Le 19 octobre 2022, le Parlement espagnol, porté par une coalition de partis de gauche, promulguait une loi de mémoire démocratique (Ley de Memoria democrática) venant renforcer les dispositions de la précédente loi de 2007 (Ley de Memoria Histórica) à laquelle elle se substitua.
Malgré le clivage profond de la société espagnole à l’égard des lois mémorielles visant à effacer toute trace du franquisme, notamment dans le domaine urbanistique, au nom d’une vision engagée de l’histoire, le législateur a fait le choix paradoxal de la confrontation au nom de l’apaisement, rompant par ailleurs avec la politique antérieure d’amnistie (Ley 46/1977 et Ley 4/1990) voulue par la transition démocratique.
Pour justifier ce choix, les partis politiques de gauche arguent du fait que les institutions d’alors étaient trop fragiles, ou encore trop liées au régime dictatorial, pour autoriser une épuration en profondeur. Certes, cet argument est en partie légitimé tant par les accointances idéologiques historiques des principaux partis de droite (Alianza Popular et Partido Popular[1]), que par le souvenir de la tentative de coup d’État militaire du 23 février 1981. Or, sans absoudre la dictature de ses crimes, il semble tout aussi nécessaire de rappeler que le franquisme est un régime politique qui bénéficia d’un très large soutien au sein de la population, notamment en réaction face aux horreurs perpétrées pendant la guerre civile également par la République, et que c’est lui-même qui fournit l’impulsion nécessaire à la transition démocratique – l’expression « harakiri franquiste » est communément admise[2].
Indépendamment du bilan politique de la République et du franquisme, qui portent chacun leur part d’ombre, les questions posées par le législateur contemporain semblent les suivantes : une démocratie parlementaire peut-elle, en conscience, conserver des traces de son passé dictatorial ? Doit-elle au contraire s’en débarrasser quitte à se comporter comme si tout cela n’avait jamais existé et au risque de se constituer une histoire « à la carte » ? Enfin, où placer le curseur de ce qui est historiquement correct s’agissant de juger un passé qu’il est toujours hasardeux d’interpréter à l’aune du présent ?
Sans vouloir céder aux sirènes d’un manichéisme trop commode s’agissant de départager le Bien du Mal en opposant les Républicains et le camp national, nous nous intéresserons exclusivement aux conséquences patrimoniales de ces législations mémorielles. Ainsi, à travers trois exemples emblématiques de monuments ou urbanismes purgés par les dispositions légales, nous nous interrogerons sur la réalité des accusations portées à leur encontre, ou si au contraire, l’émotion ne serait pas à l’origine d’une violence patrimoniale fruit de l’ignorance ou de la vengeance.
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L’aigle de saint Jean, un symbole franquiste ?
La loi de 2007 dispose dans le paragraphe premier de son article 15 que l’Administration devra prendre des mesures opportunes pour retirer les écus, les insignes, les plaques et autres objets, ainsi que les mentions commémoratives exaltant le soulèvement militaire et la dictature. Le deuxième paragraphe vient tempérer ces dispositions en ajoutant que seront épargnés les symboles et monuments qui ont une portée artistique, architecturale ou artistico religieuse, telles que le prévoit la loi. Deux questions se posent d’emblée. D’une part qui peut se faire le juge de l’esthétisme ? Les ministères eux-mêmes ? Et comment lister les objets protégés ? L’on reste parfois interdit par certains choix et plus encore par certaines justifications. Ainsi, le Ministère de la Défense d’alors n’avait pas jugé utile de retirer un portrait de Franco accroché dans une résidence militaire parce qu’il n’exaltait pas sa figure[3] ! Autant dire qu’il n’y a pas de véritable cohérence intellectuelle, et que certains essayaient de mettre de la mauvaise volonté face à ce qu’ils considéraient comme des dérives épuratrices. Ainsi, une conseillère du gouvernement régional des Asturies, Ana Rosa Migoya, déclarait dès 2006 qu’il était inenvisageable de retirer les symboles franquistes des édifices car cela les mutilerait, et que les citoyens étaient à même de faire la part des choses[4]. De telles déclarations provoquèrent un tollé à gauche[5], obligeant la femme politique à faire son mea culpa[6].
L’art est à ce point subjectif qu’il serait périlleux de juger du rendu artistique d’un aigle royal « franquiste » ornant le fronton d’un bâtiment public. Comment choisir ? En outre, il convient de s’interroger sur la symbolique en tant que telle. Sommes-nous réellement en présence d’un symbole franquiste ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité qu’il resta officiellement en vigueur jusqu’en 1981 (quoique légèrement modifié en 1977).
Une étude approfondie permet de balayer cette idée assez commune, mais totalement injustifiée. L’aigle de saint Jean n’est pas franquiste ; il s’agit d’un symbole héraldique monarchique récupéré par le franquisme, ce qui n’est pas la même chose. Gardons à l’esprit que le régime de Franco ne se considérait pas comme un héritier de fait des grandes heures de la monarchie, mais ni plus ni moins comme la monarchie elle-même ! La ley de Sucesión en la Jefatura del Estado du 26 juillet 1947, ne dit pas autre chose :
« Article 1. – L’Espagne, en tant qu’unité politique, est un État catholique, social et représentatif qui, conformément à ses traditions, se déclare constituée en Royaume. »
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Une monarchie atypique, sans roi certes, contre le Roi parfois puisque don Juan de Borbón (père de Juan Carlos) rejeta ouvertement le franquisme dans le manifeste d’Estoril du 7 avril 1947, mais dont Franco, chef de l’État à vie, assumait toutes les fonctions et jouissait même de certaines prérogatives royales. Par prérogative, on pensera surtout à la mention du droit divin dont Franco se parait pour orner les pièces de monnaie (Caudillo de España por la gracia de Dios). Cette caution divine inscrite dans la numismatique, utilisée par de nombreux rois, Alphonse XIII compris, ne fut pas reprise par don Juan-Carlos. Il distribua en outre allègrement des titres de noblesse et grandesses d’Espagne, par ailleurs supprimées par la loi de 2022.
Revenant à l’aigle de saint Jean, que voit-on exactement sinon, à peu de chose près[7], les armes des Rois catholiques telles qu’on les connaît depuis leur union en 1475 ? Au centre du sujet, un blason comporte d’une part, les armes de la Castille et de León (contre-écartelé en 1 et 4) et d’autre part celles de l’Aragon et de la Navarre (en 2 et 3) auxquelles il convient d’ajouter celles de Grenade en pointe. L’écu est surmonté d’une couronne royale et est soutenu par les colonnes d’Hercule qui symbolisent le détroit de Gibraltar (un symbole partagé avec la République et la monarchie constitutionnelle). L’aigle de saint Jean fut rajoutée en support par Isabelle la Catholique qui vouait à l’évangéliste une dévotion particulière[8].
Quant aux flèches, au joug et au nœud gordien instrumentalisés par le parti phalangiste (Falange Española Tradicionalista y de las Juntas de Ofensiva Nacional Sindicalista), on les retrouvait déjà sur des pièces de monnaie en 1497. Le joug (yugo) fut choisi par Ferdinand pour devenir l’emblème de son épouse doña Ysabel parce qu’il commençait par la même lettre[9]. Ces deux éléments sont toujours présents sur les grandes armes du roi. Par conséquent, la seule chose qui soit véritablement franquiste dans cet emblème, serait la devise : « España, una, grande, libre ». Dans ces conditions, étant donné que les symboles ne sont pas intrinsèquement franquistes, l’on est en droit de se demander si la loi vise ou non l’aigle de saint Jean ?
Suivant cette logique ambiante d’épuration de tout symbole ancien « contaminé » par la dictature, il semble légitime de s’interroger sur les motivations profondes qui ont conduit Philippe VI à ne pas porter le joug, les flèches et les bâtons de Bourgogne que son père Juan Carlos Ier porte encore. Le joug et les flèches des Rois Catholiques sont-ils désormais irrémédiablement associés à l’étendard noir et rouge de la Falange ? Quant aux bâtons de Bourgogne chers à Charles Quint ont-ils disparu en raison de leur récupération successive par les Carlistes, les requetés du camp national et enfin par la division SS Wallonie de Léon Degrelle ? Certes, il ne pourrait s’agir que d’un moyen pour le roi régnant d’afficher sa différence avec les symboles de son père toujours en vie, suivant ainsi la logique héraldique de la brisure des cadets. En toutes hypothèses, le doute semble permis.
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Déboulonner les statues
La question des statues de Franco ornant les villes a provoqué de nombreuses polémiques. Installées pour exalter le culte du chef et célébrer son œuvre, les statues de Franco ont fleuri sur de nombreuses places de villes espagnoles tout le temps que dura le régime. Ces statues, souvent équestres, à l’image des monarques ou des grands capitaines de l’histoire espagnoles, autorisaient à la fois la promotion de grandes thématiques propagandistes, telle que le fameux “XXV años de Paz”, ainsi que la commémoration des mythes fondateurs du régime, c’est-à-dire la victoire et la figure emblématique du Caudillo, stratège victorieux qui avait lutté pour “Dios y por España”.
Le contexte politique et historique de l’Espagne a bien changé depuis la mort du général Franco et l’évolution de ces circonstances implique un constant processus de changement de signification d’un même lieu[10]. Il est bien sûr évident qu’une statue de Franco n’a pas le même sens en 1965 qu’en 2020. Elle ne peut pas être appréhendée de la même façon. Certes, l’on pourrait invoquer l’aspect purement artistique de ces statues, indépendamment de la connotation politique du monument, comme justification à leur maintien. Formellement, les statues de Franco correspondent aux canons classiques des monuments équestres tels qu’on les connaît depuis l’Antiquité. Ainsi, Franco s’inscrit dans la plus vieille tradition européenne des princes de la Renaissance, des monarques et des grands capitaines honorés dans le bronze. « Les statues équestres de Franco suivaient un modèle très semblable et elles semblaient toutes s’inspirer de la seule photographie utilisable qui restait du dictateur à cheval : elle avait été publiée en première page du journal ABC en 1945, et montrait Franco passant ses troupes en revue au cours du « Défilé de la victoire » qui, tous les ans, commémorait sa victoire.[11] » Invoquer l’aspect artistique de monuments existants per se aurait permis de les placer sous la protection des dispositions exceptionnelles de la ley de memoria histórica qui assurent la sauvegarde des symboles franquistes ayant une valeur artistique. De telles dispositions n’ont rien de vraiment exceptionnelles au regard de la pratique d’autres pays qui ont conservé des symboles rappelant les régimes passés, fussent-ils condamnés par l’histoire. En Italie, les témoignages artistiques et architecturaux du fascisme sont très nombreux. Mais en Espagne, la pratique a rendu indissociables la portée artistique de la portée politique des statues de Franco. En effet, ces dernières étaient devenues des lieux de commémoration du franquisme avec force manifestations chaque 18 juillet et 20 novembre. Ainsi, à El Ferrol, les antifranquistes répondaient par des graffitis aux dépôts de fleurs aux pieds de la statue équestre du Caudillo[12]. Outre les tentatives manquées d’attentats à la bombe contre certaines de ces statues dans les années 1980, l’action la plus emblématique fut incontestablement celle de militants galiciens qui profitèrent du vingt-cinquième anniversaire de la mort de Franco pour repeindre sa statue du Ferrol en rose, sous le regard passif des autorités et l’œil avide des photographes et des caméras de télévisions qui relayèrent très largement l’affaire. Une telle action fut d’ailleurs reprise un peu partout en Espagne contre d’autres statues du Caudillo – ou de ses compagnons, comme Millán-Astray – avec plus ou moins de succès selon les municipalités[13]. Les représailles pro-franquistes, toutes aussi picturales, se limitèrent au bleuissement – couleur de la Falange – d’une statue du fondateur du PSOE Pablo Iglesias, l’autre gloire d’El Ferrol[14].
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Pour être marquantes, ces actions n’en restèrent pas moins l’apanage de groupuscules régionalistes ou de gauche radicale. Il n’est pas possible d’en tirer une appréciation globale du sentiment des Espagnols au sujet des statues. L’on sait par exemple que le clivage était très net au Ferrol entre les partisans du maintien et ceux du retrait de la statue du plus célèbre enfant du pays. « Un sondage réalisé pour le journal La Voz de Galicia, à la fin de novembre 2000, avait ainsi montré que la population de la ville se partageait presque à égalité sur la question.[15] » Dans ce cas précis, ce sont des impératifs de respect du « politiquement correct » qui incitèrent les édiles de tous bords à se faire les partisans du retrait. En effet, d’une part El Ferrol fut pressenti pour devenir une importante base navale de l’OTAN et d’autre part, la ville demanda à être inscrite sur le registre du patrimoine mondial de l’UNESCO. Des objectifs difficiles à atteindre selon eux pour une cité qui honorait encore la mémoire du dictateur. S’il est aujourd’hui certain que la figure de Franco n’obtient pas une majorité d’opinions favorables, cela ne signifie pas pour autant que la majorité des Espagnols – parmi lesquels il faut compter les indifférents, et notamment les populations d’origine étrangère dont la mémoire familiale n’est pas concernée, ainsi que ceux qui ont une image globalement positive du franquisme – souhaitaient le retrait de ces statues. Le manque d’études détaillées, ainsi que le poids du non-dit, ne permettent pas d’apporter une réponse claire à ce sujet. A contrario, le cas très particulier d’El Ferrol, ville natale de Franco et important port militaire – avec toutes les spécificités attachées à cet état – ne doit pas non plus être érigé au rang de généralité.
Le déboulonnage des statues de Franco et de ses frères d’armes ne résulte pas directement du vote des lois mémorielles. En effet, le processus de retrait était engagé dès le début des années 2000. En outre, le débat autour de leur maintien ou retrait date du début de la transition démocratique. Cependant, à l’époque, rares furent les municipalités qui osèrent franchir le Rubicon. « Après la mort de Franco, les débats sur leur suppression avaient provoqué de fortes controverses au sein des premiers conseils municipaux démocratiques. Seule la mairie de Valence [en 1983] avait décidé de la retirer, alors que Barcelone, tout en la gardant dans le Musée militaire de la Ville, l’installait dans une salle plus discrète.[16] » Les lois mémorielles ont transformé ces initiatives volontaires en obligation légale.
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Valle de los Caídos
Compte tenu de son ampleur et du caractère emblématique du régime franquiste, tant la ley de memoria histórica que la ley de memoria democrática ont consacré chacune un article spécifique au Valle de los Caídos en insistant sur le caractère religieux du lieu et l’interdiction des manifestations à caractère politique dans son enceinte ; qu’il s’agisse de pèlerinage ou d’exécration, le traitement médiatique joue indubitablement en défaveur des nostalgiques du Caudillo[17].
Toutefois, la mise en application de ces dispositions a suscité de violentes polémiques sur le sort futur du monument. D’ailleurs, constatant que le Valle de los Caídos, enfreignait la législation alors en vigueur, le Congreso de los Diputados adopta dès 2009 une nouvelle loi pour contraindre l’institution gestionnaire du monument à réviser ses statuts de fondation afin de permettre la réhabilitation de la mémoire de toutes les victimes et d’élaborer un plan d’action concernant les exhumations[18]. La loi de 2022 témoigne d’ailleurs des réticences persistantes et sanctionne lourdement l’institution en ordonnant sa dissolution et imposant un nouveau nom au site désormais connu sous le nom de Valle de Cuelgamuros.
Pour certaines familles de victimes républicaines, la présence de leurs proches reposant côte à côte avec des franquistes – et de Franco –, dans un monument construit à leur gloire paraissait inacceptable. Devant le manque de corps « nationaux » – les familles refusaient de voir partir leurs morts vingt ans après la fin de la Guerre Civile – et la demande pressante des autorités pour remplir la crypte du Valle de los Caídos, des municipalités avaient envoyé les restes de républicains, sans demander le consentement des familles concernées[19]. Afin de connaître l’ampleur du problème, le Congrès a exigé du gouvernement qu’il établisse un recensement du nombre des républicains enterrés dans la crypte du mausolée[20]. Selon le Ministère de la Justice, 33.833 dépouilles reposeraient au Valle de los Caídos, mais seulement 21.423 seraient identifiées, les autres étant anonymes[21] voire mélangées[22].
Si le gouvernement a décidé de ne pas extraire l’ensemble des dépouilles républicaines de ce haut lieu de la mémoire franquiste, le choix a été fait le 19 décembre 2010 de modifier en profondeur la signification du Valle de los Caídos pour en faire un musée de la mémoire « et non un lieu de sectarisme »[23]. Pour ce faire, moult symboles franquistes furent retirés ou dissimulés ; c’est le cas notamment de la voûte qui surplombe l’autel – allégorie de la Falange – mais aussi et surtout, des sépultures de Francisco Franco[24] et de José Antonio Primo de Rivera (exhumés respectivement en 2019 et 2023). Pour les militants de la mémoire, leurs dépouilles devraient être déplacées et rendues à leurs familles respectives[25]. Pour les familles des victimes, la cohabitation forcée des leurs avec ces hommes qui incarnent la Guerre Civile et la dictature, c’est-à-dire leurs souffrances, est ressenti comme une double injustice insupportable qui dure depuis des décennies. La vie leur fut prise par la guerre, leur corps furent arrachés à leur familles pour réaliser le rêve de leur ennemi et ses nostalgiques viennent le célébrer chaque année. Vu sous cet angle, les revendications des familles prennent du sens[26]. De même qu’il ne serait pas absurde d’analyser la situation « aussi » depuis l’autre camp. Pour les familles des victimes appartenant au camp nacional, il est possible que la présence de « rouges » aux côtés de leurs proches constitue une douleur comparable à celle des républicains vis-à-vis de ces ossements « fascistes ». Devant tant de passion à vouloir réformer ce lieu de mémoire, l’observateur extérieur peut néanmoins s’interroger sur la pertinence des moyens employés au regard de l’histoire.
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Le Valle de los Caídos fut imaginé par et pour le camp national. Le décret fondant la basilique de la Santa Cruz del Valle de los Caídos[27] établit très clairement les objectifs que devait remplir le monument. Il s’agissait de : « perpétuer la mémoire de ceux qui sont tombés lors de notre glorieuse Croisade ». Par conséquent, il n’était pas question initialement d’honorer la mémoire des « Rouges ». Cependant, la mauvaise réputation du monument chez les militants de la mémoire tient surtout aux conditions particulières de sa construction. Cependant, en l’espèce, comme pour les évènements de Guernica, les thèses historiques sont tellement contradictoires qu’il est difficile de faire le point sur ce qu’il s’est réellement passé. L’abbaye du Valle de los Caídos reconnaît que des prisonniers politiques furent employés entre 1942 et 1950, mais sans pour autant préciser les effectifs (« une minorité quoique significative ») ni accréditer les thèses relatives à des conditions de vie épouvantables[28]. Pour certains, la construction du complexe aurait au contraire requis le travail massif de milliers de prisonniers politiques à la limite de la servitude et mourant massivement de maladies[29]. Pour le député Joan Tarda (ERC), cela justifierait que le coût des exhumations des dépouilles « républicaines » soit supporté par les entreprises qui eurent recours à de la main d’œuvre prisonnière[30]. Le parlementaire profita d’une séance parlementaire pour stigmatiser une entreprise qui ne commença à intervenir sur le chantier qu’en 1950, c’est-à-dire l’année à partir de laquelle seuls des travailleurs libres furent employés. Si le chiffre de 20 000 prisonniers est fréquemment avancé[31], pour un auteur comme Juan Blanco, édité par la maison d’édition pro-franquiste Fuerza Nueva, il s’agirait au contraire d’une exagération manifeste[32]. Le journaliste Alfredo Amestoy, quant à lui, avance même le chiffre étonnant de 243 prisonniers sur un total de 2 643 ouvriers[33]. Quoi qu’il en soit, les deux bords s’accordent sur le fait que les prisonniers travailleurs étaient volontaires et bénéficiaient du régime de réduction de peines par le travail qui avait été institué par le décret du 28 mai 1937 par le gouvernement provisoire de Salamanque. De ce fait, à partir de 1950, seuls des travailleurs libres œuvraient sur le chantier ; parmi eux, des ex-prisonniers politiques ayant purgé intégralement leur peine.
Bien qu’il soit difficile de trancher en faveur d’une thèse plutôt que d’une autre, les points de consensus nous amènent à nous poser la question suivante. Peut-on encore parler de monument « franquiste » alors que tant de républicains y sont enterrés et que de nombreux opposants au régime participèrent à sa construction ? L’ouverture prétextée par la propagande du régime, qui le dédia à tous les morts de la Guerre Civile, lors de son inauguration le 1er avril 1959, n’est-elle pas une défaite de Franco qui ne réalisa jamais complètement son vœu initial ? Accueillant des républicains faute de nationaux en nombre suffisant, la basilique catholique est de facto un mausolée à la mémoire de toutes les victimes catholiques de la Guerre Civile. Pour ce qui est de non-catholiques, ce « baptême forcé » post mortem peut poser problème à leurs familles qui sont tout à fait fondées à dénoncer le non-respect des croyances de leurs défunts.
Chose inimaginable dans les premières années de la transition démocratique, des militants de gauche vinrent manifester sur place, à l’occasion du trente-cinquième anniversaire de la mort de Franco, pour demander la destruction de la croix monumentale qui surplombe la basilique chrétienne. Selon José Maria Pedreño, président de la Federación Estatal de Foros por la Memoria, le Valle de los Caídos serait « le dernier monument d’exaltation du fascisme en Europe ».[34] Une telle affirmation, qui illustre bien la difficulté de conceptualiser le monument catholique indépendamment du contexte politique, est d’autant plus difficile à soutenir quand on sait que le sculpteur officiel du chantier, Juan de Ávalos, fut l’un des tout premiers membres du PSOE et qu’il vécut une partie de sa vie en exil au Portugal.[35] Pourtant, le militant de la mémoire va plus loin en déniant tout caractère catholique au monument[36], oubliant au passage que l’abbaye consacrée par Pie XII fut érigée au rang de basilique par le pape Jean XXIII et qu’une communauté de moines bénédictins est chargée d’y célébrer des offices religieux. De telles revendications furent prises suffisamment au sérieux pour que le gouvernement, par l’intermédiaire de Ramón Jáuregui, ministre de la Présidence du gouvernement socialiste de Rodríguez Zapatero, doive assurer que le monument conserverait sa croix et son monastère bénédictin quoiqu’il advienne[37].
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Conclusion
La lecture des autres dispositions de la loi de mémoire démocratique tend à accréditer la thèse selon laquelle l’objectif du législateur ne résidait pas tant dans l’apaisement des mémoires de vaincus, mais plutôt dans l’effacement des tout ce qui pourrait rappeler de près ou de loin le souvenir du camp national et du franquisme dans l’Espagne contemporaine (changement de noms de rues, déchéances des titres de noblesse conférés aux cadres du régime, suppression d’honneurs divers de façon rétroactive…). Au-delà du caractère fragile de cette politique, qui pourrait être remise en cause par des alternances ou une évolution des mentalités avec le temps, se pose avec acuité la question de notre regard face aux traces laissée par l’histoire. Sous la pression de groupes militants radicalisés, le risque est en effet grand que le politique cède à la tentation d’étendre la damnatio memoriae à tout régime ou institution présentement « jugée » sinon néfaste, du moins oppresseur. Tandis que la même opinion publique s’est émue du dynamitage des bouddhas de Bamyan par les Talibans ou les destructions volontaires de Palmyre, vestiges impies aux yeux des coupables, il convient sans doute d’ouvrir une réflexion dépassionnée quant aux risques encourus par le patrimoine culturel au nom du politiquement correct.
[1] Fondés par Manuel Fraga Iribarne, ancien ministre de l’Information et du tourisme de Franco (NdA).
[2] Antoine-Louis de Prémonville, Chronopathie. La crise mémorielle et ses lois dans l’Espagne contemporaine de 1931 à nos jours, Thèse de doctorat soutenue à l’université Jean-Moulin Lyon 3, 2012, 622p., p.131-134.
[3] “Defensa mantendrá un cuadro de Franco en dependencias militares porque no exalta su figura”, El Plural, 23 février 2009.
[4] “Retirar los símbolos del franquismo sería mutilar”, El Comercio, 5 septembre 2006.
[5] M. Moro, “IU acusa a Migoya de « insultar a la izquierda » con su postura sobre los símbolos franquistas”, El Comercio, 06 septembre 2006.
[6] M. Moro, “Migoya afirma ahora que los símbolos franquistas le « repugnan » y que retirara todos los que no dañen la arquitectura”, El Comercio, 07 septembre 2006.
[7] Le puriste pourra objecter que Ferdinand d’Aragon étant roi de Sicile, il faudrait mettre les armes de la Sicile en lieu et place de celles de la Navarre pour être conforme à la réalité historique. Cette modification se justifie néanmoins par la volonté de représenter l’Espagne tout entière.
[8] D’où la devise latine : “ sub umbra alarum tuarum protege nos” (protège-nous à l’ombre de tes ailes).
[9] Plus rare, le fenouil fut également employé par les Rois Catholiques car son initiale correspondait à leurs prénoms dans leurs langues respectives (ynojo en castillan, fenojo en aragonais), comme en témoignent ces vers du poète aragonais Pedro Marcuello : “Llámala Castilla ynojo,/ ques su letra de Ysabel/ y de Ihesus Hemanuel;/ llámale Aragon fenojo ques su letra de Fernando y deste las dos de un vando.” Luis Suárez Fernández, Isabel la Católica desde la Academia, Real Academia de la Historia, 2005, p.136.
[10] José María Cardesín, « Que faire de la statue de Franco ?. Mémoire historique et action politique à Ferrol (Espagne) », Histoire urbaine 2002/2, n° 6, p. 134.
[11] Ibid., p. 146-147.
[12] Ibid., p. 139.
[13] Ibid., p. 140. Le 20 mai 2001, des membres du groupe Izquierda castellana repeignirent en rouge la statue de Franco sise Paseo de la Castellana. À cette occasion, la municipalité demanda « l’intervention énergique de la police locale de manière à faire échouer l’action, à faire emprisonner et à faire condamner les activistes à des amendes. »
[14] Ibid., p. 141.
[15] Ibid.
[16] Ibid., p. 139.
[17] Il est intéressant de noter la différence de traitement radicale d’un même évènement selon les sources. Lors du trente-cinquième anniversaire du décès de Franco, le journal El Mundo a vu « un groupe de franquistes commémorant la mort du dictateur », tandis qu’El País décrit des « groupes néonazis » haineux ; les menaces de finir « comme à Paracuellos » (célèbre massacre commis par le camp républicain) ne doivent être prises que comme des provocations d’éléments incontrôlés. “Tensión en el Valle de los Caídos entre vivas a Franco y gritos contra el olvido”, El Mundo, 20 novembre 2010. Natalia Junquera, “Máxima tensión en el Valle de los Caídos entre neonazis y defensores de la Memoria Histórica”, El País, 20 novembre 2010.
[18] “El Congreso da al Gobierno 6 meses para retirar los símbolos franquistas”, El Plural, 23 avril 2009.
[19] Ildefonso Olmedo Julio Valdeón Blanco, “¡Rojos enterrados con Franco!”, El Mundo, 19 septembre 2004.
[20] Natalia Junquera, “El gobierno elaborará un censo de los republicanos enterrados en el Valle de los Caídos”, El País, 30 septembre 2009.
[21] Natalia Junquera, “33.832 personas están enterradas con Franco en la mayor fosa común”, El País, 27 mars 2010.
[22] Natalia Junquera, “El gobierno concluye que es “imposible” exhumar a los republicanos enterrados con Franco”, El País, 4 mai 2011.
[23] Diego Barcala, “El Gobierno hará del Valle de los Caídos un lugar de memoria”, Publico, 20 décembre 2010.
[24] Les obsèques du général Franco, qui souhaitait être enterré au Pardo, nécropole royale, eurent lieu au Valle de los Caídos sur décision du roi et du gouvernement.
[25] Natalia Junquera, “El reto maldito de arrebatar a Franco el Valle de los Caídos”, 23 septembre 2010.
[26] Le témoignage neutre du père abbé du Valle de los Caídos, dom Anselmo Álvarez, dont plusieurs membres de sa famille ayant lutté dans les deux camps sont enterrés dans l’ossuaire de la basilique, mérite d’être écouté. “El Valle de los Caídos, una memoria de España”, Hispanorama, n°525-03, RTVE, 07 février 2011.
[27] Decreto de 1 de Abril 1940, disponiendo se alcen Basílica, Monasterio y Cuartel de Juventudes, en la finca situada en las vertientes de la sierra de Guadarrama (El Escorial), conocida por Cuelgamuros, para perpetuar la memoria de los caídos de nuestra gloriosa Cruzada. La dimensión de nuestra Cruzada, los heroicos sacrificios que la Victoria encierra y la trascendencia que ha tenido para el futuro de España esta epopeya, no pueden quedar perpetuados por los sencillos monumentos con los que suelen conmemorarse en villas y ciudades salientes de nuestra historia y los episodios gloriosos de sus hijos.
[28] « Les travaux de construction impliquèrent principalement des travailleurs libres ainsi qu’un pourcentage plus faible, bien que significatif, de prisonniers. Ces derniers, entre les années 1942 et 1950, étaient placés sous un régime de réduction de peine. Leur présence se justifie par l’organisation du système pénitentiaire espagnol où existait un dispositif de « rédemption par le travail », sous la direction d’un Conseil Central d’Administration qui recueillait les demandes de volontariat des détenus désireux d’obtenir une réduction de leur peine par ce biais, tout en percevant un salaire égal à celui des travailleurs libres, et de disposer d’une série d’avantages (sécurité sociale, liberté de mouvement accrue, traitement comparable à celui des travailleurs libres, visite de leur famille, meilleure alimentation, etc.) Certains d’entre eux continuèrent d’ailleurs à y travailler librement une fois leur peine purgée. »
Site officiel de la Abadía de la Santa Cruz del Valle de los Caídos, http://www.valledelosCaídos.es/monumento/historia, consulté le 07 juin 2011 (lien mort). La RTVE évoque “des milliers de prisonniers”, ajoutant qu’il serait impossible de donner un chiffre précis. “El Valle de los Caídos, una memoria de España”, op. cit.
[29] Isaías Lafuente, Esclavos por la patria, Temas de hoy, Booket, Madrid, 2003. Le principal témoignage infirmant cette thèse est celui d’Angel Lausin, l’un des médecins du chantier. “En tant que médecin du Conseil des travaux du Monuments, je me suis occupé de tous les ouvriers des différentes entreprises qui y ont travaillé. Là-bas, il y eut des accidents, des malades, des accouchements, bref, de tout. Cependant, en ce qui concerne les blessés graves, un transport par ambulances était organisé […]. Ils étaient amenés à la Clinique du Travail qui se trouvait rue de la Reina Victoria […]. Il y eut quatorze morts tout le temps que durèrent les travaux, période durant laquelle je me suis trouvé là-bas pratiquement tout le temps. » Cité in Daniel Sueiro, El Valle de los Caídos: Los secretos de la cripta franquista, Argos Vergara, 1983, p.73. (Traduction de l’auteur).
[30] Iñigo Aduriz, “ERC plantea que las constructoras del Valle de los Caídos paguen las exhumaciones”, Publico, 12 mai 2011.
[31] Salomé García, “Los supervivientes de los 20.000 presos que levantaron el llamado Valle de los Caídos exigen que se sepa que lo construyeron ellos”, El Periódico de Catalunya, 5 janvier 2005.
[32] Juan Blanco, Valle de los Caídos, ni presos políticos, ni trabajos forzosos, Fuerza Nueva, 2009.
[33] Alfredo Amestoy, “La cara y la cruz del Valle de los Caídos”, Fundación José Antonio, http://www.fundacionjoseantonio.es/doc/0507-amestoy.pdf, consulté le 29 août 2023.
[34] “Tensión en el Valle de los Caídos entre vivas a Franco y gritos contra el olvido”, El Mundo, 20 novembre 2010.
[35] La notoriété de l’œuvre d’Avalos dépasse les frontières de l’Espagne, comme en témoignent les nombreux honneurs prestigieux qu’il reçut dans le monde entier (Russie, Salvador, Équateur, Venezuela, Iran, etc.). Fundación Juan de Ávalos, http://www.fundacionjuandeavalos.es/biografia.htm, consulté le 29 août 2023.
[36] “Ha exigido que se desacralice, ya que la gran cruz que lo preside « no es una referencia del cristianismo, sino del poder franquista », « una cruz más de castigo y de prepotencia » y que el monumento se reforme en un memorial democrático ».” “Tensión en el Valle de los Caídos entre vivas a Franco y gritos contra el olvido”, El Mundo, 20 novembre 2010.
[37] Natalia Junquera, “El Valle de los Caídos mantendrá su gran cruz”, El País, 31 mai 2011.