En 1981, devenu le premier président socialiste de la Ve République François Mitterrand exalta « les glorieuses fractures de notre Histoire » ayant permis au peuple de gauche de participer directement aux affaires publiques. Mais quand, assez vite, difficultés économiques et déconvenues financières obligèrent à changer brusquement de cap, Mitterrand aborda en 1983 ce tournant délicat avec maestria.
Du jour au lendemain, il s’écarta des principes sur lesquels il avait été élu en 1981 et se métamorphosa en champion de l’Europe, sous la forte pression de Jacques Delors ne l’oublions pas. Sur ce sujet il n’avait pas changé de cap depuis qu’il avait assisté au congrès de La Haye de 1948. Car, contrairement à ce qu’affirmaient ses détracteurs, il avait quelques convictions, peu nombreuses assurément, mais touchant à des domaines essentiels, et qui lui donnaient une sorte de colonne vertébrale sans laquelle il n’aurait pas victorieusement affronté tant d’épreuves. Avocat depuis l’après-guerre, il n’avait jamais hanté les couloirs du Palais, laissant à l’épouse de son ami Georges Dayan le soin de gérer son cabinet, mais ses études de droit l’avaient convaincu que normes juridiques et institutions sont essentielles – ce qui ne l’empêchait pas l’occasion de les malmener. Ministre de la France d’outre-mer au tout début de sa carrière politique, il avait contribué à faire évoluer vers l’autonomie beaucoup de territoires africains alors sous tutelle française et, fort de cette expérience, il avait retiré un intérêt extrême pour le continent noir, l’intuition que son destin et celui de la France resteraient liés. « La France du XXIe siècle sera africaine ou ne sera pas », a -t-il déclaré en 1952. Au ministère de la France d’Outre-mer, appliqua le principe « Ad augusta per angusta » ( « Vers les sommets par des chemins étroits »).
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Il faut comprendre que la gloire ne s’acquiert pas facilement. Il sut nouer d’étroits rapports avec le nouveau Parti qui vit le jour dans les colonies françaises d’Afrique noire, sauf au Sénégal, le Rassemblement démocratique africain (RDA), d’Houphouët–Boigny, qui deviendra un des sages de l’Afrique jusqu’à sa mort en janvier 1993, surnommé le « Vieux ». Le futur président de la République, le détacha de ses amis, compagnons du Parti communiste, comme Gabriel d’Arbousier, et poussa aussi loin qu’il fut possible l’autonomie en Afrique noire grâce à l’indifférence des milieux métropolitains et l’inattention générale. Personnage clé de la IVe République, il savait enfin que sans l’alliance américaine, aucune reconstruction après-guerre n’aurait été possible ; il évaluait aussi très lucidement le danger constitué par l’Union soviétique. Pourtant, il connaissait mal les États-Unis et redoutait leur tendance hégémonique, seul point qui peut-être le rapprochait du général de Gaulle. Il en résultait de sa part un atlantisme raisonné et raisonnable excluant toute hostilité intempestive comme toute soumission aveugle.
Fort de sa position acquise lors du scrutin présidentiel de décembre 1965, François Mitterrand ne laissa pas échapper l’occasion de s’en prendre, le 13 avril, à la politique extérieure du fondateur de la Ve République lors du retrait de la France de l’OTAN : « Que signifie le désengagement atlantique s’il ne signifie pas d’autres engagements ? Et je pense, notamment, puisqu’il n’est pas question, vous l’avez dit vous-même, d’un renversement des alliances, je pense, notamment, que vouer la France à quitter d’une certaine manière le bloc atlantique sans avoir pour autant préalablement défini une politique nouvelle précise à l’égard des pays de l’Est, et surtout en ayant négligé toute politique européenne, quand vous n’avez pas tout fait pour la détruire ; alors, j’ai le sentiment que nous avions raison lorsque nous disions que votre politique était celle de l’isolement nationaliste. » Autant de repères qui lui servaient de boussole et sans lesquels on ne peut comprendre son parcours. Celui-ci fut exceptionnel et il ne fait guère de doute qu’avec de Gaulle, il aura été le président de la Ve République qui aura laissé l’empreinte la plus durable.
Mais si le Général s’illustra tant par les défis qu’il releva – à commencer par celui du 18 juin – que par sa manière de mener les hommes, François Mitterrand, qui n’eut pas à agir dans des périodes aussi dramatiques que son prédécesseur, se distingua essentiellement par ses méthodes, son génie manœuvrier et surtout machiavélien, son aptitude à tirer parti des circonstances. Sur ce terrain, il était inimitable. Nul mieux que lui n’aura su percevoir les ambiguïtés d’une époque et ménager jusqu’au moment opportun les différentes forces en présence. À la fin d’un siècle marqué par tant de tragédies, de changements inattendus, sa force aura été d’apparaître comme une sorte de point fixe, de commun dénominateur à travers lequel chacun pouvait reconnaître une phase de sa propre Histoire, lui-même se réservant la faculté de régler les crises en rendant compatibles à son profit et par sa seule présence des forces apparemment opposées.
En somme, le génie de cet homme dont l’ambition avouée fut souvent de faire bouger les choses aura été surtout de durer. De ce fait, sa vie aura été un roman à nul autre pareil, et lui-même un héros baroque unissant dans un même destin le libertinage de Casanova, le talent diplomatique de Talleyrand, le réalisme de Thiers et le romantisme bucolique de Lamartine. Une fusion improbable qui, étrangement, commença dans une des régions de France les plus paisibles, la Charente.