On sait que le Moyen- Orient, concentre dans un espace somme tout assez restreint, un maximum de questions par nature géopolitiques, d’antagonismes multiples, comme d’enjeux politiques, religieux, économiques, sociaux et culturels. Aucun espace du monde comme celui situé entre Méditerranée, mer Noire, Caspienne, mer Rouge et mer d’Oman ne compte autant de guerres, de conflits, d’affrontements et de secousses. D’où le grand intérêt qui s’attache à l’œuvre monumentale de Gérard Fellous consacrée à la région du Moyen -Orient, à nulle autre pareille.
Que l’on en juge, cinq tomes, en tout plus de 2500 pages amples, serrées documentées qui s’étendent sur tous les pays, toutes les questions touchant à cette zone géopolitique vitale au confluent de trois continents.
Gérard Fellous a suivi dans sa carrière journalistique les évolutions géopolitiques des pays du Moyen et du Proche-Orient, à la tête d’une agence de presse internationale. Expert auprès des Nations unies, de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe pour les Droits de l’homme et de l’Organisation internationale de la francophonie, il a été consulté par nombre de pays arabo-musulmans. Secrétaire général de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) auprès de neuf Premiers ministres français, entre 1986 et 2007, il a traité, en symbiose avec la société civile, des questions de société posées à la République.
Sans pouvoir en rendre en compte dans la totalité, nous en rendons compte de l’essentiel, en parcourant les cinq volumes, qui constituent autant de points de repère essentiels.
Tome 4 : Syrie : un conflit asymétrique dévastateur
La crise syrienne – équation à plusieurs inconnues dans laquelle de petites causes engendrent de grandes conséquences, en une sorte « d’effet papillon », apparaît bien l’épicentre d’une profonde déstabilisation et la modélisation du bouleversement régional. Neuf ans après son déclenchement, le capharnaüm syrien sous Bachar el-Assad est, pour une large part, entretenu par quatre puissances hégémoniques, trois régionales on l’a vue : la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite, et une internationale : la Russie, auxquelles sont venues se joindre diverses coalitions étatiques à géométries variables. Ces immixtions s’imbriquent sur le champ syrien, à la manière de « poupées russes ». La Turquie, en guerre permanente contre les Kurdes mais aussi épisodiquement contre le régime syrien, instrumentalise sur son territoire ses près de 4 millions de réfugiés syriens.
Un véritable sac de nœuds
La Russie alliée « de circonstance » de la Turquie, est résolument hostile à tous les opposants ou rebelles qui pourraient menacer le régime syrien. Le choc entre Sunnites et Chiites, se traduit en Syrie par une « guerre froide » entre l’Iran et l’Arabie saoudite qui entretiennent sans cesse les affrontements armés, tout comme dans l’ensemble de la région. Les États-Unis, sous les présidences successives de Barak Obama et de Donald Trump ont essayé, non sans mal, de s’adapter aux réalités mouvantes de la Syrie, en refusant d’y « engager comme ce fut le cas jadis au Vietnam ou en Afghânistân, tout en voulant y créer de nouveaux équilibres. L’Union Européenne est timidement impliquée face aux flux, un temps incontrôlé, de réfugiés syriens, rejoints par des immigrés économiques venus du Sahel. Ces puissances plus ou moins impliquées, on a pu en dénombre une bonne douzaine en incluant les pays du Golfe, se trouvent confrontées aux extrémistes islamistes conquérants de Daech qui, comme les oppositions endogènes, sont les principaux ennemis du régime Assad.
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La République arabe syrienne offre ainsi un paradigme géopolitique permettant de décrypter la nouvelle décomposition-restructuration de l’ensemble du Moyen-Orient. Au cours des années, ce pays s’est trouvé à l’épicentre de tentions multiples. Consécutive à l’absence d’un nouveau leadership politique et militaire régional, un vide laissé par l’Égypte, dans lequel tente de s’imposer l’Iran, la Turquie, ou l’Arabie saoudite. La crise humanitaire syrienne compte parmi les plus graves dans le monde. 700 000 personnes survivaient dans 15 zones assiégées, parmi lesquels 300 000 enfants. Près de 5 millions de personnes, dont plus de 2 millions d’enfants vivaient dans des zones extrêmement difficiles d’accès pour l’aide humanitaire du fait des combats incessants, de l’insécurité et des restrictions à la libre circulation.
A la question que tout le monde se pose, pourquoi le régime Assad a-t-il été en mesure de perdurer durant plus de huit ans après le début d’une guerre civile qui avait éclaté en 2011, alors que bien d’autres régimes autocratiques du monde moyen oriental ont été balayés ou modifiés dans des pays comme la Tunisie, l’Algérie, le Yémen, l’Égypte, Bahreïn ou l’Irak, Gérard Fellous apporte six éléments de réponse.
Les raisons de la subsistance du régime syrien
Il a bénéficié d’une armée professionnalisée et bien équipée dont la principale force ne tient pas dans les faibles effectifs de son infanterie, soutenue par des milices ralliées et des mercenaires étrangers, mais dans son aviation et sa défense anti-aérienne considérablement renforcés par des transferts techniques et d’investissements de l’Iran et de la Russie. Pour sa défense anti-aérienne, au matériel obsolète de type SA-5, SA6 et SA-7 qu’elle possédait, ont été substitués des missiles anti-aériens SA-17, SA-22 et SA-24 de modèles récents. Le régime syrien a ainsi été présent dans son espace aérien, en ne laissant, dans un premier temps aux aviations coalisées que les attaques contre les territoires tenus par Daech.
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Contrairement à la Libye, les aviations occidentales ont estimé qu’il était bien plus difficile de détruire les forces aériennes et la DCA syriennes, au risque de se heurter à la couverture russe. Seule l’aviation israélienne a fait des intrusions plus d’une centaine de fois dans l’espace aérien syrien, ou à partir de celui du Liban, pour détruire des centres de montage et des convois de missiles iraniens destinés au Hezbollah, et aux combattants iraniens. Assad prend l’option de ne tirer sur les foules civiles qu’à l’arme légère, réservant les munitions lourdes à la destruction des bâtiments, et les gaz toxiques aux centres urbains tenus par les groupes militaire rebelles. Ainsi, les chars et l’artillerie n’avaient été utilisés que parcimonieusement contre des localités importantes détenues par les opposants de l’ASL (Armée syrienne libre). En plus d’une armée conventionnelle conçue pour les champs de bataille, ou face à Israël, le clan Assad a fait appel à des forces mieux formées aux combats asymétriques, adoptant une tactique de contre insurrection. La Russie et l’Iran se sont employés à dissuader toute velléité d’interventions directe de l’Occident contre les infrastructures militaires syriennes, particulièrement aériennes, comme ce fut le cas en Libye.
Dans le cadre des Nations -Unies, la Russie, et dans une certaine mesure la Chine, bloquèrent toute résolution permettant de lancer des opérations militaires directes contre le régime Assad. L’Iran, a fait de la Syrie le premier des champs de bataille de sa « guerre qui s’annonce avec l’Amérique. » Ainsi Téhéran a pris en charge la formation de 50 000 combattants des forces spéciales syriennes, et envoyé sur le front ses propres « forces spéciales Al-Qods » en soutien aux combattants du Hezbollah. En maintenant une répression sauvage contre toute velléité d’opposition ou de rébellion, le régime Assad a entretenu un rapport de force par la terreur, qui lui fut rapidement favorable. Après les premiers tirs contre les foules de manifestants, le régime n’a cessé d’arrêter et d’emprisonner des milliers de révoltés, hommes, femmes et même enfants, de torturer nombre d’entre eux, ou de lancer ses milices Chabiha dans des opérations répressives sanglantes.
Le terrorisme des populations, une stratégie payante
En terrorisant les populations qu’elles soient sunnites ou minoritaires, la stratégie de Damas a été de tenter de couper l’opposition politique et militaire de son substrat populaire. La violence et la cruauté du régime ne sont pas « gratuites », elles correspondent à un calcul politique froid. Le manque de crédibilité politique et le morcellement de l’opposition en exil, ont été exploité à son avantage par le régime Assad. Damas a largement bénéficié de leurs dissentions internes, en particulier lorsque le CNS (Conseil National syrien) fut accusé par l’ASL d’opportunisme, d’être coupé des réalités de terrain, ou d’être dominé par les Frères musulmans. En mettant en œuvre, aux yeux de l’opinion mondiale, la maxime : « Entre deux maux, choisissez le moins nocif », le régime Assad n’a cessé d’instrumentaliser le djihadisme conquérant et violent du Jabbat Al Nosra, composé d’anciens combattants d’Al-Qaïda en Irak, ou d’autres groupes djihadistes intégristes, pour se présenter comme une alternative acceptable.
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Depuis 2012, Damas s’est efforcé de disqualifier l’ASL, en insistant sur le fait que le Front Al-Nosra était plus discipliné, ne pratiquant pas le pillage et le racket des Syriens, soutenu par des mécènes du Golfe. La propagande officielle laissait entendre que le Front Al-Nosra supplante souvent l’ASL, étant un acteur militaire crédible tactiquement. Dans un deuxième temps, Damas insistait sur les violences pratiquées par ces djihadistes, sur leur volonté de faire régner la Charria dans plusieurs quartiers d’Alep contrôlés par l’opposition, en diffusant largement des exécutions systématiques de prisonniers, des décapitations d’alaouites ou de chrétiens, et en faisant circuler ces vidéos sur Internet. Bachar al-Assad ne cachait pas sa satisfaction de voir les Nations Unies placer ces djihadistes sur la liste des « terroristes ».
En reprenant la propagande djihadiste, et en la diffusant largement sur les réseaux, Bachar al-Assad tentait d’apparaitre comme un moindre mal. Enfin, le régime Assad s’est employé à reconquérir une légitimité politique, pas seulement en « organisant » des élections mais en faisant en sorte de les remporter largement. Ainsi, aux violences extrêmes de la répression, Bachar al-Assad associait un certain « machiavélisme politique », comme le fit son père Hafez. À l’avenir, la Syrie serait-elle en mesure de survivre au chaos que le régime Assad a généré ? Il n’y a pas aujourd’hui d’alternative crédible à Assad, ce qui ne fait pas de lui une solution pérenne et souhaitable pour autant. Ses franges les plus vulnérables répondent à la violence par la violence et la mort.
Ainsi, à la dictature du régime Assad répondrait le nihilisme de Daech et des islamistes extrémistes. Après des années de violences, et une kyrielle de tentatives de médiations diplomatiques, après s’être enlisée dans des confrontations militaires imbriquées, et avoir épuisé tous les recours pour une solution politique, faudrait-il que la Syrie, à l’image du reste du Moyen-Orient, se résigne à un avenir religieux fondamentaliste ? – De même, les affrontements directs entre Chiites (régime alaouite), Sunnites et Kurdes, dans un contexte où les intérêts et les positions sont mêlés, laisseront des séquelles profondes et durables de fractures sociales et politiques. – Les tentatives du régime Assad de « victimiser » la minorité alaouite dans le conflit interne, et sa militarisation qui ne pouvait que s’accompagner d’une confessionnalisation accrue, porteront leurs fruits vénéneux, à l’instar de l’Irak, de la Libye ou du Yémen. La crise syrienne a eu cette particularité de n’avoir pas été initialement de nature religieuse, mais qu’elle finirait par y aboutir.
Un bilan très lourd
Ni l’Iran, et les deux autres soutiens de Damas, la Russie et à moindre degrés la Chine, ni le monde sunnite aligné derrière l’Arabie saoudite et certains pays du Golfe ne seront en mesure de l’assumer longtemps, sans s’essouffler. Pour autant, le bilan de la guerre civile asymétrique est l’un des plus lourds que la région ait connu dans son histoire contemporaine, par le nombre de morts et de blessés civils, par la destruction des infrastructures économiques, et par la fuite des habitants pris en otages par les forces en présence, et poussés à trouver refuge, en masse, dans les pays limitrophes et jusqu’en Europe. La solution d’une partition géographique de la Syrie entre communautés religieuses et ethniques (zones alaouite/ chrétienne/ kurde / chiite/ sunnite …) avec un gouvernement composite et faible à Damas, tel celui qui a été instauré dans un Irak instable, tout autant que dans une Libye effilochée ou dans un Liban en tensions, serait la plus mauvaise perspective offerte. Une partition militaire du pays pourrait résulter de facto d’une « guerre totale » s’éternisant, entre d’un côté une « Syrie utile » dans l’Ouest, allant d’Alep à Damas, en passant par la bande côtière de Lattaquié à la ville centrale de Homs, contrôlée par le régime Assad et ses alliés ; et de l’autre un « Daechstan » tenus par des djihadistes de tous bords fondus au sein de populations-tribus, clans, milices, familles converties. Les Kurdes formeraient alors leur « Kurdistan » rêvé, à cheval sur la Syrie et l’Irak.
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» Quelles seraient finalement les conditions, utopiques, d’une normalisation se demande Gérard Fellous ? Le scénario parfait de sortie de crise en Syrie consisterait, à éradiquer du pays le djihadisme et prioritairement Daech, à écarter du pouvoir Bachar al-Assad et son clan, à neutraliser les nombreuses factions armées qui divisent et mettent à sac le pays, et à favoriser l’émergence d’une véritable opposition politique attachée un tant soit peu à un système démocratique. Mais ce projet se heurterait à de nombreuses difficultés qui paraissent insurmontables à court terme. Afin de rétablir l’autorité d’un État syrien stable sur l’ensemble de son territoire, l’étape préalable serait la destruction de Daech, non seulement après que l’État islamique avait eu été chassé de ses deux « capitales », Rakka (Syrie) et Mossoul (Irak), et de ses « comptoirs » environnants, mais également des zones rurales ou désertiques où il s’était replié en évitant de combattre. Les choix de l’Arabie saoudite d’acquérir une position dominante dans le choc Sunnites-Chiites, entretenant indéfiniment les tensions dans la Oumma, jusque dans ses interventions contre les houtistes au Yémen La polarisation incertaine d’une Turquie obsédée par sa lutte contre les Kurdes, entravant leur projet de territoire autonome transfrontières. Sur le plan interne syrien la paix civile ne pourrait renaître qu’à deux conditions préalables : * Les centaines de milices, petites ou puissantes, liées au régime Assad ou à l’opposition ou surtout indépendantes, devront être désarmées et dissoutes. Certaines d’entre elles pourraient être intégrées dans une nouvelle armée régulière nationale. Une paix négociée serait le préalable à un processus de transition politique tel qu’il avait été esquissé par dix-sept pays en novembre 2015 à Vienne, sous l’égide des Nations Unies et de l’Union européenne. Mais les probabilités de réussite de cette sortie de crise paraissent très minces dans un proche avenir. La logique guerrière de la soumission tribale prédomine toujours et partout. Le régime Assad ne sera jamais prêt à lâcher du lest pour la paix ou même envisager la moindre concession pour partager son pouvoir, tant que sa puissance militaire sera assurée par la conjugaison des forces russes et iraniennes. Bachar al-Assad a pris en otage Moscou et Téhéran.
Quant à l’administration américaine de Donald Trump, elle n’aura son ticket d’entrée dans des négociations de paix que lorsqu’elle aura gagné la confiance des uns et des autres, en brisant toute logique isolationniste. La guerre civile syrienne s’est poursuivie durant plus de sept ans, et perdurerait des années encore principalement du fait du régime Assad qui ne cessera les combats que lorsqu’il aura reconquis non seulement la « Syrie utile », c’est-à-dire la colonne vertébrale du pays, mais également pour la première fois depuis des décennies, espère-t-il la totalité du pays, quel qu’en soit le prix. Il poursuivra sa « reconquête » tant qu’il bénéficiera du soutien d’un axe solide Téhéran-Moscou, dont il restera de plus en plus tributaire.
L’acteur principal de l’avenir de ce pays demeurera la Russie, tant que celle-ci aura intérêt à s’y maintenir et en aura les moyens. Afin de maintenir son existence, le régime Assad, minoritaire démographiquement et géographiquement, à la recherche de protecteurs, s’était laissé « coloniser » par Vladimir Poutine, à la condition de garder un semblant de pouvoir politique. Quant à la Chine, qui n’a pas d’intérêts stratégique dans le pays, elle a saisi l’opportunité de la crise syrienne pour s’assurer d’éventuels accès aux ressources énergétiques de la région et, dans l’immédiat pour asseoir son « pouvoir de nuisance » au sein de la communauté internationale afin de la convaincre qu’il faut dorénavant compter avec elle dans les affaires du monde.
En Syrie, cela reviendrait principalement à obtenir un découplage du régime baasiste de l’influence de la Russie et de l’Iran. L’objectif serait un tarissement de l’aide militaire apporté par Poutine à Bachar Al-Assad d’une part, et d’autre part un arrêt du soutien militaire à la rébellion alimentée par l’Arabie saoudite et certains pays du Golfe sunnite, et à un tarissement des fournitures d’armements de l’Occident. La tension serait progressivement réduite de plusieurs crans dans le cadre de l’émergence d’un « gouvernement syrien de transition » mettant progressivement à l’écart Bachar Al-Assad et son clan. Une hypothèse difficilement réalisable.