La bande-dessinée La Cellule retrace l’organisation et le déroulement des attentats de 2015. Grâce à des auteurs qui suivent de près les dossiers du terrorisme, elle fourmille d’éléments précis et justes, tout en permettant d’aborder ces sujets complexes de façon plus ludique.
La bande dessinée La Cellule[1] traite, comme son sous-titre l’indique, des attentats de Paris et au Stade de France le 13 novembre 2015. En 248 pages (volume remarquable pour ce genre d’ouvrages) les auteurs retracent la structuration progressive du petit noyau actif qui réalisa cette action terroriste. Le récit couvre la phase préparatoire en France, Belgique et Syrie (sous l’égide de l’État islamique) ; très (trop) brièvement le déroulement des attaques, et les suites immédiates de cet épisode, lorsque les restes de « la cellule » finissent par commettre dans la précipitation les attentats de Bruxelles (aéroport de Zaventem, métro Maelbeek) le 22 mars 2016.
Ce n’est, certes, pas la première fois que ces attentats ont fait l’objet d’une bande dessinée[2], mais cette fois le projet est plus ambitieux. Il réunit, outre le dessinateur N. Otero, un journaliste qui suit les questions de terrorisme dans Le Monde (S. Seelow), et K. Jackson, directeur d’études au Centre d’Analyse du Terrorisme (CAT), présidé par Jean-Charles Brisard[3]. En particulier, ce livre publié à la veille de l’ouverture, début septembre, du procès des attentats, bénéficie des résultats des laborieuses enquêtes qui se sont étendues environ sur sept ans, et dont les auteurs ont pu consulter les informations contenues dans les dossiers d’instruction. À cet égard ce volume permet d’entrevoir à la fois (mais sans doute partiellement) l’état des connaissances sur cet épisode, tout autant que la manière dont les auteurs estiment opportun d’en rendre compte à destination du grand public consommateur de bandes dessinées.
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C’est aussi pourquoi ce livre est intéressant, car il permet de mettre en évidence certains biais politiques et conceptuels qui affectent trop souvent l’appréhension du fait terroriste, notamment en France sous l’influence idéologique obscurantiste de la « gauche éclairée ». Sans entrer ici dans la discussion des faits, dont la vérification dans ce genre de dossiers est hautement problématique, on se limitera à formuler quelques réflexions portant davantage sur la perspective adoptée et sur les angles morts qu’elle suscite.
Tout d’abord, le choix des auteurs de se concentrer exclusivement sur ce qu’ils appellent « la cellule », c’est-à-dire une petite quarantaine d’individus (dirigeants, commanditaires, commandos, logisticiens, et complices présumés du second cercle) permet sans doute une structuration satisfaisante de la narration. Mais en centrant le regard exclusivement sur le « noyau actif », ce travail omet soigneusement de parler de ce qui a rendu possible l’émergence et la structuration de ce groupe. À savoir la présence d’une base démographique (ici relevant de l’immigration maghrébine de masse en France et en Belgique), au sein de laquelle un ensemble de pratiques culturelles, religieuses, économiques (spécialement liées à l’informalité), etc. ont permis la naissance d’un terreau perméable à l’idéologie islamiste. Et au sein de ce terreau vont se constituer différentes mouvances salafistes (quiétistes ou plus explicitement politiques) et/ou djihadistes[4]. C’est ensuite, au sein de ces mouvances, et bénéficiant de la complicité tacite minimale indispensable du terreau qui consiste en la garantie de non-dénonciation auprès des autorités, que des groupes (ou réseaux) d’acteurs violents souvent très jeunes et avec un passé délinquant qui leur donne des compétences précieuses en matière d’acquisition et maniement d’armes, de clandestinité, de captation de ressources, etc., vont se structurer. Ce seront, par conséquent, ces « noyaux actifs » qui seront susceptibles de passer à l’acte, et en comprendre l’origine implique donc de bien connaître les territoires où ils débutent et poursuivent leurs trajectoires. Pour comprendre l’origine de groupes comme « la cellule » dont parle ce livre, c’est donc toute cette sorte de pyramide culturelle et militante qui doit être analysée. Sans quoi on s’interdit de percevoir les processus concrets de constitution des noyaux actifs, qui sont, certes, très souvent les « bandes de copains et parents » dont parle Marc Sageman[5], mais qui ne surgissent pas du néant, ou influencées seulement par internet, comme certains invitent à le croire.
Ensuite, cette « radicalisation primaire » s’effectue localement, dans un certain nombre d’endroits aux caractéristiques assez bien connues : forte proportion d’immigration musulmane, gestion communautaire des mœurs et de la vie quotidienne des habitants, présence importante d’une économie informelle et/ou criminelle, etc., comme dans bon nombre de « zones sensibles » en France ou Molenbeek et quelques autres quartiers de Bruxelles. Cet archipel de lieux contrôlés totalement ou partiellement par diverses mouvances islamistes est bien évoqué dans le livre, mais sans faire l’objet de l’attention qu’il mérite. De même le rôle d’Internet y est présenté pour ce qu’il est, c’est-à-dire surtout un moyen de communication, de commandement et d’information sur des cibles possibles. Et pas un instrument de « radicalisation » en tant que tel, sachant que généralement ce n’est qu’après avoir été en contact avec les rudiments de l’idéologie djihadiste que des « jeunes » (souvent déscolarisés et insérés dans la délinquance) iront consulter les sites dont l’existence est connue dans le micromilieu qui les influence.
Enfin, la trame du récit combine heureusement l’enquête de type policier, ici menée par un agent de la DGSI (Direction Générale de la Sécurité Intérieure) intoxiqué à la nicotine et aux théories psychanalytiques fumeuses sur le terrorisme ; des données importantes sur l’infiltration des membres du commando en Europe en bénéficiant des flux de migrants de l’année 2015, et le rôle des commanditaires des attentats parmi les dirigeants de l’État islamique basés en Syrie.
En tant que tel, ce travail qui apporte sans doute bon nombre d’informations actualisées est agréable à lire, mais ne saurait être pris comme une synthèse définitive sur cet épisode. Il s’agit plutôt d’un intéressant point de départ qui, espérons-le, incitera plus d’un lecteur à approfondir le sujet en recourant à des travaux spécialisés relevant du champ des études sur le terrorisme. Ces derniers sont probablement moins divertissants, mais plus utiles pour comprendre les réalités à l’œuvre dans l’existence et l’action de « La Cellule ».
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[1] Soeren Seelow, Kévin Jackson, Nicolas Otero, La Cellule. Enquête sur les attentats du 13 novembre 2015, Les Arènes BD, Paris, 2021.
[2] Voir notamment : Anne Giudicelli ; Luc Brahy, 13/11. Reconstitution d’un attentat. Paris, 13 novembre 2015, Éditions Delcourt, Paris, 2016.
[3] Dont on peut lire l’analyse « à chaud » : Jean-Charles Brisard, « The Paris Attacks and the Evolving Islamic State Threat to France », CTC Sentinel, Vol. 8, N° 11, 2015, 5-8.
[4] Pour un tout premier aperçu de la diversité des courants, tendances et mouvances de l’islamisme on peut consulter : Anne-Clémentine Larroque, Géopolitique des islamismes, PUF, Paris, 2014.
[5] Lire, par exemple : Marc Sageman, Misunderstanding Terrorism, Unversity of Pennsylvania Press, Philadlphia, 2017.