Livre – Rouben, un révolutionnaire et un homme d’État

29 novembre 2021

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Photo : Livre - Rouben, un révolutionnaire et un homme d’État. Crédits photo : Canva

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Livre – Rouben, un révolutionnaire et un homme d’État

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La parution aux éditions Thaddée du livre de Rouben Le défi de l’indépendance. Arménie (1919-1920) est une excellente nouvelle pour ceux qui veulent comprendre les enjeux géopolitiques actuels au Sud Caucase. La remarquable analyse de l’auteur montre qu’il n’était pas seulement un chef de guerre et partisan, spécialisé dans l’autodéfense des populations arméniennes en Anatolie, mais qu’il fut aussi, lorsqu’il accéda aux responsabilités politiques, un homme d’État, un bâtisseur et un visionnaire.

 

Rouben, Le défi de l’indépendance. Arménie (1919-1920), traduit de l’arménien par Waïk Ter Minassian, éditions Thaddée, 2021. Préface de Taline Ter Minassian. Postface de Robert Ilbert.

 

La conquête du Caucase par la Russie tsariste, initiée à la fin du XVIIIe siècle s’est faite progressivement et aux dépens des empires perse et ottoman, comme l’attestent la signature, en 1829, du traité russo-persan de Turkmantchaï et du traité russo-ottoman d’Andrinople. Si, à la veille de la Première Guerre mondiale, les résistances à la domination russe sont matées, si le droit russe s’y applique uniformément et si la littérature russe, de Pouchkine[1] à Tolstoï, a fait entrer cette zone géographique dans l’imaginaire russe et son patrimoine littéraire, il n’en reste pas moins que la conquête russe du Caucase s’est accompagnée d’un remodelage ethnique et religieux. Entre 1858 et 1864[2], des centaines de milliers de Tcherkesses, Abkhazes, Tchétchènes – soit une population musulmane, majoritairement turcophone (que les Russes appelaient indifféremment « Tatars », en référence à leur ennemi héréditaire) – en furent chassés et trouvèrent refuge dans l’Empire ottoman. Leur arrivée, suivie de celle d’autres populations de religion musulmane en provenance des Balkans en guerre, provoqua à son tour une recomposition ethnique et religieuse de certaines provinces de l’Empire ottoman où les Arméniens et autres populations chrétiennes, jadis majoritaires, devenues progressivement minoritaires, furent davantage fragilisées et menacées existentiellement, à la veille de la Première Guerre mondiale, en 1914.

Histoire du Caucase

Or, c’est précisément en juillet 1914 que débute le récit de Rouben, lorsqu’une délégation de Jeunes Turcs se rendit au congrès de la Fédération révolutionnaire arménienne  (FRA) qui se tenait à Erzeroum, afin de leur faire une proposition. Si la guerre venait à éclater, pourquoi les Arméniens du Caucase n’en profiteraient-ils pas pour se rebeller contre la domination russe, avec les Géorgiens et les Azerbaïdjanais ? Les Jeunes Turcs promettaient en retour de soutenir la création de trois États indépendants au Sud Caucase : l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie.

Cette proposition n’est surprenante que si l’on considère que le contexte géopolitique dans la zone était définitivement figé, et non pas mouvant. Certes, elle permettait habilement à l’Empire ottoman de se débarrasser de la question arménienne intra-muros (à l’intérieur de l’Empire ottoman), de la déplacer dans l’Empire russe, se délestant ainsi des pressions alliées (France, Grande-Bretagne et Russie) exigeant des réformes de la Sublime Porte. Mais, entre bluff, coup de poker et promesses n’engageant que ceux qui y croient, lot de tous les peuples et minorités opprimés et répartis entre plusieurs empires ou États, la proposition jeune-turque laissait quant à elle entendre à toutes fins utiles que la reconquête du Sud Caucase, voire la remise en cause du Traité d’Andrinople pourraient figurer parmi les buts de guerre de l’Empire ottoman. Elle signifiait en tout état de cause que l’Empire ottoman n’avait pas renoncé à exercer un droit de regard sur la région, qu’elle considérait avoir son mot à dire en cas de réorganisation territoriale consécutive à la guerre, bref qu’en qualité de puissance régionale elle était concernée directement et peut-être même au premier chef par son avenir, au même titre que la Russie et l’Iran. À bon entendeur, salut.

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Les peuples du Caucase

Loin d’être une anecdote, ce rappel opportun de Rouben souligne (ironie de l’histoire) que, sans avoir suivi le scénario jeune-turc, la Transcaucasie s’est transformée en trois États indépendants, au moment où il prend le pouvoir en Arménie et agit en qualité de ministre de l’Intérieur et de la Défense. Certes, la région ne s’est pas soulevée contre le pouvoir impérial et autocratique de la Russie, elle a subi les contrecoups ou les répercussions de la Révolution russe de février et d’octobre 1917, ainsi que les conséquences du Traité de Brest-Litvosk (mars 1918). Laissée à elle-même, incertaine de son avenir, sommée par les circonstances de prendre en main son destin, son premier réflexe fut de temporiser en préservant l’unité transcaucasienne, du moins son originalité sinon son identité régionale, en contenant ses divisions. D’où d’ailleurs l’option en faveur d’une Fédération, pour assurer la transition entre un mode de gouvernance impériale à un mode associatif de gouvernance privilégiant l’autonomie régionale. Prudente, indécise, naïve, cynique, la Fédération de Transcaucasie était d’abord la réponse collective des peuples de la région face à l’accélération de l’histoire qu’ils n’avaient pas vraiment anticipée. Les divisions et les orientations politiques et stratégiques divergentes eurent vite raison de cette Fédération (et de l’amitié des peuples), ne laissant plus d’autre option que celle de la création de trois entités distinctes sur le modèle d’un Etat-nation, qu’il s’agissait de fonder, organiser et délimiter sur un espace morcelé, multiethnique, sans autre découpage officiel que celui opéré naguère par les administrations impériales.

Naissance de l’Arménie

Si l’Arménie fut la dernière à proclamer son indépendance, le 28 mai 1918, c’est que ses gouvernants étaient bien conscients que les Arméniens figuraient parmi les populations les plus réparties sur l’ensemble de l’espace transcaucasien, dans les grandes villes cosmopolites, foyers culturels et intellectuels, comme Tiflis et Bakou, ou dans des régions plus rurales (Akhelkalak, Haut Karabagh, Nakhitchevan, etc.), sans contiguïté territoriale la plupart du temps.

On connaissait, grâce à la traduction de Mémoires d’un partisan arménien[3], Rouben comme un combattant de la liberté, un chef de guerre, un redoutable tacticien. Ce que nous apprend la parution de ce livre, c’est qu’il fut aussi un homme d’État, lucide, un homme d’action et un penseur stratégique, comprenant la complexité du réel et ses enjeux, capables de le transformer pour poser les fondements d’un État viable et durable. Rouben a conduit le processus par lequel un peuple sans tradition étatique, dos au mur, pense et construit son avenir dans un État indépendant. La liberté, l’émancipation a un prix. Elle impose de renoncer aux chimères et autres revendications maximalistes. Rouben est le premier homme d’État à comprendre que la paix et la sécurité de l’Arménie indépendante dépendent de sa capacité à faire reconnaitre son existence par ses trois puissants voisins régionaux que sont la Russie, l’Empire ottoman devenue la Turquie et l’Iran. Cela signifie renoncer au mythe du grand sauveur, renoncer à n’être que des forces supplétives entre les mains de telle ou telle puissance. Cesser d’être un jouet de l’histoire pour en devenir un acteur. Pour cela, la politique étrangère de l’État arménien doit œuvrer à trouver langue et modus vivendi avec chacune des trois puissances régionales mentionnées plus haut. Mais il y a aussi un seuil minimal en dessous duquel il n’y a tout simplement pas ou plus d’États arménien. Si le rôle d’un gouvernement est d’assurer la sécurité de tous ses citoyens, il ne peut accepter vingt foyers insurrectionnels sur son territoire, luttant ouvertement pour la destruction de l’État arménien, avec l’aide de tiers. Ce n’est pas tolérable. L’État menacé ne peut pas ne pas réagir et Rouben n’hésitera pas à forcer à l’exil les populations turcophones qui œuvraient à la déstabilisation du jeune pays, contestant toute légitimité et droit à l’existence d’un État arménien.

De l’indépendance à l’URSS

Rouben toutefois précise clairement et fait savoir quelles sont les limites territoriales minimales, en deçà desquelles la viabilité de l’État est remise en cause. S’il n’est pas possible de réunir sur un même territoire contigu tous les Arméniens dispersés en Transcaucasie, un État arménien viable ne peut se réduire à Erevan et ses 30 kms ou 40 kms environnants, jusqu’à Etchmiadzine. Certes, c’est là que se sont rassemblés tous les réfugiés, survivants du génocide de 1915 dans l’Empire ottoman, et il faut les accueillir, car ils n’ont pas d’autre foyer, mais Roupen comprend aussi qu’au-delà de la question des réfugiés non négligeable, non négociable, il ne faut pas perdre de vue que l’Arménie amputée de la région du Siunik, située au sud du pays, ne sera jamais un État, et ne perdurera pas comme tel, mais redeviendra une province dont le rattachement à un autre État sera inéluctable.

La soviétisation de la Transcaucasie a fait oublier que la région intéressait trois pays, et non pas un seul. La sortie de la guerre froide y fut sans doute plus lente qu’ailleurs, mais elle est en cours, comme l’a montré la deuxième guerre du Karabagh, à l’automne 2021, d’où il est bien ressorti que la paix et la sécurité de la région dépendaient de la Russie, mais aussi de la Turquie et de l’Iran. Rouben avait vu juste.

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[1] Vassili Grossmann, La paix soit avec vous, traduit du russe par Nilima Changkakoti, Préface de Simon Perecovic Marki, L’Âge d’homme, 2007.

[2] I. Lebedynsky, La conquête russe du Caucase, 1774-1864, Chamalières, Lemme-Edit, 2018.

[3] Rouben, Mémoires d’un partisan arménien, traduction de Waïk Ter Minassian, édition de l’Aube, épuisé. Réédition en cours aux éditions Thaddée prévue pour fin 2021.

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Isabelle Kortian

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