Indispensable à la vie humaine, l’eau joue aussi un rôle majeur lors des conflits. D’une part parce que les armées doivent assurer son ravitaillement pour les troupes, d’autre part parce que la tentation est grande, depuis l’Antiquité, de conduire une guerre de l’eau en empoisonnant les puits. Franck Galland vient de publier une étude essentielle sur la place de l’eau dans les conflits.
En 2014, en plein pendant l’opération SERVAL au Mali, Cédric Lewandowski, directeur du cabinet civil et militaire du ministre de la Défense, confie au lieutenant-colonel de réserve Franck Galland une étude sur la gestion de l’eau en OPEX. Cette étude du futur auteur de « Guerre et eau » fit date et servit à intégrer la dimension stratégique de l’approvisionnement en eau dans la manœuvre militaire des armées de terre, de l’air, et de la marine.
Ancien directeur de la sûreté du groupe Suez puis chef d’entreprise ayant créé son cabinet d’ingénierie-conseil spécialisé en résilience urbaine, Franck Galland est devenu un expert incontournable pour les municipalités et les gouvernements, tant en France qu’à l’international, sur les enjeux stratégiques et sécuritaires liés aux ressources en eau. Il est également le fondateur d’Aqua Sureté, plateforme permanente de rencontre et d’échanges techniques entre gestionnaires du risque sur les infrastructures hydrauliques, services de l’État et fournisseurs de solutions.
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La guerre et l’eau sont étroitement liées de deux manières différentes, d’abord par le stress hydrique de certaines zones géographiques suscitant tensions et conflits armés, mais aussi par l’approvisionnement en eau des théâtres d’opérations. Un soldat sous climat tempéré a besoin de 10 litres d’eau par jour, et de 30 litres en climat chaud. À cela s’ajoutent les besoins d’eau des hôpitaux militaires en campagne et de l’eau « technique » utilisée pour l’entretien des matériels et véhicules. Les interventions françaises en pays arides pour combattre le terrorisme doivent prendre en compte cette contrainte. « Depuis le 11 septembre 2001, combattre le djihadisme impose en effet d’intervenir en milieu désertique et de revoir les doctrines d’emploi des forces en y incorporant l’accès à l’eau comme sujet primordial » souligne Franck Galland au début de son ouvrage. Il faut en particulier privilégier un accès à l’eau souterraine par des forages réalisés dans les règles de l’art, et réduire l’empreinte logistique de l’eau en bouteille qui comme le soulignait, en octobre 2009, lors du Naval Energy Forum, le commandant de l’US Marine Corps, le général James Jones, « a représenté à elle seule, 51% de la charge logistique du corps des Marines engagé en Afghanistan » !
« Gouverner c’est pleuvoir ! »
Sun Tzu avait déjà recommandé au VIe siècle av. J.-C. de détourner les fleuves dansl’Art de la guerre et « dans la Rome et la Perse antiques, il était également d’une pratique courante de souiller les points d’approvisionnement en eau de l’ennemi ». Mais la Première Guerre mondiale, de par l’ampleur inégalée de sa mobilisation, marque une étape stratégique et technologique dans la prise en compte de la dimension hydrique au combat. Durant le premier conflit mondial, rappelle Franck Galland, de nombreux soldats ont été mis hors de combat en raison de maladies hydriques, comme le choléra, la dysenterie bacillaire ou la fièvre typhoïde, en raison d’un manque d’accès à une eau saine. L’approvisionnement et la manœuvre militaire de l’eau n’avaient, en effet, guère été pensés au début de la guerre par les dirigeants politiques et le haut commandement français. Une prise de conscience de leur dimension stratégique fut en revanche mieux intégrée par les Britanniques, puis par les Américains lors de leur entrée en guerre en 1917.
« Fort heureusement avec la montée en puissance du Service des eaux aux armées créé en avril 1915, et grâce à l’action féconde de deux officiers, ingénieurs polytechniciens, Alphonse Colmet-Daâge et Philippe Bunau-Varilla, bien des progrès seront accomplis jusqu’à la signature de l’armistice du 11 novembre 1918. » L’ingénieur Philippe Bunau-Varilla issu de la promotion 1878 de l’École Polytechnique avait été précédemment ingénieur à Panama pour la construction du canal. Il inventa un nouveau procédé de purification de l’eau visant à« réduire le volume de chlore ajouté à un niveau indécelable au goût, tout en garantissant une stérilisation efficace de l’eau consommée ».
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Cette méthode, dite d’auto-javellisation imperceptible, sera essentielle aux troupes françaises lors de la bataille de Verdun. Restée à la postérité sous le nom de verdunisation, cette innovation sera introduite dans le domaine civil après la guerre, sauvant notamment la ville de Reims d’une épidémie de fièvre typhoïde en 1924.
Au Maroc, l’eau sera également importante dans la conduite de la guerre, mais ici comme vecteur de pacification. La construction de réseaux hydrauliques en zones urbaines comme en zones rurales sera l’une des clés de la politique de développement menée par le maréchal Lyautey lorsqu’il s’agissait pour lui de « gagner les cœurs et les âmes » en rappelant « qu’un chantier vaut un bataillon » !
« Guerre contre l’eau » depuis 1945
En revanche, Franck Galland montre dans la deuxième partie de son livre de manière documentée « que la Seconde Guerre mondiale contrairement à la Première, intègre très tôt l’eau comme facteur clé de succès dans l’art militaire ». Le 2 septembre 1939, « le Grand Quartier général met sur pied les premières Compagnies du Service des eaux, au Centre de mobilisation générale du génie à Angers ». Des géologues civils mobilisés en tant qu’experts seront utilisés durant la drôle de guerre pour favoriser le déplacement des troupes sur des terrains secs, faciliter les manœuvres et l’utilisation de l’artillerie, car les canons lourds demandent une stabilité des sols, mais aussi pour déterminer des points de forage.
À partir de 1945, des techniques subversives utilisées dans les guerres asymétriques ont ensuite progressivement intégré l’eau comme une arme : « inondation par destruction d’ouvrages hydrauliques, empoisonnement des puits, occupation des barrages, chantages à la coupure d’eau, ou encore destructions ciblées d’infrastructures électriques, sans lesquelles il ne peut plus y avoir ni eau ni assainissement. »
Eau et infrastructures modernes interconnectées
Dans la dernière partie de son ouvrage, Franck Galland aborde enfin la réalité de la guerre pour l’eau demain en dressant un panorama des problématiques actuelles. Le mythe du dessalement de l’eau de mer est devenu possible à un coût acceptable grâce aux progrès techniques de la fin du XXe siècle. La technique de l’osmose inverse est aujourd’hui la plus utilisée et représente 60% des unités de production, mais ces nouveaux ouvrages sont autant de risques potentiels pour les pays qui en dépendent : pollutions accidentelles ou intentionnelles, sabotages, attaques cyber, … Aussi, des pays comme l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis ou le Qatar sont-ils à la recherche de solutions alternatives d’urgence notamment via la construction de méga réservoir de secours ou la recharge artificielle de nappes.
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Par ailleurs, l’alimentation en eau demande beaucoup d’énergie pour rendre possibles les adductions, faire fonctionner les forages…. 20% de la production d’électricité mondiale est ainsi consacrée au relevage et au transport d’eau brute. En ciblant délibérément la génération et la distribution électrique, les belligérants atteignent ainsi la disponibilité en eau d’un pays. Franck Galland explique ces interdépendances et illustre les cas de ciblages d’infrastructures hydrauliques et électriques à travers de nombreux exemples récents (Yémen, Syrie, Irak, Bosnie, Ukraine, …).
Inégalité des ressources des pays et volonté politique
Être capable de disposer d’eau en quantité et en qualité est une question de volonté politique rappelle Franck Galland, mais celle-ci exige vision et investissement chez les gouvernants. Singapour, par exemple, devrait être autonome en eau en 2060 grâce notamment à la réutilisation des eaux usées et au dessalement alors que la cité-État dépendait à 100% de la Malaisie voisine à son indépendance un siècle plus tôt. Des pays initialement peu dotés en eau par nature comme Israël ont par ailleurs réussi à devenir excédentaires, grâce au dessalement, mais aussi à la réutilisation de 87% des eaux usées de l’État hébreu réinjectées après traitement à des fins d’arrosage agricole, d’espaces verts, mais également de consommation humaine.
À l’inverse, le Brésil dispose d’abondantes ressources en eau, mais, faute d’investissement et de planification, sa plus grande ville Sao Paulo a connu en 2012 et 2015 de graves pénuries et a dû mettre en place un système de rationnement. Le marché de la production d’eau potable et de l’assainissement des eaux usées est également très différent selon les pays. Aux États-Unis, l’exploitation de l’eau et de l’assainissement est publique, en régie, à hauteur de 86% pour l’eau et 96% pour l’assainissement. En Grande-Bretagne, le marché est en revanche privé à hauteur de 90% environ. En France, il se situe à près de 70% avec une concurrence entre acteurs privés qui a fait naître l’innovation environnementale dans le domaine de l’eau de Napoléon III à aujourd’hui. Rappelons que les opérateurs ne vendent pas l’eau, mais le service hautement technique qu’ils apportent à l’eau pour la rendre consommable ou pour être en mesure de la réintroduire dans le milieu naturel.
Guerre contre l’eau ou guerre pour l’eau ?
À partir de documents et d’archives inédites sur la dimension stratégique de l’eau dans les combats de la Première Guerre mondiale à nos jours, l’auteur distingue bien « la guerre contre l’eau » de « la guerre pour l’eau » à partir de la décennie ouverte en 2020.
L’ouvrage dont nous vous conseillons vivement la lecture est ainsi à la fois un travail historique et une étude prospective intégrant les derniers développements géopolitiques liés à la rareté de la ressource, mais aussi ceux liés au terrorisme hydrique dans un monde global aux infrastructures interconnectées. Le livre du lieutenant-colonel (R) Galland porte sur un siècle, mais depuis au moins le néolithique nous savons que l’eau est indispensable à l’homme et directement liée à la question de l’énergie et de sa subsistance : agriculture, moulins à vent et à eau, hydroélectricité… L’eau tombe certes du ciel, mais « gouverner c’est pleuvoir » comme le disait Lyautey. Il faut donc organiser, planifier et investir dans la ressource en eau.
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Il est manifeste que l’actualité de l’ouvrage du lieutenant-colonel (R) Galland est encore renforcée par la crise de la COVID 19 et les réflexions autour du monde d’après qu’elle a suscitées. Cet évènement planétaire a fait notamment prendre conscience de la place vitale qu’occupent les infrastructures et les opérateurs de services essentiels dans les vies des populations. La notion retenue par la France d’Opérateur d’Importance Vitale (OIV) semble d’ailleurs ici plus cohérente par l’interdépendance des infrastructures et des opérateurs qu’elle implique que la notion plus anglo-saxonne d’infrastructure critique (critical infrastructure). Le livreGuerre et eau de F. Galland démontre là également, avec talent, l’interconnexion actuelle des infrastructures critiques ou essentielles : les infrastructures liées à la production d’électricité et de gaz, mais également de télécommunications, qui sont toutes fondamentales à la continuité d’activité des infrastructures d’approvisionnement et de traitement d’eau.