À Vilnius, le 11 avril 2024, le neuvième sommet annuel de « l’initiative des trois mers » avait des allures de nouveau pacte de Varsovie. Depuis février 2022 et l’invasion de l’Ukraine, les anciennes nations du bloc soviétique redoublent leurs efforts économiques pour refouler la puissance russe.
Article paru dans la Revue Conflits n°51.
« L’initiative des trois mers change l’axe de circulation en Europe » annonçait fièrement le président lituanien Gitanas Nauseda, le 17 janvier 2024 au forum économique mondial de Davos. À ses côtés, le président polonais Andrzej Duda, le président letton Edgars Rinkevics, et le Premier ministre croate Andrej Plenkovic. C’est en 2016 que la Croatie, la Roumanie et la Pologne, trois pays de trois mers différentes, ont regroupé pour la première fois, et dans une relative discrétion, leurs neuf voisins à Dubrovnik. Cette initiative des trois mers (ITM) avait pour simple objectif d’opérer une meilleure jonction économique entre les mers Baltique, Adriatique et Noire. L’initiative évitait de désigner ouvertement Moscou comme adversaire et ouvrait les bras aux capitaux américains et chinois, espérant capter quelques retombées des nouvelles routes de la soie (OBOR). Les communiqués officiels louaient l’esprit de partenariat, d’unité, de cohésion et de collaboration. Un vocabulaire qui semble aujourd’hui démodé.
La grande Pologne
Ce nouvel isthme stratégique européen, reliant les mers intérieures de l’Europe, est historiquement un vieux rêve polonais du maréchal Józef Piłsudski, premier chef d’État de la Pologne moderne. Il devait ressusciter, en plus grand, l’ancienne République des deux nations lituanienne et polonaise (1569-1795), laquelle englobait une grande partie de l’Ukraine et de la Biélorussie actuelle. Au début du XXe siècle, ce rêve de restauration et d’expansion nationale prit le nom de « Fédération entre-mers » (Miedzymorze en polonais). Il avait déjà pour ambition de contenir l’empire russe mais fut brisé net par les armées nazies et soviétiques en 1939. L’ITM est précisément une promesse de campagne d’Andrezj Duda, l’actuel président polonais (PIS), lequel a ensuite convaincu son homologue croate Kolinda Grabar-Kitarovic de lancer ce projet à travers l’Europe. La banque de développement polonaise, Gospodarstwa Krajowego (BGK), est toujours au cœur du dispositif. À Vilnius, les rêves de grande Pologne ou de grande Lituanie, remparts à la barbarie russe, ont sans doute trotté dans les esprits, car l’ambition géopolitique de cette nouvelle alliance de l’Europe orientale s’affiche désormais sans scrupule. Il s’agit de bâtir un mur économique étanche à l’Est. Elle exploite la nouvelle donne stratégique et les sanctions économiques échangées depuis deux ans entre la Russie et le reste de l’Europe.
Ces grands sommets internationaux, qui se teintent parfois de nostalgies impériales, peuvent accoucher d’une souris. Déjà dans l’entre-deux-guerres, « la petite entente », cette barrière de l’Est voulue par la France pour faire tampon entre l’Allemagne et l’URSS s’était effondrée comme un château de cartes. Plus récemment, on se souvient de l’inauguration en grande pompe de l’Union pour la Méditerranée au Grand Palais à Paris, laquelle a sombré dans les méandres des printemps arabes avant de revenir à quelques projets économiques plus réalistes.
L’ITM prend le chemin inverse. Elle réanime, dans un grand récit stratégique, de vieux projets économiques comme le North-South Gas Corridor (NSGC), un plan gazier lancé en 2011, déjà adoubé par l’Union européenne. À l’époque le mémorandum sur le NSGC avait été signé par 13 pays dont huit sont aujourd’hui signataires de l’ITM. L’Union européenne avait parallèlement lancé un plan d’interconnexion gazier dans les pays baltes et en Finlande dès 2009 (Baltic Energy Market Interconnection Plan, BEMIP). Quant au projet de terminal gazier en Roumanie, il était déjà dans les cartons en 2003. Depuis l’invasion de l’Ukraine, les masques sont tombés et l’ITM ne cache plus son hostilité à la Russie. L’Ukraine et la Moldavie ont fait leur entrée dans le groupe, comme membres partenaires en 2022 et 2023, à l’occasion des sommets de Riga et Bucarest. Quoique l’ITM ait été calquée sur le modèle de l’organisation de coopération de Shanghai (OCS), un espace informel de dialogue économique et politique entre les États de la région, la Chine est désormais éloignée de ce groupement d’intérêt est-européen.
Et les questions économiques ne sont plus exclusives des approches de sécurité. « L’importance stratégique de l’initiative des trois mers, où la coopération est fondée sur l’axe Nord-Sud, s’est considérablement accrue en ce qui concerne la sécurité régionale et en tant que contrepoids à l’axe dominant Est-Ouest », résumait le président lituanien dans son allocution de janvier, relayé par son service de communication.
Il est vrai que la Grèce a fait son entrée en septembre 2023 dans l’ITM. En 2022, les alliés de la Roumanie y ont vu un moyen d’ouvrir une alternative terrestre à un blocus militaire du détroit du Bosphore prévu par la convention de Montreux depuis 1936. De fait, on pourrait maintenant parler de l’initiative des quatre mers, en y ajoutant la mer Égée. Mais, en s’élargissant vers le sud, et malgré le corridor autoroutier qui relie désormais la capitale bulgare Sofia à Struma à la frontière grecque, le port roumain de Constanta perd objectivement de son intérêt au profit de Thessalonique. Surtout, l’entrée de la Grèce dans le projet tend à coaliser la Turquie et la Russie, deux grandes nations autrefois rivales dans le développement des grandes voies commerciales. L’éloignement de la Géorgie du bloc occidental ces dernières années a parallèlement rétréci les débouchés roumains en mer Noire orientale. Les nouvelles routes commerciales eurasiatiques (Est-Ouest) qui arrivent aux portes de l’Europe se trouvent dans une impasse politique et militaire.
Projets économiques
Avec le temps, l’initiative des trois mers est donc apparue comme une déclinaison énergétique des élargissements de l’OTAN et de l’UE qui se poursuivent depuis les années 2000.
À Vilnius, les chefs d’État ou de gouvernement ont d’ailleurs fait le bilan des principaux projets économiques lancés à Dubrovnik et Varsovie en 2016 et 2017. En 2015, la Pologne avait déjà inauguré son premier terminal de GNL (gaz naturel liquéfié) à Świnoujście, tout près de la frontière allemande. Elle importe depuis lors du gaz à la Norvège depuis le Baltic Pipe. L’ITM vient lui apporter les débouchés nécessaires pour toucher des droits de passage dans toute l’Europe centrale. Pologne, Roumanie et Croatie cherchent à s’interconnecter pour élargir leur hinterland et démultiplier les possibilités commerciales. La Croatie a terminé la construction de son terminal de GNL à Krk en 2019 et la Roumanie a fait de même dans le port de Constanta au bord de la mer Noire. Des pipe-lines devaient relier les terminaux portuaires de GNL de Pologne, Croatie et Roumanie et irriguer la Hongrie, la Bulgarie ou l’Autriche, dépendantes à près de 100 % du gaz russe avant que Kiev et Moscou n’entrent ouvertement en guerre. De fait, les importations de gaz en provenance d’Amérique et de la mer du Nord ont été facilitées par le TSI, mais ce sont les voies routières qui ont profité de la destruction des gazoducs Nord Stream par des services pro-ukrainiens. Ces derniers vecteurs gaziers, à majorité germano-russes, contournaient les PECO (pays d’Europe centrale et orientale) par la mer Baltique pour alimenter directement l’Europe occidentale en hydrocarbure. Une fois l’alternative gazière du GNL américain prépositionnée, la confrontation avec la Russie devenait moins aléatoire pour les anciens membres du pacte de Varsovie passés à l’ouest. Nord Stream pouvait sauter.
Polonais, Croates et Roumains ont également été encouragés par les pays baltes qui ont voulu rompre leur isolement géo-économique depuis la forte dégradation de leurs relations avec leur voisin russe. Ils insistent sur l’importance de la coordination de l’ITM avec les plans militaires de l’OTAN. En plus des autoroutes transnationales, la via Carpatia reliée à la via Baltica, le président lituanien a souligné à Davos l’importance du chemin de fer Rail Baltica pour l’acheminement rapide des troupes et des blindés de l’OTAN vers le front russe ou pour opérer des bascules de forces le long de la frontière russe. Enfin, les pays baltes ont décidé, avec un an d’avance sur leurs prévisions, de synchroniser leurs réseaux électriques avec les autres pays de l’Union européenne. Ils profitent depuis peu de l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN, mais le corridor terrestre de Suwalki qui les relie à la Pologne reste étroit de 80 km.
Unification européenne
Au cœur de l’Europe centrale, ITM a été plus laborieuse. L’Autriche et son gouvernement conservateur partagent la ligne prudente de la Hongrie et de la Slovaquie par rapport à l’hostilité russo-polonaise. Ils n’ont quasiment pas financé l’ITM et bénéficient toujours d’un gaz russe qui transite par l’Ukraine. L’Union européenne a été également discrète. L’ITM enjambe l’Europe de l’Ouest pour se brancher directement sur trois piliers gaziers de l’OTAN : les États-Unis, le Royaume-Uni et la Norvège. Pourtant, l’ITM a été discrètement appuyée par la Commission européenne, laquelle y voit un projet de développement économique conforme à sa doctrine d’effacement des frontières nationales au profit de grands ensembles régionaux. Les pays d’Europe occidentale n’ont pas vu l’intérêt de financer un tel projet, mais le soutien timide de Bruxelles est là. L’Union européenne a accordé le statut de PCI (projets d’intérêts communs) à l’ITM. Ce label facilite l’octroi de prêts et de financement de la part de la Connecting Europe Facility (CEF). L’objectif est de bénéficier à terme des juteux fonds d’infrastructures européens suivis par l’Agence exécutive pour l’innovation et les réseaux.
Pour les États-Unis, le véritable parrain stratégique de l’ITM, il s’agit de réactiver l’ancien pacte de Varsovie, mais cette fois contre Moscou. Parmi les invités du sommet inaugural de Dubrovnik, on pouvait certes noter la présence de l’adjoint du ministre chinois des Affaires étrangères Liu Haixing, en vue de l’interconnexion du projet avec la nouvelle route de la soie, mais surtout celle de l’ancien conseiller à la sécurité nationale de Barack Obama, le général James L. Jones, lequel insistait d’emblée sur le rôle que l’initiative pourrait avoir dans le développement de l’OTAN en Europe. « C’est un vrai projet transatlantique qui a d’énormes ramifications géopolitiques, géostratégiques et géo-économiques » déclarait-il au think tank The Atlantic Council. Dans son discours de Varsovie en 2017, Donald Trump ne cachait pas l’objectif ultime de sa venue : « Nous tenons à vous assurer l’accès aux sources alternatives d’énergie afin que la Pologne et ses voisins ne soient plus l’otage de l’unique fournisseur d’énergie. » Bien que le libéral Donald Tusk soit de retour au pouvoir à Varsovie, nul doute que Donald Trump poursuivra son soutien à la Pologne, s’il revient au pouvoir en janvier 2025. En effet, cette initiative des trois mers a un double attrait pour les États-Unis. Il s’agit non seulement de renforcer la cohésion des pays en première ligne face à la Russie de Vladimir Poutine, mais aussi de contourner l’Europe de l’Ouest, jugée parfois trop molle dans son soutien à l’OTAN. Le vaste projet de Donald Rumsfeld qui était de miser en 2003 sur « la nouvelle Europe » (centrale, conservatrice et belliqueuse) pour mieux marginaliser « la vieille Europe » (occidentale, pacifiste et progressiste) est toujours d’actualité. « La façon dont les pays d’Europe centrale et orientale regardent le monde et les menaces auxquelles ils font face est bien plus alignée sur la vision américaine que sur celle de nos alliés traditionnels d’Europe occidentale » observait le général Jones à Dubrovnik. En ligne de mire, le jeu trouble de l’économie allemande par rapport à la Russie. Pour Washington, il s’agit de couper les derniers liens qui pourraient subsister entre les intérêts allemands et russes. Un rapprochement entre Moscou et Berlin est perçu comme une menace inacceptable pour les intérêts américains en Europe. Inversement, les pays d’Europe centrale peuvent trouver à Washington un moyen de contrebalancer les pressions politique ou économique de la Commission européenne et de l’Allemagne.
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