<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Occident vu d’Orient.

9 septembre 2023

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Ibrahim Kalin, conseiller principal du président turc Recep Tayyip Erdogan. (AP Photo/Emrah Gurel)/XLP109/19292720730378//1910192216

Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

L’Occident vu d’Orient.

par

Vu d’Orient, l’Occident et sa propension à détenir la vérité universelle agacent. Ibrahim Kalın, idéologue islamo-conservateur et nouveau chef du renseignement turc, dénonce une civilisation qui en raison même de sa nature exclusive marginaliserait toutes les autres.

Article paru dans le numéro 47 de septembre 2023 – Occident. La puissance et le doute.

La scène se déroule lors d’un voyage officiel du président turc au Pakistan. Assis sur les sièges de l’avion, Recep Tayyip Erdoğan et İbrahim Kalın devisent. À brule-pourpoint, ce dernier annonce que son livre Ben, Öteki ve Ötesi (Moi, l’autre et ailleurs) vient d’être traduit en mandarin à la demande du vice-Premier ministre chinois. Ironiquement, Erdoğan rétorque : « Alors tu tournes le coin[1]. » Une expression turque difficilement traduisible qui signifie devenir riche sans effort. En effet, si un Chinois sur 1 000 achète le livre, il s’en écoulerait un million d’exemplaires… Au-delà du trait d’humour, l’anecdote est révélatrice à plus d’un titre. Longtemps, l’Occident s’est habitué à voir le monde selon son propre prisme. Aujourd’hui, les puissances émergentes se mettent elles aussi à réfléchir. Les humiliés de l’histoire font front commun. Turcs, Chinois, Indiens élaborent une autre vision du monde où l’Occident ne serait plus le point de départ et d’arrivée de toute chose.

L’éminence verte d’Erdoğan

Né en 1971, Ibrahim Kalın est originaire d’Erzeroum, aux confins orientaux de la Turquie. Beaucoup d’observateurs s’interrogent sur d’éventuelles racines kurdes[2]. À la fin des années 1980, alors que la Turquie émerge de la junte militaire, le jeune Kalın s’inscrit en littérature à l’université d’Edibiyat à Istanbul. À vrai dire, il n’est pas un étudiant très assidu, car il est accaparé par ses engagements militants. Kalın prête sa plume à une publication islamiste, Yeryüzü. Un journal qui, fait notable dans un pays sunnite, porte au pinacle la révolution iranienne[3]. Aboutissement de son cursus universitaire, il décroche le titre de docteur après une thèse sous la direction du philosophe iranien Seyyed Hossein Nasr, à l’université George Washington. Ce dernier lui fait découvrir la pensée pérénialiste (René Guénon, Ananda Coomaraswamy, Frithjof Schuon). Le pérénialisme exalte un ordre traditionnel que la modernité aurait altéré.

Encore inconnu au début des années 2000, Kalın acquiert une notoriété qui doit très peu à la parole, mais beaucoup à l’écrit. En sus de sa carrière universitaire, il est l’un des auteurs en vue de la revue Yarın. Publication eurasiste originale qui, outre une tonalité conservatrice antilibérale, s’élargit à des contributeurs kémalistes critiques de l’Occident[4]. À l’orée 2010, les purges qui épurent l’appareil d’État de la confrérie Gülen propulsent sa carrière. Polyglotte confirmé, Kalın parle quatre langues et s’impose comme l’un des responsables les plus avertis des questions internationales. Dès lors, quoi d’étonnant à ce que Erdoğan en fasse son porte-parole puis son principal conseiller ?

Kalın a eu ainsi des entretiens de haut niveau avec le conseiller à la sécurité nationale de la Maison-Blanche, Jake Sullivan, et a supervisé les négociations d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. Fort de son intimité avec Erdoğan, Kalın devient à la suite d’Hakan Fidan le directeur du MIT, (Millî İstihbarat Teşkilatı – Service de renseignement national), les services secrets turcs.

De toutes les publications de Kalın, un ouvrage se détache, Moi, l’autre et ailleurs (2016)[5]. Il connaît un vrai succès de librairie avec plus de 20 rééditions dans un pays où le livre est à la peine. L’auteur part d’un postulat simple : partout où il y a un « je », il y a aussi « l’autre ». Ce constat s’applique aussi aux civilisations et à leurs rapports. Ce premier principe énoncé, il introduit le deuxième point de sa démonstration. L’Occident s’effraie de l’Islam et en retour le monde musulman s’estime victime d’une modernisation à marche forcée. À ce stade, la thèse de l’auteur devient claire. À chacun de se remettre en cause, à commencer par l’Occident, et peut-être sera-t-il possible de construire un monde meilleur.

A lire aussi

La politique étrangère menée par Erdogan

Un Occident exclusiviste

Si l’on prend le mot à sa racine, l’Orient, c’est ce qui se situe à l’est, donc d’un point de vue européen, là où se lève le soleil (orior). Employer le mot Orient revient à se placer en Europe et admettre son appartenance à l’Occident (occidens signifie se coucher, le soleil couchant). L’Occident serait au centre du monde et l’Orient aux marges. En d’autres termes, l’Orient serait avant tout qu’une construction (l’autre) inventée par et pour l’Occident. Or, c’est justement cette approche occidentalo-centriste que Kalın réfute. Au départ, en terre d’Islam, l’Occident ne signifie rien. Il y a les Francs, les Germains, les Vénitiens, les juifs et les chrétiens. Le monde musulman lui-même se perçoit comme la Oumma du milieu, à égale distance de l’Orient et de l’Occident. Comme le proclame le Coran : « Dieu est descendu à l’Est et à l’Ouest, où que l’on se tourne Dieu est là[6]. » D’ailleurs, l’Europe qui se définit comme l’Occident n’est en réalité que l’extrême prolongation de la masse asiatique. Grâce à ce terme, l’Occident accentue sa centralité et du même coup « gagne la définition des limites de l’espace géographique[7] ». Encore aujourd’hui, poursuit Kalın, l’Occident moderne travaillerait à sanctuariser cet espace en altérisant l’islam et les musulmans.

Pour l’Europe, estime Kalın, l’Orient et le monde musulman ont été vus comme l’autre, à partir du moment où l’islam a surgi sur la scène historique. Au Moyen Âge, l’islam apporte à l’Europe une justification ontologique. Mahomet tend aux Européens le miroir de l’altérité. Kalın s’appuie sur les travaux de l’historien belge Henry Pirenne (1862-1935). Celui-ci relie l’émergence de l’Europe avec ses frontières actuelles à la menace de l’islam venue du sud. Face à cette ombre portée, Charlemagne a réuni Francs, Lombards et Germains pour devenir le premier véritable empereur européen. Sans Mahomet, il n’y aurait pas eu de Charlemagne et sans islam pas d’Occident[8]. Et au cœur même des relations, Islam-Occident se trouve la Turquie. Lorsque l’on dit aux Européens : « Quatre cents ans de présence musulmane, ils pensent Ottomans, lorsque l’on dit Coran, ils comprennent la Bible des Turcs. La peur du Turc musulman a aussi bien guidé Martin Luther que Christophe Colomb[9]. »

Mais aux yeux de Kalın, l’Occident incarne d’abord une idée. À l’origine, la pensée européenne prend ses racines dans la philosophie grecque et la théologie chrétienne du Moyen Âge. Jusqu’à la Renaissance, la pensée occidentale garde quelques prévenances à l’égard d’une raison individuelle qui chercherait à tout expliquer. La rupture intervient avec Descartes et les Lumières.

Le « subjectivisme radical » qu’introduit l’auteur du Discours fait table rase de toute tradition. Finalement, une seule chose résiste au doute : la certitude du sujet qui vire à « l’hypertrophie du moi[10] ». Il permet d’affirmer que la science est un champ illimité d’expansion, à la seule condition que l’on s’affranchisse d’abord des legs du passé. Un modèle parfaitement transposable en politique.

De la Révolution française à la révolution kémaliste, on retrouve le même mécanisme : le passé est dénigré, puis tout est ramené à l’individu, ensuite la société est reconstruite ex nihilo. Toutefois, note Kalın, il y a paradoxalement autant de ruptures que de continuités entre la pensée occidentale traditionnelle et sa version moderne. Il serait « faux de considérer le sécularisme européen comme indépendant du christianisme[11] ». Les conditions qui ont permis l’émergence d’une vision du monde laïc prennent largement leur source dans le christianisme avec lequel il y a à la fois une profonde césure et une synthèse. Ainsi, le christianisme, comme les philosophes du XVIIIe siècle, se réfère à la raison. Ce qui revient à soumettre à l’examen critique toute croyance, toute valeur sacrée. Par exemple, rappelle Kalın, les écrits de Jean Damascène (675-749) font de Mahomet un faux prophète. Au XXIe siècle, ce droit à la recherche de la vérité se retrouve dans la polémique de Ratisbonne. À cette occasion, Benoît XVI accuse l’islam d’être « la religion de l’épée ». Une croyance qui se répandrait à la force du glaive, incapable de convaincre les cœurs en faisant appel à la raison[12]. Par conséquent, souligne Kalın, l’Europe qu’elle soit chrétienne ou laïque sait s’unir quand il s’agit du monde islamique. Les querelles sur la famille, le genre, la place de la femme laissent place à l’union sacrée. D’ailleurs, rappelle le théoricien islamo-conservateur, la journaliste italienne Oriana Fallaci se définissait elle-même comme une « athée chrétienne ».

En vérité, le principal point de tension entre l’islam et l’Occident concerne leur universalisme commun. Tous les deux prétendent à la vérité ultime. Mais là où l’islam serait inclusif, l’Occident lui serait exclusif. Kalın rappelle à ce titre l’exemple de l’Andalousie médiévale « havre de paix et de multiculturalisme » victime de la Reconquista des rois catholiques[13]. À l’époque moderne, le « sécularisme occidental universel » accouche logiquement du colonialisme européen[14].

A lire aussi

Russie et Turquie, un défi à l’Occident

Sainte-Sophie : une église partagée entre l’Orient et l’Occident. OleksandrPidvalnyi (c) pixabay

Un Occident prédateur

À partir de la Renaissance, le choc n’oppose plus seulement l’Occident et l’Islam, mais bel et bien l’Occident et le reste du monde[15]. Il y a d’un côté les sociétés traditionnelles comme l’Empire ottoman qui repose sur l’idée d’un ordre éternel d’essence divine. L’islam fixe les limites à ne pas franchir, à ne pas transgresser. Les novations sont donc observées avec soupçon, car susceptibles d’abîmer cet ordre intangible. De l’autre côté, l’Europe substitue au regnum Dei le regnum Hominis[16]. C’est la modernité. Elle proclame que c’est dans l’individu que se trouve la finalité de toute existence. L’autonomie de l’être, la satisfaction de ses désirs deviennent l’alpha et l’oméga de toute chose. Ce processus d’émancipation débouche sur le déclin des croyances, la fin de l’absolutisme et la sacralisation de la science.

À cela s’ajoute un choc géopolitique. Les grandes découvertes précipitent la suprématie occidentale sur le globe. Le verrou ottoman qui contenait l’Europe cède ou est contourné. L’Occident sûr de sa supériorité technique se répand sur le monde. L’autre, dès lors, n’a plus uniquement le visage du musulman, mais du Chinois, de l’Indien, de l’Amérindien ou de l’Africain.

L’Occident, qui se considère comme le moteur de l’histoire et donc de toute évolution, voit en l’autre un « primitif à civiliser[17] ». Comme l’Europe est le centre nerveux des sciences modernes de l’anthropologie à l’archéologie, elle fournit la matière qui affirme sa prépondérance. C’est ce que porte au nu Rudyard Kipling (1865-1936) dans Le Fardeau de l’homme blanc. Kalın présente ce poème comme la quintessence de l’Occident moderne. L’homme blanc serait investi, à la manière du Christ, d’une mission rédemptrice envers l’humanité.

À charge pour lui de supporter le fardeau des sociétés arriérées et de les amener à la civilisation. Quitte à utiliser la force. Que signifie les « guerres de la paix » que célèbre Kipling ? Sinon, que pour faire des primitifs des hommes, la violence est un mal nécessaire. Du « fardeau de l’homme blanc » au mondialisme actuel, poursuit Kalın, il n’y a qu’un pas[18]. Pour Kalın, l’homme global des sociétés occidentales se réduit à un être atrophié, privé de ce qui fait son humanité même : la diversité culturelle.

L’Occident est le foyer originel d’où tout est parti, d’où la modernité a jailli. Elle a rendu les musulmans et la plupart des peuples de la planète étrangers à leur histoire, à leur plus longue mémoire. Les sociétés extra-européennes vivraient dans la schizophrénie. En Turquie, l’alphabet est latin, le calendrier grégorien, le repos dominical tandis que le droit est un pur décalque des codes européens. Comme si l’accès à la science et à la technique passait forcément par le rejet de son identité. S’occidentaliser reviendrait à renier son moi profond pour devenir l’autre, l’occidental. « Anglais, Français, Italiens n’occupent pas seulement les terres d’Islam, ils produisent des élites idéologiques et politiques coupées de la tradition classique de l’islam[19]. » Victime d’une véritable lobotomie, le monde musulman s’est condamné au désespoir et à la violence. Dans les esprits, poursuit Ibrahim Kalın, l’Occident prend la forme de la « désastreuse expédition américaine en Irak et du cauchemar de la prison d’Abu Graib. Elle construit sous la même forme la perception de l’Occident des terroristes d’Al-Quaïda et forme finalement l’arrière-fond des attaques terroristes des rues de Paris et de Londres[20] ».

Si la charge de Kalın contre l’Occident est rude, l’auteur ne sombre pas pour autant dans l’imprécation victimaire. Sur plusieurs points, il nuance. Tout d’abord, les relations Islam-Occident n’ont pas toujours été conflictuelles. Guerres et échanges ont alterné. Kalın s’attarde ainsi sur la Sicile médiévale. Par ailleurs, réalistes, chrétiens et musulmans ont pu ponctuellement s’entendre. L’alliance de revers de Charlemagne avec le calife de Bagdad Haroun al-Racchid (765-809) contre Byzance marque un exemple parmi d’autres[21].

Surtout Kalın estime que l’anti-occidentalisme à tout crin est une impasse. Bien entendu, la tension entre un passé glorieux et un présent médiocre génère chez les musulmans de l’aigreur. Mais faire de l’Occident le bouc émissaire de toute chose serait stérile. Une telle attitude condamnerait les musulmans à la paresse victimaire. Or, Kalın en est certain, la capacité du monde islamique à construire sa voie particulière dépend de l’élimination de cette mentalité. Un monde islamique qui deviendrait le sujet de sa propre histoire, et non plus l’objet des autres, serait non seulement en paix avec lui-même, mais aussi avec le reste de la planète[22].

En définitive, compte tenu de l’histoire, les sociétés islamiques et occidentales doivent « se regarder dans le miroir et se demander des comptes simultanés[23] ». Toutefois, du fait de l’asymétrie qui existe entre l’Occident et le reste du monde, entre dominants et dominés, une civilisation devra rendre plus de comptes que d’autres. Kalın appelle donc à une refonte de l’ordre mondial, un ordre qui ne serait plus aux mains des mêmes puissances. Les Occidentaux croient sincèrement que le monde serait meilleur si l’humanité entière adoptait leurs professions de foi libérales-libertaires. Kalın lui est convaincu du contraire : « Le sens d’un ordre mondial juste, participatif et égalitaire n’est pas que tout le monde pense et vive de la même manière, mais que des visions différentes manifestent la volonté de coexister[24]. »

A lire aussi

Podcast : La Renaissance de l’Occident. Philippe Herlin

[1] Cumhuriyet, 1 mars 2017, « Erdoğan’dan İbrahim Kalın’a: Artık köşeyi dönersin ».

[2] Sonhaberler, 7 juin 2023, « İbrahim Kalın Arap mı, Kürt mü? », (« İbrahim Kalın est-il arabe, est-il Kurde ? »)

[3] Nordic Al-Monitor, 4 juin 2023, « Presidential Spokesman Ibrahim Kalın admired Khomeini, praised Iranian Revolution ».

[4] Vügar İmanov, Avrasyacılık: Rusya’nın kimlik arayışı, (Eurasisme : À la recherche de l’identité russe), Küre Yayınları, Istanbul, 2008, p. 335.

[5] İbrahim Kalın, Ben, Öteki ve Ötesi, Islam-Batı İlişkileri Tarihine Giriş, (Moi, l’autre et ailleurs, Introduction historique aux relations islamo-occidentales), Insan, Istanbul, 2019.

[6] Ibid. p. 17.

[7] Ibid. p. 15.

[8] Ibid. p. 158.

[9] Ibid. p. 19.

[10] Ibid. p. 458.

[11] Ibid. p. 42.

[12] Ibid. p. 16.

[13] Ibid. p. 155-189.

[14] Ibid. p. 43.

[15] Ibid. p. 355-407.

[16] Du règne de Dieu au règne de l’homme.

[17] Ibid. p. 21.

[18] Ibid. p. 22.

[19] Ibid. p. 51.

[20] Ibid. p. 16.

[21] Ibid. p. 83.

[22] Ibid. p. 22.

[23] Ibid. p. 453.

[24] Ibid. p. 23.

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Ibrahim Kalin, conseiller principal du président turc Recep Tayyip Erdogan. (AP Photo/Emrah Gurel)/XLP109/19292720730378//1910192216

À propos de l’auteur
Tancrède Josseran

Tancrède Josseran

Diplômé de Sorbonne-Université, il est chercheur associé à l’Institut de stratégie comparé.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest