discours cohérent, mais que la réalité des efforts envisagés, avec une tendance marquée vers des domaines novateurs, mais pas directement liés aux enseignements tout chauds de la guerre en Ukraine, ne traduit pas dans la réalité. Pas plus d’ailleurs que le calendrier, d’emblée objet de divergences marquées au sein de l’exécutif. Bruno Le Maire et Sébastien Lecornu, ministre des Armées, s’opposent à Elisabeth Borne au sujet de l’échelonnement des augmentations budgétaires promises d’ici à 2030. Si le budget des armées doit augmenter de plus de 3 milliards par an pour atteindre 413 milliards en fin d’exercice, Matignon souhaite des augmentations limitées en début de période puis crescendo dans le quinquennat suivant, tandis que Brienne met en avant les besoins immédiats des armées pour compléter leurs stocks ou être à la hauteur des missions à venir.
La BITD en ordre de marche
Plus gênant encore pour l’exécutif, la voie adoptée par Matignon semble contradictoire avec les injonctions, faites à l’industrie de défense depuis quelques mois, de passer en « économie de guerre ». En mars dernier, l’Élysée recevait ainsi neuf grands patrons de la défense afin de les inciter à augmenter leur production. Face à la nécessité d’envoyer des armes à l’Ukraine, il était demandé à la BITD de « produire plus et plus vite », dans un modèle « soutenable pour l’État » selon les propres termes du Ministre des Armées, Sébastien Lecornu. La demande a été entendue par les grands patrons. Ainsi Naval Group se serait organisé pour doubler sa capacité de production de frégates afin de répondre au besoin des marines étrangères sans pénaliser la nôtre. Côté terrestre, Arquus a annoncé avoir augmenté sa productivité, avec des usines désormais capables d’une cadence quatre fois plus élevée, fabricant un Griffon par jour.
Produire plus… avec moins de commandes ?
Or, les objectifs de la nouvelle loi de programmation militaire ont provoqué un décalage dans les délais des programmes d’armement. Dans le secteur terrestre, ceci se traduit par des projections de commandes en baisse de plusieurs centaines d’unités d’ici 2030, alors même que les industriels répondent aux attentes élyséennes en dopant leur outil de production. Tout l’échéancier de livraison des matériels majeurs a été revu et étalé dans le temps. Ainsi, la mise en service de 100 Jaguar sur 300 ainsi que 473 Griffon sur 1827 sera reportée au-delà de 2030. Si la rénovation de 200 chars Leclerc est bien prévue, la modernisation des 40 derniers exemplaires sera, elle, effectuée à l’horizon 2035. Enfin, l’armée disposera de seulement 109 canons Caesar en 2030, nombre qu’elle devait initialement atteindre… en 2025. Les grands industriels, et par ricochet leurs équipementiers comme Texelis, Bertin Tech, Elno, etc… vont devoir réorganiser leur production, ce qui n’est pas sans risque pour ces entreprises.
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Des contradictions qui déséquilibrent l’ensemble du secteur
La BITD est un secteur qui fonctionne essentiellement selon une logique de long terme. Une hausse de la production des ensembliers-intégrateurs implique de consolider les chaines d’approvisionnement auprès des co-traitants. Les besoins en main-d’œuvre ont augmenté, dans un marché du travail spécialisé déjà en tension : les acteurs du secteur font régulièrement part de leurs difficultés à recruter des soudeurs, des ajusteurs mécaniques, ou encore des pyrotechniciens. De plus, les entreprises ont augmenté leurs demandes en composants électroniques, essentiels à des systèmes fortement numérisés. La pénurie des micro-processeurs jusqu’en septembre dernier a posé des difficultés à des entreprises comme Thales ou Safran qui équipent les matériels majeurs des trois armées. Dans cet ordre d’idée se pose aussi la question des stocks, autre exigence nouvelle de l’exécutif, pour réduire la dépendance et les délais de fabrication. Un effort hors de portée de la plupart des PME, comme le souligne Anne-Charlotte Fredenucci, présidente d’Ametra, fournisseur en équipements électroniques de la BITD, et détentrice d’un stock de composants de 2 millions € : «des stocks de sécurité, oui, mais qui les paie ? Il faut que l’on nous garantisse que le client en prendra livraison »…
Répondre aux exigences de l’économie de guerre a donc demandé aux industriels des efforts considérables, et occasionné dans l’immédiat des coûts supplémentaires, que le secteur comptait « étaler » au fil de commandes supérieures en nombre. Les premières annonces de la LPM ont remis en cause ces perspectives.
L’export comme planche de salut
Les acteurs de la BITD se trouvent donc une nouvelle fois fortement tributaires de leurs carnets de commandes à l’export, pour faire tourner des chaines de production que l’exécutif lui-même leur a demandé de mettre sous tension. Or la tâche n’est pas aisée.
Arquus a ainsi vu ses ventes en Afrique compliquées par la hausse du sentiment antifrançais lié à la montée de l’influence russe. Les marchés comme le Mali, le Sénégal ou le golfe de Guinée représentaient jusqu’alors 18% de son chiffre d’affaires. L’entreprise a donc choisi de se tourner vers l’Europe, une stratégie déjà adoptée par Nexter qui a livré 18 canons Caesar à la Lituanie, ou obtenu des résultats encourageants avec le programme Camo franco-belge. Cependant, il n’est pas rare que ces pays exigent qu’une partie de la production soit faite localement. Autre défi, la concurrence des industries de défense turque, israélienne ou encore allemande, soutenues par leurs gouvernements, ne cesse de gagner en agressivité.
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L’État français s’est certes souvent mobilisé pour favoriser la vente des fleurons de l’industrie française, avec, comme exemples récents, la vente de 3 frégates et 3 corvettes à la Grèce en 2021 ou encore l’implication de Patrick Durel, conseiller Moyen-Orient de l’Élysée, dans les coulisses du méga-contrat de vente de Rafale aux Émirats. Compte tenu toutefois de ses exigences renouvelées, il serait cohérent, et digne de sa fonction stratégique, que l’exécutif déploie un soutien plus manifeste, jusqu’au plus haut niveau, pour les marchés en cours de négociation, plusieurs dossiers d’exportation pouvant légitimement bénéficier d’un tel supplément d’implication.
Sur le plan terrestre, dont la « signature » financière est d’ordinaire moins visible que celle des grands programmes aériens ou maritimes, le Qatar représente un client de choix. En 2017, à l’occasion d’une visite d’Emmanuel Macron, l’émirat avait signé une lettre d’intention pour l’achat de 490 véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI) dans le cadre du programme Al Rayyan. Après avoir été au point mort, le dossier est aujourd’hui relancé, toujours en concurrence avec le blindé allemand Boxer, qui a d’ailleurs pris de l’avance. La qualité des relations diplomatiques entre la France et le Qatar, les liens d’estime entre les deux chefs d’État, seraient susceptibles de faire pencher la balance, et, de permettre ainsi d’enregistrer un succès considérable (on parle de près d’1 milliard €). Succès qui pourrait en ouvrir d’autres sur un segment de marché très représentatif de la guerre de haute intensité, à laquelle nos armées et nos industries sont censées se préparer…
Au plan naval, il s’agirait d’une part de constituer une task-force crédible, expérimentée, et ayant tiré tout le RETEX de l’échec Aukus pour se positionner efficacement dans l’appel d’offres en gestation au Canada pour 12 sous-marins conventionnels. À plus brève échéance, il s’agit de graver dans le marbre, avec Naval Group, les intentions roumaines de faire l’acquisition de 2 sous-marins de classe Scorpène. L’entregent du gouvernement permettrait de se prémunir des hésitations à répétition de ce client, qui n’a toujours pas traduit contractuellement la victoire en 2019 des corvettes Gowind en réponse à son appel d’offres.
En aidant significativement au succès de ces ventes, le gouvernement ne ferait pas que favoriser les grands groupes en charge de l’intégration des systèmes. Il doperait, sans recours à la moindre subvention, tout l’écosystème des équipementiers des métallurgistes Aubert & Duval ou Tardy à de grands noms comme Michelin, Safran, JCD. Avec eux, dans un secteur de forte R&D bien souvent à caractère dual, c’est une bonne part de la capacité d’innovation globale de l’industrie française dans des secteurs de pointe qui est en jeu.
À l’heure où le gouvernement multiplie les annonces et initiatives autour de France 2030, ce message devrait être entendu « fort et clair » car comme le dit si bien Sébastien Lecornu « « La base industrielle et technologique de défense française souhaite avancer vite. Pour gagner plusieurs mois, voire plusieurs années (…), ce sont une multiplicité de petites décisions qu’il faut prendre à divers niveaux ».
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