<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Iran est-il condamné ?

18 janvier 2025

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L’Iran est-il condamné ?

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La guerre totale que livre l’État hébreu contre la République islamique d’Iran et ses relais d’influence dans la région traduit la vitesse à laquelle s’opèrent les recompositions diplomatiques régionales qui bien souvent ne jouent pas en faveur de Téhéran. Comment ce dernier réagit-il face à cette guerre d’attrition que lui impose Israël ?

 

Traumatisée par la terrible saignée consécutive à l’interminable guerre qui l’opposa à l’Irak de Saddam Hussein de 1980 à 1988, l’Iran a tenté de construire son architecture de sécurité nationale en œuvrant à détenir l’arme nucléaire (pour ne pas s’en servir ?) tout en tissant un réseau d’alliances avec des entrepreneurs de la violence qui lui vouent un degré d’allégeance à géométrie variable. Objectif : mettre tout en œuvre pour éloigner la menace à l’extérieur de ses frontières. Ce que l’Iran et ses proxies nomment « l’axe de la résistance » est aujourd’hui sévèrement ébranlé par l’hubris israélien, qui, à force de patience stratégique et de travail de longue haleine, a réussi coup sur coup à décapiter le Hamas et le Hezbollah libanais.

Contre « le petit Satan »

Pourtant, jusqu’au pogrom perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023, rien ne prédisposait l’Iran à opter pour une radicalisation face au « petit Satan » sioniste. C’est même le contraire qui était à l’œuvre. En témoigne la stratégie du développement économique misée par Téhéran, concrétisée par une volonté d’établir des relations de bon voisinage avec les 15 voisins directs de l’Iran.

Une stratégie de détente sur fond de crise intérieure, de hausse de la contestation, qui n’est pas sans rappeler la politique dite du zéro problème avec les voisins, élaborée par l’ancien ministre turc des Affaires étrangères et conseiller diplomatique d’Erdogan, Ahmet Davutoglu.

Dans son environnement régional direct, l’Iran a renforcé ses relations bilatérales avec la région autonome du Kurdistan d’Irak, le régime taliban au pouvoir à Kaboul, sans oublier l’Azerbaïdjan qui pose un défi sécuritaire de premier plan à Téhéran du fait de son partenariat stratégique avec Israël et de ses velléités annexionnistes contre le voisin arménien.

La détente s’était donc installée avec les États-Unis qui, sous l’administration Obama, avaient entre 2013 et 2015 opté pour une négociation directe avec Téhéran autour du dossier nucléaire, au grand dam des pétromonarchies du Golfe. Ces dernières s’inquiétaient aussi et surtout des programmes militaires de la République islamique, qui en l’espace de quelques années avaient vu leur arsenal de missiles et de drones s’accroître au rythme de la toile du réseau d’influence des mollahs dans la région.

Il faudra attendre le 10 mars 2023 pour que la Chine, partenaire commercial de l’Arabie saoudite et de l’Iran, réalise une prouesse diplomatique en annonçant à Pékin le rétablissement des relations diplomatiques entre Riyad et Téhéran après une rupture de sept ans. Une rupture provoquée par l’attaque de la représentation saoudienne à Téhéran en 2016, en représailles de l’exécution par les autorités saoudiennes du dignitaire chiite Nimr Baqer al-Nimr. Ce fut pour la Chine l’occasion de marquer un point décisif dans la rivalité qui l’oppose à Washington, mais aussi un moyen de mettre en place une politique d’équilibre entre la première puissance du monde chiite et sa rivale sunnite, empêtrée dans le bourbier yéménite face à une milice soutenue par la théocratie iranienne.

 

L’axe Téhéran / Ryad

La guerre en Ukraine a eu comme effet d’accroître la dépendance de l’Iran face au tandem sino-russe, même si les intérêts iraniens ne coïncident pas sur la question syrienne. Détenteur du pouvoir suprême, le guide de la révolution Ali Khameneï, 85 ans, est partisan du renforcement des liens économiques et militaires avec Moscou et Pékin. Ainsi, en 2024, l’Iran a officiellement rejoint le groupe des économies émergentes des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), aux côtés de l’Égypte, de l’Éthiopie, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis (EAU). En juillet 2023, l’Iran a officiellement rejoint l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), devenant ainsi le neuvième membre permanent du groupe. Il s’agit d’une dynamique d’élargissement qui englobe d’autres acteurs moyen-orientaux à l’instar du Qatar, de l’Égypte, de Bahreïn, du Koweït, de l’Arabie saoudite ou encore des Émirats arabes unis au profit de la Chine.

Les conséquences calamiteuses de la guerre à Gaza

 

Faut-il le rappeler ? L’Iran n’était pas favorable à la razzia pogromiste, expression empruntée à l’islamologue Gilles Kepel, du Hamas. Ce dernier n’avait averti Téhéran qu’à la dernière minute. Dès lors, le mécanisme était déclenché. D’abord, éliminer les garde-fous du régime des mollahs, ensuite frapper la tête du serpent. Cette nouvelle stratégie israélienne s’est mise en œuvre après le 7 octobre, d’abord en Syrie. Avant cette date, les objectifs militaires israéliens en Syrie ciblaient principalement des auxiliaires iraniens. Le 25 décembre 2023, l’élimination à Damas de Sayyed Razi Mousavi, général iranien de haut rang, marque un nouveau stade de la stratégie militaire israélienne. Et le ciblage direct du personnel des pasdarans en Syrie s’est poursuivi après 2023.

Le 1er avril 2024, l’aviation israélienne frappe le consulat iranien à Damas, causant la mort du général Mohammad Reza Zahedi, commandant de la Force al-Qods supervisant la Syrie et le Liban, et de six autres militaires dont son adjoint Mohammad-Hadi Haji-Rahimi.

De l’avis du spécialiste de l’Iran, Clément Therme, cette opération s’inscrivait dans le cadre des objectifs israéliens : cibler les forces pro-iraniennes présentes en Syrie depuis une décennie. Mais, rappelle le chercheur, c’était pourtant la première fois qu’un assaut israélien était dirigé contre un bâtiment diplomatique iranien. De plus, cette opération militaire témoignait d’un changement dans les règles d’engagement du conflit : le 1er avril, Israël ne visait pas les livraisons d’armes au Hezbollah, ne repoussait pas les auxiliaires soutenus par l’Iran au-delà de ses frontières. Cette attaque avait pour seul but d’éliminer les conseillers militaires iraniens en Syrie.

Dès lors, l’Iran ne pouvait plus déléguer la riposte aux seuls alliés, car il en allait de sa crédibilité. Sa riposte militaire contre Israël depuis son territoire fut menée par la force aérospatiale des pasdarans qui, de sources iraniennes, lancèrent 13 missiles dont 7 touchèrent la base de renseignement militaire de Nevatim et la base aérienne de Ramon. Suffisant pour inquiéter les pays arabes sunnites de la région, pas assez pour infliger des dommages sérieux à Israël. Ce qui n’empêche pas de rappeler qu’en cinq ans, la capacité de frappe des drones et autres engins peu détectables a crû exponentiellement comme l’a montré le ciblage de la résidence du Premier ministre israélien à Césarée dans le centre d’Israël.

Qui peut œuvrer à la désescalade ?

 

Engagé dans une guerre d’attrition qu’il n’a pas souhaitée, le régime des mollahs a vu son prestige s’étioler auprès de ses alliés, tout comme de ses adversaires régionaux, engagés dans un processus de normalisation avec Israël.

Dans cette optique, seuls le sultanat d’Oman et le Qatar ont intérêt à proposer leurs bons offices entre Iraniens et Américains pour éviter une conflagration régionale aux funestes conséquences.

En 2023, les Omanais ont accueilli plusieurs cycles de pourparlers indirects entre les États-Unis et l’Iran. Oman a été l’un des acteurs centraux d’un échange de prisonniers/otages entre les États-Unis et l’Iran, et du transfert de 6 milliards de dollars de fonds iraniens de la Corée du Sud vers le Qatar en septembre 2023.

Oman déploie depuis des années des efforts diplomatiques aussi denses que discrets pour rapprocher les vues de Washington et Téhéran, tandis que le Qatar a intérêt à garantir la stabilité du golfe arabo-persique pour assurer l’exportation de son gaz.

Facteur géostratégique garant de sa survie, les Émirats arabes unis jouent un rôle primordial dans le contournement des sanctions économiques unilatérales occidentales contre Téhéran grâce à la plateforme de Dubaï où les entreprises iraniennes abondent. Abu Dhabi est le premier partenaire commercial de Téhéran, avec des échanges bilatéraux ayant dépassé les 243 milliards de dollars en 2023, avec un objectif de 30 milliards de dollars pour 2024. Sur le plan politique, les Émirats n’ont pas encore renvoyé leur ambassadeur en Iran, ce qui met en évidence les frictions toujours ouvertes avec l’Iran au sujet des îles de Tunb et d’Abou-Moussa, revendiquées par Abou Dhabi, mais occupées par l’armée iranienne depuis plus de cinquante ans. Les divergences politiques actuelles remettent en évidence des tensions diplomatiques récurrentes sur cette question territoriale. Une question qui pourrait compromettre le développement des liens commerciaux entre les Émirats et l’Iran.

De son côté, l’Irak présente un autre enjeu. Économique d’abord, puisque l’approvisionnement en devises (dollars américains), la contrebande de produits interdits par les sanctions américaines via le territoire irakien, permet la réexportation de gaz et de pétrole iranien.

Une situation complexe qui rappelle que l’Iran exploite 28 gisements avec ses voisins, de l’Irak à l’Arabie saoudite en passant par le Koweït, le Qatar et les Émirats arabes unis. Si Téhéran accuse un retard technologique dans le domaine des hydrocarbures, c’est en grande partie dû à sa difficulté d’attirer des investissements étrangers pour moderniser ses infrastructures. Selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), l’Iran n’a attiré que 1,5 milliard de dollars d’investissements directs étrangers (IDE) en 2022. Et environ 5 milliards de dollars en 2023, selon les chiffres officiels de la République islamique. Il s’agit d’un montant bien inférieur si on le compare avec les capitaux drainés par les Émirats arabes unis (22,5 milliards d’IDE en 2022), et l’Arabie saoudite qui, dans le cadre de son projet pharaonique Vision 2030, s’est vu promettre 21 milliards d’investissements la même année.

Selon le nouveau président iranien, l’Iran a besoin de 200 à 250 milliards de dollars d’investissements. Or, le capital total disponible dans le pays ne dépasse pas les 100 milliards de dollars. Téhéran doit donc attirer 100 milliards supplémentaires d’IDE. L’objectif fixé par le guide suprême, Ali Khamenei, est une croissance du produit intérieur brut de 8 % qui permettrait de réduire le taux de chômage et l’inflation en dopant la production nationale.

Une capacité de dissuasion encore intacte

Pour l’heure, tout porte à croire que cet objectif est loin d’être atteint tant les Occidentaux ne sont pas disposés à lever leurs sanctions. En outre, Téhéran s’intéresse à l’Asie centrale, arrière-cour de la Russie, mais zone de rivalité sino-russe, pour y développer des programmes de coopération avec le Tadjikistan persanophone, ainsi que le Turkménistan neutre et l’Ouzbékistan.

Il convient de rappeler que dans sa lutte pour sa survie, le régime de Téhéran est prêt à impacter ses puits sous embargo, mais également ceux de ses voisins arabes. Les terminaux pétroliers et gaziers du Golfe sont à portée des multiples relais de Téhéran dans la région comme l’ont rappelé les dommages infligés aux raffineries saoudiennes de Abqaïq et de Khuraïs le 14 septembre 2019, qui avaient réduit de 60 % la production du royaume – entraînant immédiatement, en une seule journée, 15 % de hausse du brut à New York.

Dans le Caucase, l’Iran a fait savoir à maintes reprises qu’il s’oppose au projet de corridor extraterritorial reliant l’Azerbaïdjan à son exclave du Nakhitchevan via l’Arménie. Projet soutenu à la fois par la Turquie, mais aussi la Russie, mettant ainsi à mal la confiance entre Iraniens et Russes. Pour l’Iran, il s’agit d’une question de sécurité nationale. La remise en question de ses 42 kilomètres de frontières communes avec l’Arménie, avec lequel les relations sont au beau fixe, favorise son encerclement par le tandem panturquiste turco-azerbaidjanais, renforcerait l’irrédentisme des Azéris d’Iran, deux fois plus nombreux que leurs compatriotes d’Azerbaïdjan, mais aussi fera le jeu des puissances occidentales dans leur stratégie d’endiguement de Téhéran. Mais la République islamique a-t-elle les moyens de dissuader ses adversaires ? Acculé, poussé dans ses retranchements, l’Iran pourrait se montrer imprévisible en changeant de stratégie. Depuis la fin de la guerre contre l’Irak, la puissance iranienne s’est manifestée par le recours à des conflits asymétriques. Un Iran affaibli pourrait s’avérer potentiellement dangereux pour l’Azerbaïdjan à majorité chiite, mais gouvernée d’une main de fer par un pouvoir laïc panturquiste. Un pays que l’Iran accuse d’avoir usurpé le nom de sa province septentrionale en 1918 et qu’il considère à présent comme un proxy israélien.

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À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

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