On sait que le Moyen- Orient, concentre dans un espace somme tout assez restreint, un maximum de questions par nature géopolitiques, d’antagonismes multiples, comme d’enjeux politiques, religieux, économiques, sociaux et culturels. Aucun espace du monde comme celui situé entre Méditerranée, mer Noire, Caspienne, mer Rouge et mer d’Oman ne compte autant de guerres, de conflits, d’affrontements et de secousses. D’où le grand intérêt qui s’attache à l’œuvre monumentale de Gérard Fellous consacrée à la région du Moyen -Orient, à nulle autre pareille.
Que l’on en juge, cinq tomes, en tout plus de 2500 pages amples, serrées documentées qui s’étendent sur tous les pays, toutes les questions touchant à cette zone géopolitique vitale au confluent de trois continents.
Gérard Fellous a suivi dans sa carrière journalistique les évolutions géopolitiques des pays du Moyen et du Proche-Orient, à la tête d’une agence de presse internationale. Expert auprès des Nations unies, de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe pour les Droits de l’homme et de l’Organisation internationale de la francophonie, il a été consulté par nombre de pays arabo-musulmans. Secrétaire général de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) auprès de neuf Premiers ministres français, entre 1986 et 2007, il a traité, en symbiose avec la société civile, des questions de société posées à la République.
Sans pouvoir en rendre en compte dans la totalité, nous en rendons compte de l’essentiel, en parcourant les cinq volumes, qui constituent autant de points de repère essentiels.
Tome 5 : De l’Irak à la Libye, l’instabilité se propage
Toute analyse géopolitique du Moyen-Orient des années 2 000, devrait être précédée d’une interrogation portant sur les causes de l’échec de la vague des « Printemps arabes » qui s’est soldée par un chaos politique généralisé. Il est vite apparu que la démocratie dont on croyait la naissance ou la renaissance, spontanée, c’est-à-dire immédiate sur les cendres des dictatures chancelantes, ne pouvait sociologiquement prendre racine dans cette région qui n’avait pas d’assises politiques d’accueil. Dès 1962, l’historien Ernest Renan voyait dans l’Orient musulman un « islamisme (qui) se décompose lentement ; de nos jours il s’écroule avec fracas (…) car l’islamisme ne peut exister que comme religion officielle ; quand on le réduira à l’état de religion libre et individuelle, il périra. L’islamisme n’est pas seulement une religion d’État …) c’est la religion excluant l’État. » Se projetant en une vision scientiste de l’avenir du monde arabo-musulman, il écrivait : « L’Orient … n’a jamais connu de milieu entre la complète anarchie des Arabes nomades et le despotisme sanguinaire et sans compensation. L’idée de la chose publique, du bien public, fait totalement défaut. » À l’aube du XXIe siècle, dans le domaine économique, il y eut confusion entre démocratie et libéralisme sauvage, à la mode des Chicago boys, à un moment de crise au cours duquel le Moyen-Orient commençait à s’appauvrir ayant perdu son statut exclusif de réserve énergétique mondiale.
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Les « Révolutions arabes » furent éphémères, y compris dans les populations les plus engagées, comme en Tunisie. Le « Nouveau Moyen-Orient », qui avait déjà été le dessein caressé par George Bush, fils lors de son intervention en Irak (avril 2003), une nouvelle fois tant attendu est devenu un immense chaos violent et l’ensemble de la région est entré dans une période géopolitique « de barbarie ». La destruction de l’Irak n’y est pas pour peu. En Occident, la lecture de l’évolution du Moyen-Orient dans la continuité des schémas de la décolonisation fut une erreur de perspective estime l’auteur. Non seulement le Moyen-Orient musulman a été imperméable à la démocratie que l’Occident postcolonial a cru pouvoir implanter dans la foulée des indépendances nationales, mais en réalité cette région est aujourd’hui marquée par le retour au tribalisme, au clanisme et par une « guerre » d’essence religieuse. L’avenir de maints pays de la région était difficile à prévoir dès 2018.
Les « Printemps arabes », tout sauf une vague de démocratie
L’Occident aurait fait un contre-sens en interprétant l’avènement des « Printemps arabes » comme une vague démocratique qui traverserait le monde oriental. Il ne suffisait pas de faire tomber les despotes syriens irakien, libyen, tunisien ou égyptien pour que massivement, comme des fleurs de printemps, la démocratie s’implante triomphante, sur le terreau du « droit à l’autodétermination. ». Les clivages sociaux et confessionnels séparent les opposants des partisans du régime, et à mesure que les conflits s’installent, avec leur cortège de violences, les solidarités communautaires ont pris le pas sur le social et le politique. »
Le mois de septembre 2012, marque un changement de saison, passant brutalement d’un « printemps arabe », à un « hiver islamique », en Tunisie, en Égypte, en Libye, et ailleurs dans le monde arabo-musulman. Cette glaciation portait en elle un triple danger. Légitimer les branches les plus extrémistes de l’islam, telle que le salafisme wahhabite. Les violences de la rue arabe, avec l’assassinat de l’ambassadeur américain en Libye, la destruction de locaux diplomatiques dans plusieurs capitales, et jusqu’à l’apparition, le 15 septembre 2012, au cœur de Paris, de quelques femmes entièrement voilées de noir, et d’une prière de rue, étaient l’œuvre des Salafistes.
Accréditer l’idée d’un « complot » occidental contre l’Islam. La région avait du mal à admettre que les difficultés économiques et financières dans lesquelles les « révolutions » et les peuples libérés étaient plongés avaient pour seuls responsables les dictatures dont ils s’étaient libérés. Les opposants à ces « printemps arabes », c’est-à-dire les anciennes classes dirigeantes, désignèrent aussitôt, comme bouc émissaire, la puissance américaine, accusée d’être à l’origine de tous les maux d’un monde arabe profondément divisé. Pour sa part, Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah sunnite allié de l’Iran chiite faisait monter la tension dans la rue libanaise, au lendemain de la mobilisation populaire chrétienne massive lors de la visite officielle du pape Benoit XVI à Beyrouth. Faire progresser dans les opinions publiques de la région, et au-delà dans le monde occidental, le concept de « blasphème », dans le but de juguler la liberté d’expression et d’opinion.
Le poids des puissances majeures
Reste que le poids des puissances majeures de la région : Iran, Arabie saoudite, Turquie se fera encore longtemps sentir sur l’ensemble de la région. Le régime théocratique de Téhéran poursuivra son soutien à ses partisans en Syrie et en Irak, et utilisera ses « bras armés », dont le Hezbollah libanais, pour étendre son influence régionale. Ainsi son leader Nasrallah, avait annoncé officiellement l’implication militaire de ses combattants aux quatre coins de la région tout en retirant son armement lourd vers ses fiefs du Liban, afin, le moment venu, de s’insérer dans la vie politique régionale et de réactiver des diversions sur d’autres terrains de conflit, comme contre Israël, dans la perspective d’une réunification du monde arabo musulman, autour des noyaux durs des communautés chiites. L’ancien président Barak Obama, après avoir espéré obtenir une mise à l’écart de l’option militaire nucléaire iranienne, et promis que la pression diplomatique et économique sur Téhéran pourrait être desserrée, faisait un pari risqué dont son successeur Donald Trump n’a pas voulu prendre le risque, lorsqu’il s’alignait sur la Umma sunnite conduite par l’Arabie saoudite de MBS. La Turquie est devenue un élément déstabilisateur en prétendant à une position de leader sunnite régional. On hésite de plus en plus à faire confiance à un régime conservateur islamique tiraillé entre des engagements envers l’OTAN, une coopération » avec le Kremlin ou des projets déçus de couplage avec l’Union européenne.
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Bien d’autres pays traversent des passes difficiles. Le Liban retient son souffle, en évitant toute provocation, alors qu’il s’est doté d’un président chrétien et d’un gouvernement sous la férule des chiites et sous le poids politique du Hezbollah plus que jamais à la botte de l’Iran. Finalement, il se met en « faillite » financière sous les pressions de son système bancaire hégémonique.
En ce début de XXI e siècle les pays du Machrek et du Maghreb peuvent se classer en cinq catégories : – Ceux dans lesquels s’affrontent directement Iran et Arabie saoudite, tel qu’en Irak et au Yémen ; Des territoires profondément déséquilibrés, tels qu’au Liban et en Palestine ; – Des pays sunnites entrant dans le siècle nouveau, comme ceux du Golfe, l’Égypte ou la Jordanie. – Les pays du Maghreb qui, pour la première fois reçoivent de front des tensions moyens orientales, particulièrement en Libye, mais également en Tunisie et en Algérie où les islamistes pèsent chaque jour plus fort ; – Avec un cas nouveau, celui d’Israël, qui dans le même temps tisse des liens de plus en plus étroits avec les pays sunnites et fait front aux attaques multiples et diversifiées de l’Iran.
Quelles institutions de médiation ou d’apaisement peuvent être mobilisées dans ces circonstances ? Le Conseil de coopération du Golfe- CCG, créé en 1981, composé de l’Arabie saoudite, Bahreïn, Émirats arabes unis, Koweït, Oman et Qatar se trouve bloqué du fait de la querelle Arabie – Saoudite/Qatar qui a éclaté en juin 2017. On ne peut pas dire que le président américain Donald Trump qui a désigné l’Iran et Daech comme étant le nouvel « axe du mal. » et insisté sur « l’importance de stopper le financement du terrorisme », un objectif « primordial », nécessaire pour « discréditer l’idéologie extrémiste. » ait conçu un plan général pour sortir la région du chaos. En sous estimant la profondeur du choc Sunnites-Chiites, et en sous estimant les évolutions de la région, le président américain réveillait des antagonismes régionaux ancestraux et virulents. Il avait contribué au déclenchement de la crise diplomatique qui a déstabilisé les pays du Golfe. Le QATAR mis au banc. Riyad proclamait aussitôt que « le Qatar accueille divers groupes terroristes pour déstabiliser la région, comme la confrérie des Frères musulmans, l’État islamique (Daech) et Al-Qaïda. » Le 5 juin 2017, l’Arabie saoudite, Bahreïn et les Émirats arabes unis mirent le Qatar au banc de la Umma sunnite. Ces pays exprimèrent une ligne particulièrement hostile à l’Iran, accusé de profiter des crises qui agitent la Syrie et le Yémen pour s’ingérer dans les pays arabes sunnites. Mais le Qatar, le Koweït et Oman eurent des positions plus nuancées, s’employant à ne pas couper tout lien avec le monde chiite.
Et le coronavirus dans tout ça?
A la fin de son cinquième volume Gérard Fellous, étudie en profondeur la manière dont le coronavirus a frappé les pays de la région où les cartes sont rebattues. La région n’était pas préparée à affronter cette « bombe à retardement » qu’a constitué l’impact économique qui a touché, de manière très inégale, tous les pays de la planète. Les fortes tensions politiques et militaires ont compliqué, plus qu’ailleurs, les perspectives de coopération entre les États pour survivre à la déstabilisation sanitaire. Les conséquences économiques de la pandémie sont venues se surajouter aux autres tensions pour mettre en péril la survie de certains États ou pour le moins la stabilité déjà ébranlée de l’ensemble. La situation était aggravée par les handicaps constants que sont, depuis des décades, les carences et les incompétences d’États qui n’ont ni réserves financières pour certains, ni cadres formés, ni organisations administratives, ni chercheurs scientifiques pour affronter ce nouveau défi sanitaire.
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Les économies de nombre de pays de la région sont soit des « économie de guerre » comme en Syrie, ou au Yémen, soit à bout de souffle, comme en Irak, Jordanie ou Égypte, soit en faillite comme au Liban ou en Iran. Restait les pétromonarchies du Golfe dont les ressources financières et les réserves pétrolières les mettaient à l’abri d’un effondrement mais qui, dans la majorité des cas, pouvaient perdre la confiance de leurs partenaires économiques internationale, et celle de populations d’origine étrangère nombreuses qui supportent mal la gestion opaque de ces pays. La crédibilité économique et financière de tous les dirigeants de la région était une nouvelle fois tombée d’un cran après les dénis et les travestissements des réalités de la pandémie. Autre conséquence de la détérioration des économies des pays arabes de la région, l’accélération des vagues d’émigration de leurs compétences et de leurs travailleurs vers des économies plus fortes, aux États-Unis ou en Europe, en attendant une stabilisation des pays riches du Golfe qui les accueillaient jusque-là.
La dette étrangère de la plupart de ces pays étant fixée en dollars, et les devises nationales perdant de leur valeur, les remboursements de ces gouvernements augmentaient de manière exponentielle, entrainant de dramatiques coupes dans les budgets nationaux. L’accès limité et conditionné de ces pays aux marchés financiers n’a fait qu’aggraver la situation de leurs déficits. Ces pays étant impuissants à réduire leurs dettes, plusieurs centaines de millions de personnes rejoindront les rangs des plus pauvres de la planète, selon la Banque mondiale. Celle-ci a donc appelé à un moratoire sur la dette, afin que ces pays puissent libérer leurs ressources pour faire face à leurs difficultés économiques. La grippe du Coronavirus pourrait stagner plus longtemps dans les pays les plus pauvres, puis migrer entre les hémisphères Sud et Nord, au grès des changements saisonniers comme ce fut le cas dans le passé pour d’autres formes de grippe.