Stratégie et pensée sur la guerre, chrétiens en Égypte, fractures de l’Espagne, une sélection hebdomadaire qui oscille entre guerres et Europe.
Comprendre l’Espagne
Benoît Pellistrandi, Les Fractures de l’Espagne. De 1808 à nos jours, Gallimard, 2022, 13,60 €.
La tâche de l’auteur, grand spécialiste de l’Espagne moderne, consiste à décrypter les singularités de la trajectoire de ce grand pays européen trop longtemps marginalisé depuis les invasions napoléoniennes à nos jours.
Frappé par la vitesse des transformations radicales de la société espagnole, l’auteur s’interroge sur ses fractures et la profondeur des maux qui rongent ce pays. L’absence de mémoire commune et réconciliée au sujet de la guerre civile, les séquelles du franquisme n’expliquent pas tout. L’Espagne se lit comme le pays des abysses. Le traumatisme de la perte de l’Empire en Amérique en l’espace de quelques années ; l’humiliante défaite face aux États-Unis en 1898 à Cuba et dans les Philippines, alimentent la hantise d’un inexorable déclin, que seul le national catholicisme anachronique, succédant au fascisme a tenté de redresser en enfonçant l’Espagne dans l’autarcie et l’autoritarisme. Pays de contrastes, où l’intolérance religieuse cohabite avec l’anarchisme romantique, l’Espagne connaît depuis plus d’un siècle un fort dynamisme de sa vie intellectuelle et artistique qui l’inscrit dans l’universel et qui contraste avec le sous-développement. Dans ce pays rouge et noir, les plaques tectoniques entrent en permanence en collision depuis la mort de Franco en 1975 et le processus de transition démocratique voulu par le roi Juan Carlos et son fidèle Premier ministre Adolfo Suarez. Mais c’est oublier que la guerre civile se poursuit encore sur d’autres fronts, au clivage gauche droite, qui a perdu sa dimension bipartisane avec la crise de 2008, se greffent les séparatismes basques et catalans. Par calcul politicien, Madrid paie le prix d’un processus de décentralisation poussé à son paroxysme qui a déstructuré les fondements du système éducatif espagnol, alimenté les rancœurs et les tensions.
Cette fascinante fresque revient sur l’impact de la pénétration de la modernité industrielle et culturelle et l’impact de la guerre civile à travers une approche érudite et dépassionnée.
Comment peut-on être Espagnol ? En idéalisant un passé qui ne passe pas ? L’Espagne doute d’elle-même comme l’atteste le sursaut nationaliste de VOX en réaction aux séparatismes. Aujourd’hui la légitimité de la famille royale, garante de l’unité nationale et de la Constitution démocratique, est de plus en plus vacillante. L’Espagne est-elle une communauté de citoyens ou un puzzle de nationalités ? Au lecteur de trancher.
Tigrane Yégavian
Catholiques d’Égypte
Eva Saenz-Diez, Les populations chrétiennes non-autochtones en Égypte, Le cas particulier des catholiques ottomans 1750-1960, préface de Pierre Vermeren, L’Harmattan, 24,50 euros
Mobilisant une abondante documentation et des sources en partie inédites, cette stimulante synthèse remet en perspective le visage chrétien et pluriel d’une Égypte qui n’existe plus. S’il n’entend pas retracer la passionnante fresque des communautés chrétiennes originaires du Levant qui se sont épanouies sur les rives du Nil, le livre tente de répondre à ces deux interrogations : pourquoi ces communautés ont été la plupart du temps traitées comme allogènes alors qu’elles sont pour la plupart les artisanes de la renaissance arabe ? Pourquoi ont-elles quitté leur patrie d’adoption en un si court laps de temps entre la fin des années 1950 au début des années 1960 ?
Pour y répondre, l’auteure revient sur la définition, l’origine et l’évolution du concept de dhimmitude et ses caractéristiques ainsi que ses applications à travers les périodes et le contexte politique.
Dans la foulée de la campagne napoléonienne, c’est le souverain d’origine albanaise Mehmet Ali qui fera rentrer l’Égypte à grands pas dans la modernité. Sous son règne et celui de ses descendants directs, les chrétiens jouissent d’une situation bien plus enviable que leurs coreligionnaires du reste de l’Empire ottoman. Cela en dépit des applications du Hatti Humayun de 1856, gage de la Sublime porte aux Franco-Britanniques qui l’aida contre les Russes durant la guerre de Crimée.
La pénétration occidentale en Égypte et au Levant via les capitulations et son régime d’extraterritorialité accorde aux protégés chrétiens des consuls européens des privilèges perçus comme un affront au pouvoir ottoman affaibli. Instrument de guerre géopolitique, l’exploitation des minorités chrétiennes sert des desseins impérialistes, mais est utile aussi pour les économies locales. Il suffit de voir le rayonnement économique et intellectuel de la communauté grecque catholique melkite en Égypte.
L’Égypte ottomane depuis le XVIIIe siècle a été une terre refuge pour de nombreux chrétiens de la grande Syrie, mais aussi d’Arménie tous subissant le joug ottoman et voyant en l’Égypte une terre affranchie du sultan désireuse de marcher vers le progrès. La presse égyptienne doit beaucoup à ses fondateurs chrétiens, originaires de Syrie, du quotidien Al Ahram, qui paraît encore aujourd’hui.
En Égypte, province ottomane jouissant d’une large autonomie, les chrétiens peuvent perdurer le système du Millet, à savoir se prévaloir d’un statut d’auto -administration déléguée aux communautés chrétiennes reconnues par la Sublime Porte, auxquels les catholiques y ont droit. Ce système d’auto-administration est aux antipodes de la notion de citoyenneté inclusive, mais il accordait aux chrétiens certaines libertés une autonomie juridique qui leur fait cruellement défaut notamment depuis la suppression des tribunaux mixtes.
Cette autarcie n’empêchera pas certaines figures chrétiennes d’accéder aux plus hautes sphères de l’État au service de leur patrie d’adoption. L’exemple le plus connu reste Nubar Pacha, Premier ministre d’origine arménienne, fervent patriote égyptien, qui occupa ce poste à trois reprises et qui créa les tribunaux mixtes en 1876 afin d’atténuer les abus des tribunaux consulaires. Il reste avec son successeur Mirrit Boutros Ghali (copte, assassiné en 1910) l’unique chrétien à avoir occupé la fonction de Premier ministre dans toute l’histoire de l’Égypte.
La bonne fortune des chrétiens prendra tragiquement fin avec la montée en puissance du pan islamisme des Frères musulmans et du panarabisme de Nasser qui fait notable partageaient un même but, égyptianiser l’Égypte en plaçant l’islam comme marqueur d’identité premier. Dès lors, la suppression des tribunaux mixtes en 1955, l’inexorable islamisation de la société, du droit auront causé une marginalisation accélérée des chrétiens d’origine étrangère sommés de quitter l’Égypte après s’être vu confisquer tous leurs biens. S’en est fini de cette altérité et cette double appartenance perçues comme une suspecte par le pouvoir.
L’icône Nasser, bénie des tiers-mondistes et décolonisateurs de tout poil en prend sérieusement pour son grade dans la mesure que le déclassement et la marginalisation des Coptes a commencée sous son régime, ainsi que la séquestration de tous les biens de la bourgeoisie chrétienne allogène prélude à leur départ. L’Égypte est redevenue aux Égyptiens à deux conditions : l’expulsion des chrétiens ottomans issus du Levant et une inégalité de principe entre musulmans et chrétiens accentués sous la présidence d’Anouar al Sadate.
Si elle ne verse pas dans l’affect, l’auteure ne peut se permettre de retenir son émotion face au constat de l’immense gâchis qu’a constitué cet appauvrissement humain, culturel, social et économique du pays.
Tigrane Yégavian
Stratégie
John Lewis Gaddis, De la Grande stratégie, Perrin – Tempus, 19 euros
Ouvrage de référence s’il en est De la grande stratégie avait paru en langue anglaise en 2018 en première édition. Son auteur n’est autre que l’un des plus illustres historiens de la guerre froide, auteur notamment de Strategies of Containment, publié en 1982 et mis à jour en 2005, We now know : rethinking cold war history, en 1997 qui présente une histoire de la guerre froide de ses origines jusqu’à la crise des missiles de Cuba de 1962, The cold war : a new history (2005)… Mais sans doute On Grand Strategy demeure l’un de ses plus grands succès. S’appuyant sur les travaux d’enseignement de l’auteur à Yale, l’ouvrage comprend dix essais échelonnés sur une période qui s’étend de la Perse antique à la guerre froide, de Xerxès et Thémistocle au Ve siècle de notre ère à Roosevelt et Staline. Ils analysent les échecs et les succès d’une « Grand Stretegy » politique et militaire. Féru d’anecdotes, l’auteur s’appuie sur un vers du poète grec Archiloque pour nourrir sa réflexion : renard sait beaucoup de choses, mais le hérisson sait une grande chose. » Un aphorisme qui nous apprend des hérissons, dont la rigueur n’a d’égale que l’obstination dont ils font preuve pour parvenir à leurs fins » malgré tous les obstacles. Mais aussi de Napoléon pendant la campagne de Russie. Quant aux renards, on retiendra l’instinct et la force de s’adapter constamment à une situation toujours mouvante.
Tigrane Yégavian
Armée
Eugene Sledge, Frères d’armes, Perrin- Tempus, 11 euros.
Vétéran de la Seconde Guerre mondiale, puis universitaire, Eugene B. Sledge avait publié un témoignage de référence sur la guerre du Pacifique dont il a survécu non sans être profondément affecté. Âgés de 20 ans à peine, lui et ses camarades de la première division des Marines débarquèrent sur l’île de Peleliu où se dérouleront d’âpres combats contre les troupes japonaises. Puis il mènera l’assaut sur l’île d’Okinawa, dont la conquête aura coûté 50 000 vies humaines et 25 000 évacués pour stress post-traumatique. Ils ne seront qu’une vingtaine de la compagnie de l’auteur à y réchapper. Surnommé « Sledgeheammer » (la massue), le jeune marine en première ligne maniait un mortier de 60 mm et un journal de guerre en prenant des notes sur une édition de poche du Nouveau Testament. Paru en 1981, son livre connut un succès immédiat. Pour la première fois, l’enfer de la guerre du Pacifique, la violence, mais aussi la haine « totale et primitive », qui s’abat sur les jeunes soldats américains y est dépeint avec ses effets destructeurs. Le livre a fait l’objet d’une adaptation sur l’écran.
Tigrane Yégavian
De la guerre
Bruno Colson, Clausewitz, Perrin-Tempus, 12€.
Si le grand stratège prussien est entré dans l’Histoire par la grande porte, on oublie souvent que ce fut de manière posthume. Son célèbre Vrom Griege (De la guerre), fut publié par les soins de son épouse après son décès. L’immense traité demeure à ce jour l’un des plus importants jamais consacré aux questions militaires et stratégiques, inspirant militaires et intellectuels à l’instar de Guy Debord, Raymond Aron et René Girard. Clausewitz innova en opérant une distinction essentielle entre tactique et stratégie, guerre totale et guerre limitée sans oublier le concept de « friction ».
Cette imposante biographie retrace le parcours de cet officier supérieur de premier ordre qui fut un acteur influent des guerres napoléoniennes. Artisan de la réforme de l’armée prussienne des années 1808-1811, il participa à la campagne de Russie du côté du tsar alors que son pays, la Prusse, était encore allié de Napoléon. Historien militaire, spécialiste de Napoléon, Bruno Colson se penche davantage sur la vie que sur l’œuvre de Clausewitz et rend justice à la dévotion de son épouse dans la restitution de l’œuvre de son mari. La biographie se divise en six grands chapitres : l’apprentissage (1780-1805), les catastrophes (1895-1807), les réformes (1808-1811), la campagne de Russie (1812), la chute de Napoléon (1813-1815) et enfin, « le temps de l’écriture » (1822-1831).
Tigrane Yégavian