<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Occident : primauté de la personne et de l’état de droit

20 septembre 2023

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Vue romantique de Rome. (c) wikipedia

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L’Occident : primauté de la personne et de l’état de droit

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L’Occident se définit par des concepts qui forment sa nature et son essence : maîtrise de la logique et de la raison ; distinction de la nature et de la norme ; état de droit et primauté de la personne humaine. Ces concepts ont été synthétisés par trois villes, qui éclairent les lieux de l’Occident.

Article paru dans le numéro 47 de septembre 2023 – Occident. La puissance et le doute.

Au fondement de l’Occident réside la reconnaissance de l’être humain comme une personne. C’est-à-dire un être humain doué d’une personnalité propre, qui le distingue des autres personnes tout en ayant la même nature qu’eux, d’où l’égalité naturelle qui les unit. La personne humaine ne peut exister que dans un état de droit, et qui dit droit dit législateurs pour le produire et juges pour le faire respecter. La personne est maîtresse d’elle-même et responsable de ses actes, ce qui suppose la propriété privée et la responsabilité. Être de relation, la personne ne peut exister qu’en lien avec d’autres, ce qui est à l’origine des amitiés politiques et sociales, donc de la famille, de la cité et des relations internationales. Le politique, l’économie, la culture, les échanges reposent sur cette idée première de primauté de la personne, de respect du droit et des libertés fondamentales. Autant de critères qui distinguent la civilisation occidentale des autres cultures. Des critères qui définissent son être et son essence, et qui expliquent aussi pourquoi elle a connu un tel développement technique et culturel.

Une lente construction historique

Rien de cela n’est naturel. Cette morphogenèse culturelle s’établit dans une lente construction historique qui connaît une accélération avec la civilisation des Hébreux et celle des Grecs. Les Romains ont récapitulé les apports de Jérusalem et d’Athènes, la Rome antique s’est ensuite poursuivie dans la Rome chrétienne[1].

Au fondement est le logos, la logique, la raison, c’est-à-dire la capacité à comprendre le monde, à le lire, à l’analyser. La nature n’est pas inintelligible, elle n’est pas secrète, elle n’est pas soumise aux caprices des dieux et des esprits. Ses principes de fonctionnement peuvent être compris et démontrés, comme une grande mécanique dans laquelle l’intelligence humaine peut entrer. D’où la possibilité de mesurer le temps, de calculer la circonférence de la Terre, de développer la médecine, de maîtriser l’architecture et l’optique. C’est la fin de la magie et de la superstition, omniprésentes dans l’œuvre d’Homère, mais absentes de celle de Thucydide. Si la nature peut être comprise et décryptée, alors elle peut aussi être maîtrisée et améliorée. D’où l’essor de la technologie et des sciences. Cette maîtrise de la nature « naturelle » aboutit à la connaissance de la nature humaine, cadre nécessaire pour la création et le développement de la cité (polis). Celle-ci n’est pas seulement un regroupement de personnes, c’est d’abord et avant tout un cadre juridique où s’exerce une loi (nomos) qui est débattue, discutée, défendue. La politique perd de son essence communautaire pour devenir davantage un rapport de personne à personne. Désormais, la politique respecte la personne, elle l’individualise au sein du groupe, il n’y a plus de fusion de la personne dans le groupe. Il ne s’agit plus d’une société tribale ou holiste, mais d’une société où la liberté de la personne peut subsister et se manifester.

Là réside l’origine de l’état de droit, essentiel pour le déploiement d’une politique qui ne soit pas fondée sur la tyrannie et l’arbitraire d’une personne ou d’une minorité.

Rome a repris et poursuivi le travail de création civilisationnel entrepris par les Grecs. Les Romains ont donné une nouvelle dimension au droit, en l’ancrant au cœur de la cité. Ils ont fourni une langue, qui est aussi une façon de penser, une structure philosophique et logique et ont permis, par leur empire, la diffusion de la romanité au-delà de ses terres originelles.

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L’apport chrétien

À cela s’ajoute l’eschatologie biblique, fruit du peuple hébreux. C’est l’immixtion de la charité, de la notion de sacrifice comme un acte personnel qui est d’abord don de soi en vue d’un bien plus grand, l’établissement des Tables de la Loi, qui reconnaissent la primauté et l’unicité de la personne humaine. Le fait que Moïse puisse contempler Dieu face à face et qu’il soit appelé par son nom signifie qu’il possède désormais une personnalité propre qui le sort d’une foule indistincte et d’un troupeau niveleur. Plus tard, c’est le Christ qui appelle les personnes par leur nom, une par une, signifiant ainsi qu’elles ne sont pas fondues dans la masse. L’eschatologie biblique apporte en outre la notion d’un temps linéaire. Il y a désormais un commencement, puisque Dieu est créateur de la terre et des animaux et il y a une fin : la fin des temps avec le retour du Christ. Si le temps est linéaire et non pas cyclique, comme chez les Grecs, alors il peut y avoir un progrès (mais aussi un déclin). L’homme s’inscrit dans une chaîne de l’histoire, il est héritier du temps passé et responsable du temps futur. Il se doit donc de protéger, de sauvegarder et de faire croître le patrimoine reçu de ses ancêtres. Cela explique pourquoi il y a en Occident cette importance apportée à la conservation (des monuments, des traditions) couplée à l’importance tout aussi grande de progresser, de créer, de découvrir. Une tension perpétuelle entre le passé et le futur qui donne le sens profond du présent. C’est l’essence même de la modernité, le transitoire dans l’éternel, notion propre à l’Occident.

Au cœur de l’Occident brille le logos.

Le christianisme apporte une autre nouveauté de taille : la distinction (qui n’est pas la séparation) entre l’Église et l’État, c’est-à-dire ce qui relève du domaine du spirituel et ce qui relève du domaine du temporel. Cette distinction permet de séparer les pouvoirs du pontife et de l’empereur, donc de créer une concurrence entre les deux et d’éviter le monopole d’une des parties, monopole qui aboutirait à la tyrannie. C’est cela que l’on nomme « démocratie ». Non pas un système politique reposant sur le vote, comme on le réduit trop souvent, mais un état social et culturel où la personne humaine voit ses libertés fondamentales respectées et le pouvoir politique mis au service des personnes. C’est ce que l’on nomme également « état de droit », c’est-à-dire un état social où le droit est respecté.

Cette longue mise en place ne s’est pas faite sans heurt. Souvent, il y a eu des tentations pour un pouvoir spirituel de prendre le contrôle du politique ou, beaucoup plus récent, pour un pouvoir politique de s’arroger aussi le rôle du pouvoir spirituel. Les systèmes totalitaires du XXe siècle sont cela : des régimes qui font de l’État un dieu, tout-puissant et omniscient, qui sacrifie ses membres pour sa croissance et la survie de son pouvoir.

Le souci de l’autre

L’Occident a une autre caractéristique : le fait de s’intéresser aux autres cultures, de chercher à les comprendre et à les connaître. « La curiosité envers l’autre est une attitude typiquement européenne, rare hors d’Europe, et exceptionnelle en Islam[2]. » Cette soif de connaissance est à l’origine de l’essor à travers le monde et du développement de nombreuses sciences, comme la botanique, l’anthropologie, l’ethnologie, etc. qui ont eu pour finalité de découvrir, comprendre, connaître, classer. Avec cela naissent les cabinets de curiosités, les musées, les bibliothèques, les centres de recherche, qui ont pour finalité de mieux connaître les autres cultures. Le risque est de tomber dans le mépris ou le relativisme. Mépris à l’égard de peuples que l’on considérerait comme sous-développés, voire arriérés, et auxquels il faudrait donc apporter les lumières de la civilisation. Relativisme, qui fait mettre tous ces peuples sur le même niveau et l’Occident avec eux, niant par la même les spécificités de l’Occident. C’est un chemin étroit qu’il faut suivre, entre le mépris d’un côté et l’effacement de soi de l’autre. Un chemin étroit qui rencontre la question de l’universalisme et du positionnement de l’Occident à son égard.

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Conscience de sa supériorité d’une part, souci de l’autre d’autre part, ont conduit l’Occident à promouvoir l’universalisme, c’est-à-dire à vouloir exporter ses valeurs vers les autres cultures pour les transformer par la force en d’autres soi-même. Cet universalisme est né d’une erreur de jugement : avoir cru que l’essence de l’Occident ne lui était pas propre, qu’elle n’était pas le fruit d’une lente sédimentation historique et philosophique, mais qu’elle était chose naturelle partagée par tous. Il repose sur la négation de la nature différenciée des cultures. Par la violence, et la coercition, il est alors possible de propager les valeurs et les idées de l’Occident à travers le monde, pour transformer les autres en d’autres soi-même. En somme, du constructivisme social appliqué à l’échelle internationale.

De cet universalisme découle la pensée magique qui pense qu’il suffit de nommer quelque chose pour que cela soit ou bien qu’il soit possible d’intervenir en un lieu pour modifier la nature des peuples y vivant. C’est ainsi, mû par le principe de l’universalisme, que la guerre fut portée en Irak (2003) et en Libye (2011) pour y exporter la démocratie, vue comme la solution à tous les problèmes. C’est aveuglé par l’universalisme que la démocratie a été imposée en Afrique, avec pour conséquence d’enclencher les rivalités ethniques et les massacres qui les accompagnent. Ou bien d’accepter d’ouvrir en grand les portes et les frontières : si l’autre est un autre soi-même, s’il suffit de déclarer l’intégration pour que celle-ci se fasse, un peuple en vaut bien un autre et la cohabitation ne posera pas de problème. Il n’en est rien. Et l’universalisme, qui s’est accompagné d’une démesure de la puissance, a entraîné dans son sillage bien des drames humains et des guerres. C’est lui qui est aujourd’hui rejeté par un grand nombre de peuples, qui veulent bien les conséquences positives de l’Occident, surtout si elles sont matérielles, mais qui ne veulent pas s’occidentaliser.

La fin de l’universalisme voit l’émergence de pays issus d’autres cultures et d’autres civilisations qui veulent désormais rivaliser avec l’Occident. Mais se pose une question, dont le temps donnera la réponse : si le développement économique et scientifique de l’Occident est la conséquence de sa philosophie et de sa vision de l’homme, un pays qui ne partage pas son essence peut-il, malgré tout, connaître un développement économique et matériel ? Jusqu’à présent, la réponse a toujours été non. La Chine et l’Inde, notamment, veulent briser ce cercle et pensent pouvoir connaître un essor scientifique et technique sans partager le personnalisme occidental. À première vue, leur échec est programmé. L’avenir dira s’ils ont réussi à devenir le double de l’Occident, sans s’être occidentalisé. Pour l’Occident, les défis de demain consistent à demeurer lui-même en guérissant ses maux infantiles qui le rongent et son étrange suicide. Si la culture occidentale est supérieure, alors celle-ci doit pouvoir se diffuser non par la violence mais par l’attirance : c’est librement et volontairement que les autres peuples peuvent suivre la voie de l’Occident et non pas sous la menace de l’épée.

[1] Voir à ce sujet Philippe Nemo, Qu’est-ce que l’Occident ?¸ PUF, 2013.

[2] Rémi Brague, Au moyen du Moyen Âge, Flammarion, 2006, p. 254.

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.

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