Analyse de l’Inde, bataille navale et histoire du Maroc, tour d’horizon des livres de la semaine.
Géant méconnu
Olivier Da Lage, L’Inde, un géant fragile, Eyrolles, 16,90€
Alors que la Chine se débat contre les limites de sa stratégie « Zéro Covid » à huis clos, l’Inde de Narendra Modi célèbre cette année le 75 anniversaire de son indépendance, en s’affirmant comme une puissance installée. Cinquième puissance économique ayant dépassé l’ancienne métropole britannique, l’Inde assure la présidence du G20 et entend rééquilibrer le système international en faveur du Sud et d’une accélération de la transition climatique et technologique.
L’ouvrage d’Olivier Da Lage, un des meilleurs spécialistes de l’Inde contemporaine, fait le point sur les atouts et les faiblesses de ce géant de l’Asie du sud qui n’est pas à un paradoxe près. Forte de sa démographie qui est en phase de transition finalisée, le pays s’apprête à devenir le plus peuplé de la planète, puisqu’il comptera en 2050 1,668 milliards d’habitants contre 1,37 milliards pour la Chine. Il y note les mutations accélérées introduites par la présidence du nationaliste Narendra Modi, s’inquiète des dérives sectaires, notamment orientées contre la forte minorité musulmane tout souligne en même temps la résilience de la démocratie indienne et de ses institutions.
Mobilisant une abondante documentation et une cartographie bienvenue, cette stimulante synthèse a le mérite de passer en revue les grands sujets (histoire, économie, société, religions, institutions, politique étrangère …) ainsi que les zones d’ombre. L’occasion de mieux prendre conscience de l’étonnante mosaïque ethno-linguistique dont l’appartenance à l’hindouisme constitue pour beaucoup le ciment national. L’Inde est-elle appelée à devenir un « Pakistan hindou », projet que rejetaient avec force les pères fondateurs Nehru et Gandhi ? Il faut parier sur les conséquences de l’intégration croissante de l’Inde à la mondialisation. La relation paradoxale avec la Chine, à la fois menace et principal partenaire économique, la tradition un brin surannée du non-alignement, qui explique la chorégraphie diplomatique complexe avec les Etats-Unis et la Russie sous fonds de guerre en Ukraine et la gestion de la crise du COVID 19 font l’objet d’une attention particulière. Et de noter que le décalage abyssal entre l’importance stratégique croissante que joue ce pays pour la France et l’intérêt tout relatif que lui accordent nos médias et nos universités.
Tigrane Yégavian
Grande bataille
Jean-Yves Delitte, Les Cardinaux, Glénat, 15.50€
Dommage que ce soit une défaite car la bataille est belle. Plus belle encore sous la main de Jean-Yves Delitte, peintre de marine, qui poursuit ici la série portée par Glénat. Actium, Salamine, Midway, les Malouines, c’est une dizaine de batailles navales qui sont ainsi mises en dessin et racontées, pour le bonheur des yeux et des rêves. Ici, Les Cardinaux, bataille opposant la France de Louis XV à l’Angleterre durant la terrible guerre de Sept ans. Une défaite donc pour la France, mais un plaisir pour la lecture et pour les rêves. Voir les galions, les eaux et les cieux ; les hommes se mouvoir dans les bateaux, plonger dans leur vie quotidienne, jusqu’à la cruauté de la guerre. Mettre des images et des couleurs sur la vie en mer, sur la bataille, sur les hommes. Tel est l’atout majeur de cette collection qui donne toutes ses lettres de noblesse à la bande dessinée en ouvrant l’art à la lecture et à la narration. Un album à voir tout autant qu’à lire, où chaque planche est tout à la fois une histoire et un tableau.
Le Maroc, royaume des juifs heureux
Jamal Amiar, Le Maroc, Israël et les Juifs marocains, culture, politique, diplomatie, business et religion, éd. Bibliomonde, 17,50€.
En 2020, le Royaume du Maroc et l’État d’Israël officialisent la normalisation de leurs relations diplomatiques dans le sillage des fameux accords d’Abraham. Si pour beaucoup cette nouvelle avait fait l’effet d’une surprise, elle scellait six décennies d’une relation discrète, efficace et très riche ; car à l’évidence le Maroc constitue une exception positive dans le monde arabo-islamique. À commencer par l’ancrage très profond du judaïsme marocain, vieux de deux millénaires et qui fait partie de l’ADN du royaume chérifien. Sans doute cela explique pourquoi la coexistence judéo – musulmane au Maroc a quasiment été sans ombrage. L’auteur observe une constance, tous les souverains successifs depuis Mohammed V, qui s’opposa à la législation antisémite de Vichy, ont défendu les juifs marocains dans toutes les conjonctures. Mieux, ils ont noué une relation organique avec les différentes communautés judéomarocaines d’Israël et d’Amérique du Nord dans le souci de maintenir un lien étroit avec le pays d’origine et de défendre de grandes causes nationales, comme celle du Sahara. Si l’on met de côté la dimension partisane de l’essai, on s’intéressera surtout à la manière dont il explore les coulisses de cette histoire foisonnante en analysant les interactions entre Israël et le Maroc et les Juifs marocains. Une relation qui se décline sur le plan culturel et patrimonial, diplomatique, économique et militaire.
Malgré le fait que sur les 300 000 juifs vivant au Maroc comptabilisé en 1948, il n’en reste plus que 3 000 aujourd’hui, les nombreuses communautés judéomarocaines ont conservé partout une forte attache à leur pays d’origine, à leur roi et à la culture marocaine. Sur l’insistance d’Israël, près de 100 000 juifs firent leur aliah entre 1948 et 1956, suivis d’un contingent d’immigrants similaire la décennie suivante, malgré les mesures restrictives visant à freiner ces départs. Aujourd’hui la communauté juive du Maroc est dotée de ses propres institutions, le Conseil des communautés israélites du Maroc, le rabbinat, de nombreuses synagogues, des tribunaux hébraïques, des écoles, des cimetières… un patrimoine cultuel et culturel entretenu par le tourisme et les fonds publics qui essaime entre Essaouira, Casablanca, Rabat, Marrakech, Meknès etc. Si l’intégration des juifs marocains en Israël se fera dans la douleur du fait du racisme à l’égard des juifs de culture arabe (mizrahim), en l’espace d’une génération les judéomarocains parviendront à occuper les plus hautes positions politiques au sein de l’État hébreu. Forte de plus de 700 000 personnes, la communauté judéo-marocaine d’Israël dispose de leviers politiques importants depuis l’avènement du Likoud au pouvoir en 1977 et surtout la fondation du parti religieux Shass en 1984 par des Juifs marocains, des députés par dizaines, des ministres. Un levier précieux pour le Maroc qui intègre aussi les puissantes communautés juives d’ascendance marocaine en Europe et en Amérique du Nord, considérées comme de précieux relais d’influence dans sa politique de soft power.
Cette relation triangulaire -Rabat -Tel-Aviv – diaspora judéomarocaine est animée par une vision stratégique commune. Aussi discrète soit-elle, la relation israélo-marocaine constitue en soi une exception. D’abord économique, elle acquiert rapidement un volet de défense dans le cadre de la lutte contre la menace algérienne et le panarabisme nassérien hostile à la monarchie alaouite. Israël et le Maroc sont alignés sur le dossier du Sahara occidental et le Maroc monte en puissance en jouant les médiateurs entre Israéliens et Palestiniens.
On aimerait partager l’enthousiasme de l’auteur et son registre panégyriste vis-à-vis de la monarchie marocaine. Or il n’aborde pas les conséquences de la dérive sectaire du gouvernement israélien actuel et son impact sur le capital de sympathie pour la cause palestinienne au Maroc jamais démenti et qui en 2000 avait entraîné la fermeture des bureaux de liaison entre le Maroc et Israël.
Tigrane Yégavian