L’insidieuse marche vers la guerre

16 août 2023

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Deux soldats de l'armée de l'Union franco-indochinoise manient leurs fusils à Hanoi, alors qu'ils combattent les forces communistes du Viet Minh, le 24 janvier 1947, pendant la première guerre d'Indochine. Crédits : AP Photo

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L’insidieuse marche vers la guerre

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À la veille des grandes tragédies de son histoire, le peuple français a souvent cru à tort en sa bonne étoile.

En séjour dans la petite station thermale autrichienne de Bad Ischl, j’ai eu l’occasion de visiter la Kaiservilla, cette ancienne résidence d’été du couple impérial formé par François-Joseph et son épouse Elisabeth, ladite « Sissi ».  C’est dans ce cadre bucolique et enchanteur que l’empereur, ayant appris l’assassinat à Sarajevo de son neveu l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’empire austro-hongrois, rédigea entre deux parties de chasse, avec nonchalance et même avec une certaine délectation, le 28 juillet 1914, sa déclaration de guerre à la Serbie qu’il intitula « À mes peuples ». Il fit expédier la fatidique missive du pittoresque bureau de poste de la ville, toujours visible de nos jours, déclenchant ainsi, par le jeu mortifère des alliances (Triple-Alliance, Triple-Entente) et sans en avoir mesuré les conséquences, la première apocalypse du vingtième siècle, impliquant plus de 70 pays belligérants.

Comme des somnambules au bord d’un précipice

Cette année-là, à l’instar des autres peuples européens, les Français, comme l’a souligné l’historien Rémy Cazals, « sont persuadés que tout va se régler dans les Balkans, que tous ces monarques européens apparentés finiront par s’entendre et que nous ne sommes pas menacés. Bien sûr, la relation avec l’Allemagne reste conflictuelle. Mais on fait confiance aux diplomates »[1]. 1er août 1914, l’ordre de mobilisation générale est pour la première fois décrété en France. La Première Guerre mondiale se soldera, pour la seule France, par un bilan de 1,4 million de soldats morts, plus de 4 millions de soldats blessés et 300 000 morts au sein de la population civile. Au total, le conflit fera 18,6 millions de morts[2] !

Une génération après la Grande Guerre, en août 1938, 80% des Français pensent que l’entente franco-anglaise va maintenir la paix en Europe, selon un sondage réalisé à l’époque par l’Institut français d’opinion publique (IFOP)[3]. En avril 1939, près de la moitié de la population croit encore à la paix en dépit de la succession inquiétante de graves crises internationales et de la montée des totalitarismes. Au printemps 1939, comme si de rien n’était, les préparatifs vont bon train pour la première édition du Festival du Film de Cannes prévue en septembre 1939 et, au lendemain de la signature du pacte germano-soviétique du 23 août 1939, les Français se passionnent plus que jamais pour l’étape bretonne du Tour de France[4] ! En septembre 1939, cinq millions d’entre eux seront mobilisés. 567 600 Français périront.

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En octobre 1940, alors que plus de 3000 soldats français sont déjà tombés au combat pendant la « Drôle de guerre » (3 septembre 1939-10 mai 1940), la population croit encore qu’elle pourra être épargnée grâce au double jeu de Pétain avec les Allemands lors de l’entrevue de Montoire, qui pose les bases de la collaboration après l’armistice du 22 juin 1940. Le peuple de France, désormais placé sous la férule de l’occupant allemand, s’illusionne sur l’avenir de la « zone libre ». Il n’a pas anticipé l’invasion allemande au sud de la ligne de démarcation le 11 novembre 1942 (à la suite du débarquement allié en Afrique du Nord), et le lot d’atrocités supplémentaires qui va en découler.

Au terme de ce déchaînement de forces infernales, le pays sortira non seulement exsangue de la Deuxième Guerre mondiale, le conflit le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité, mais sa réputation se trouvera durablement entachée par l’expérience de la collaboration et de la déportation massive des Juifs vers les camps de la mort. Et ce, en dépit du martyre de la Résistance et du comportement héroïque du général de Gaulle et de ses camarades – « les clochards de la gloire », selon l’expression du combattant de la France libre, Alexis Le Gall (1922-2019), dont l’obsession fut, à compter de juin 1940, d’effacer l’humiliation de la défaite[5].

Les grandes illusions de l’après guerre froide

C’est pourtant encore avec ce même optimisme à toute épreuve que les Français aborderont le début de la Guerre froide, une période marquée par le spectre de l’apocalypse nucléaire. L’effondrement de l’Union soviétique les poussera à réclamer les « dividendes de la paix » et à entamer le XXIe siècle gonflés d’espoir. Le rêve d’une mondialisation heureuse mis en avant par ses élites dirigeantes, les progrès technologiques incontestables, les sirènes de l’intégration européenne, le confort ramollissant de l’américanisation de leur mode de vie, les a progressivement conduits à écarter la guerre du champ des possibles. Et comme ne cessent de le faire remarquer les tenants de la droite souverainiste (Nicolas Dupont-Aignant, Florian Philippot, François Asselineau), les Français ont, sans même s’en apercevoir, remis leur pouvoir de décision et la souveraineté de leur État-nation millénaire entre les mains d’instances supranationales dirigées par des personnalités non-élues.

Pourtant, depuis 1991, les conflits s’enchaînent : Bosnie, Kosovo, Afghanistan, Irak, Syrie, Libye, Ukraine, alimentant une crise migratoire aiguë qui déstabilise les Européens. L’irrésistible montée de l’islamisme, la succession d’attentats terroristes sanglants, l’extension des violences urbaines, l’enracinement des squatters, l’obscène prospérité des réseaux criminels, l’impunité des bandes de pillards et des émeutiers, ne les incitent toujours pas à se départir d’un certain optimisme.

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Le spectre de la mobilisation générale

Le scénario d’une mobilisation générale de la population française pour aller combattre un nouvel ennemi sur le front de l’Est devrait cependant nous interroger. Comme le pressentait en 2022 Henri Guaino, »les Français s’acheminent lentement vers la guerre comme des somnambules »[6]. Dominique de Villepin s’est montré lui aussi inquiet vis-à-vis de cette folle escalade [7].

L’escalade en Ukraine n’a en effet jamais cessé de s’emballer. Les décisions prises au dernier sommet de l’OTAN à Vilnius des 11 et 12 juillet 2023 semblent verrouiller toute possibilité de négociation de paix. Lors de ce sommet, le président polonais a évoqué ouvertement la possibilité d’une entrée en guerre contre la Russie. Le président français a, quant à lui, annoncé la livraison de missiles à longue portée à l’Ukraine permettant des frappes dans la profondeur et la possibilité de toucher le territoire russe. Cette annonce a provoqué une réaction lourde de menaces de la part de la Russie, d’autant plus que la France s’est jointe aux États baltes et à la Pologne en faveur d’une adhésion rapide de l’Ukraine à l’OTAN. En vertu de l’article 5 de l’Alliance atlantique, une telle adhésion pourrait inévitablement entraîner la France et les autres Alliés dans la guerre.  L’Administration Biden, pour sa part, vient d’annoncer une nouvelle aide militaire, qui s’ajoute aux milliards de dollars d’aide déjà versés à l’Ukraine depuis 2022.

La préparation des esprits à une guerre longue et de haute intensité

Les Français ont été rassurés en 1996 par la suspension du service militaire et par la professionnalisation des armées, ce qui écartait a priori le rappel sous les drapeaux des anciens conscrits en cas de guerre. Un dispositif de rappel des réservistes a été prévu en soutien des militaires d’active. Viendraient donc en premier tableau, la réserve opérationnelle militaire, la réserve civile de la Police nationale, la réserve sanitaire, la réserve civile pénitentiaire et la réserve de Sécurité civile. Le problème tient au faible nombre de ces effectifs, car, selon le colonel Jean de Monicault : « Pour les armées, c’est environ 140 000 personnes qui sont théoriquement mobilisables, dont 40 000 volontaires de la réserve opérationnelle de 1er niveau. Mais aucun exercice n’a jamais permis de valider ce potentiel. On est donc loin de la mobilisation de 5 millions de citoyens dans la France de 1939, qui était pourtant bien moins peuplée que celle d’aujourd’hui » [8].

Pour rappel, dans un tel cas de figure, les articles L2141-2 et -3 du code de la défense indiquent que la mise en garde et la mobilisation générale de la population sont décidées par décrets pris en Conseil des ministres. Ces décrets ouvrent notamment au Gouvernement « le droit de requérir les personnes, les biens et les services » en cas de menace majeure pour le pays[9]. La loi de programmation militaire (LPM) a été définitivement adoptée le 13 juillet 2023 par le parlement[10]. Son objectif est de « bâtir l’avenir des armées françaises dans un environnement stratégique de plus en plus menaçant, comme illustré par la guerre en Ukraine »[11]. 413 milliards d’euros sont ainsi prévus pour le ministère des Armées sur la période 2024-2030.

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Cette LPM prévoit l’extension des réquisitions, tandis que l’âge des réservistes a été repoussé d’une dizaine d’années et pourrait s’étendre désormais jusqu’à 72 ans pour certaines spécialités. Les effectifs de la réserve vont être multipliés par deux. Le service national universel va être renforcé. Aux États-Unis, l’Administration Biden a d’ores et déjà décidé d’envoyer 3000 réservistes en renfort sur le flanc Est de l’OTAN en Europe dans le cadre l’opération Atlantic Resolve. Le candidat démocrate à la présidentielle Robert Kennedy Junior a indiqué que cette décision visait à préparer les forces armées américaines à une intervention terrestre contre la Russie. Le sénateur républicain Ted Cruz, quant à lui, s’est dit particulièrement inquiet de la tournure qu’était en train de prendre l’escalade en Ukraine[12].

En conclusion, il serait salutaire que, dans un éclair de lucidité, les Français daignent en cette période-charnière où l’Histoire peut rapidement basculer, s’interroger individuellement et sans détours sur l’avenir de leur pays et sur leur propre sort. En ces temps troubles, il paraît désormais évident qu’ils ne peuvent plus se permettre de se reposer complètement sur leurs élites dirigeantes, dont le rôle dans l’Histoire pourrait en quelque sorte se révéler un jour semblable à celui de l’empereur François-Joseph.

[1] https://www.vosgesmatin.fr/actualite/2014/01/05/le-1er-janvier-1914-l-opinion-en-france-n-est-pas-prete-a-la-guerre

[2] https://www.lefigaro.fr/histoire/centenaire-14-18/2018/11/09/26002-20181109ARTFIG00123-la-premiere-guerre-mondiale-en-chiffres.php

[3] https://atlantico.fr/article/decryptage/-etes-vous-prets-a-mourir-pour-dantzig—ce-que-pensaient-les-francais-a-l-aube-de-la-seconde-guerre-mondiale-ifop

[4] http://enenvor.fr/eeo_revue/numero_2/du_cliquetis_des_pedales_au_bruit_des_bottes.html

[5] https://www.amazon.fr/clochards-Gloire-Alexis-Gall/dp/2914417519

[6] https://www.lefigaro.fr/vox/monde/henri-guaino-nous-marchons-vers-la-guerre-comme-des-somnambules-20220512

[7] https://www.youtube.com/watch?v=JJ58cIhWRH8

[8] https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article-cahier.php?carticle=387

[9]https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006071307/LEGISCTA000006151488/

[10] https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/la-loi-de-programmation-militaire-definitivement-adoptee-au-parlement-1961916

[11] https://www.lefigaro.fr/international/l-armee-prepare-les-esprits-a-la-possibilite-de-la-

guerre-20221108

[12] https://www.youtube.com/watch?v=zvAeNIm5flU

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À propos de l’auteur
Ana Pouvreau

Ana Pouvreau

Spécialiste des mondes russe et turc, docteure ès lettres de l’université de Paris IV-Sorbonne et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Éditorialiste à l’Institut FMES (Toulon). Auteure de plusieurs ouvrages de géostratégie. Auditrice de l’IHEDN.

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