<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> « L’État, c’est moi ! »

3 décembre 2019

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Photo : Xi Jinping et Vladimir Poutine à Moscou en mars 2023. (c) wikipédia

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« L’État, c’est moi ! »

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Voici sans doute la plus célèbre des citations francophones apocryphes, et même doublement apocryphe puisque tout le monde pense qu’elle a été attribuée à Louis XIV par Voltaire dans son Siècle de Louis XIV paru près de quarante ans après la mort du Roi-Soleil. Certes, nous avons déjà constaté que Voltaire n’était pas un parangon de rigueur historique [simple_tooltip content=’Voir « Il n’y a plus de Pyrénées », Conflits n° 5, p. 70.’](1)[/simple_tooltip], mais ce n’est pas lui qui a inventé la formule. Il s’est contenté de décrire la séance du 9 avril 1655 au Parlement de Paris [simple_tooltip content=’Rappelons qu’en France, les parlements sont alors des cours de justice qui ne participent pas à l’élaboration des lois, mais doivent seulement les enregistrer (pour pouvoir les appliquer ultérieurement). Ils disposent à cette occasion d’un droit de remontrance qui ne vaut pas droit d’amendement. Le Parlement de Paris a le ressort le plus étendu – environ la moitié de la France d’alors.’](2)[/simple_tooltip] où le roi, revenant de Vincennes, déboula en tenue de chasse afin de bien exprimer sa faible considération pour cette institution et obtenir l’enregistrement de ses édits.

Mais les comptes rendus de séance ne mentionnent aucunement l’apostrophe qui n’apparaît que dans L’Histoire des Français de Théophile-Sébastien Lavallée, publiée pour la première fois en 1838. Historien orléaniste Lavallée voulait sans doute souligner l’écart entre le « roi des Français », serviteur d’une charte constitutionnelle, et l’absolutisme autocratique des Bourbons.

Pourtant, la seule déclaration avérée de Louis XIV sur le sujet dit exactement le contraire. Le 26 août 1715, alors qu’il agonise, il déclare aux grands officiers : « Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours ; soyez-y fidèlement attachés. » Aucune chance à vrai dire qu’ils s’en détachent, tant les grandes familles commerçantes et financières avaient « noyauté » l’État monarchique, s’il faut en croire l’historien Daniel Dessert, qui souligne que 13 familles fournirent à elles seules à peu près un cinquième des ministres en exercice durant les trois siècles de la monarchie absolue. Et le disciple de Pierre Goubert de conclure que celui qui aurait pu légitimement déclarer « l’État, c’est moi », c’était Colbert, qui eut en outre selon lui l’habileté de laisser à un Louis XIV qui n’y comprenait goutte les apparences de la gloire en finançant ses guerres, sa lubie versaillaise, et en accréditant l’image d’une monarchie absolue où, comme le disait Bossuet, « tout l’État est dans la personne du roi ». Alors que Dessert sous-titre sa récente biographie du contrôleur général des finances [simple_tooltip content=’Colbert ou le mythe de l’absolutisme, Fayard, 2019.’](3)[/simple_tooltip] « le mythe de l’absolutisme ».

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On n’est pas obligé de suivre celui qui a fait du déboulonnage de l’artisan de la chute de Fouquet, son idole, un véritable combat métaphysique, dans sa vision de la monarchie et du pouvoir réduite à une complexe machinerie financière et fiscale, même si cette dimension était évidemment (et est toujours) essentielle. Mais son idée d’un Colbert initiateur de la technocratie est suggestive. Car le XVIIe siècle est aussi le moment où émerge, à partir des fondations posées par Machiavel ou Jean Bodin, une théorie de l’État distinct, non seulement du corps du souverain – qui dispose ainsi, selon l’analyse de Kantorowicz, de deux corps – mais aussi du corps social.

Si l’histoire des idées retient plutôt de cette période les conceptions organicistes de l’État, conçu comme un corps dont les membres sont les citoyens – c’est l’image illustrée par le frontispice de la première édition du Léviathan de Thomas Hobbes –, la technocratie colbertiste montre la mise en place simultanée d’une conception mécaniste, l’État agissant comme une machine autonome définissant elle-même un « bien commun » qui ne se distingue pas toujours du bien privé de ses « serviteurs ». Cette autonomie de l’administration inspirera les critiques libérales, de Bastiat à la théorie des choix publics de Buchanan, alors qu’en démocratie, où la loi émane des citoyens qui financent aussi l’État par leurs impôts, chacun devrait être fondé à proclamer : « l’État, c’est nous. »

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À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.

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