<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’influence de Vladimir Jirinovski (1946-2022) sur la vision géopolitique de la Russie

14 novembre 2022

Temps de lecture : 4 minutes

Photo : Funeral meeting on the day of memory of the founder of the LDPR party Vladimir Zhirinovsky at the Novodevichy cemetery. Grave of Vladimir Zhirinovsky. 06.10.2022 Russia, Moscow Photo credit: Anatoliy Zhdanov/Kommersant/Sipa USA/41940384//2210062055

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L’influence de Vladimir Jirinovski (1946-2022) sur la vision géopolitique de la Russie

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Le député russe Vladimir Jirinovski est décédé le 6 avril 2022 à Moscou. Connu pour ses diatribes mémorables à l’encontre des puissances occidentales et de ses adversaires politiques, le leader ultranationaliste du Parti libéral démocrate (LDPR) a, pendant trente ans, profondément et durablement influencé la vision géopolitique des responsables politiques russes et contribué à envenimer les relations entre la Russie et l’Occident.

Alors que la guerre en Ukraine faisait rage et que 50 personnes étaient tuées par une frappe de missiles sur la gare de Kramatorsk dans l’est du pays, le 8 avril, le président russe Vladimir Poutine accompagné de l’ensemble de la classe politique s’est recueilli devant son cercueil dans la salle des colonnes de la Maison des syndicats à Moscou, à l’endroit même où, le 6 mars 1953, le pays avait fait ses adieux à Staline. Jirinovski a été enterré avec les honneurs militaires au prestigieux cimetière de Novodievitchi, après une messe funèbre célébrée par le patriarche orthodoxe russe Kirill, en la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou.

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Fin de l’Ukraine ?

En décembre 2021, Jirinovski avait déclaré à la Douma que l’année 2022 ne serait pas une année de paix. « Ce sera l’année où la Russie redeviendra une grande puissance », avait-il annoncé[1]. Il avait suggéré, à cette occasion, d’attendre la date du 22 février, condamnant au passage l’attitude hostile de l’Occident et laissant entendre qu’en l’absence de soutien du peuple russe à la nouvelle direction de la politique étrangère de la Russie, les pays occidentaux« écraseraient les Russes d’abord dans le Donbass, puis dans l’ouest de la Russie[2] ».

Concernant sa vision de l’Ukraine, il avait déclaré en 2018 dans un entretien à la Deutsche Welle[3] : « D’une manière ou d’une autre, l’Ukraine s’effondrera : la Pologne prendra la partie occidentale ; la Hongrie, les Carpates ; la Roumanie, la Bucovine et la Bessarabie et nous, nous prendrons l’intégralité de la Novorossiya. » Pour rappel, cette région – la Nouvelle-Russie – située le long de la mer Noire et englobant la mer d’Azov, s’étendait, dans l’empire des tsars, au xviiiesiècle, jusqu’à la frontière actuelle de la Moldavie. Elle correspondait aux régions actuelles de Mykolaïv, Odessa, Kherson et Kirovograd, auxquelles s’ajoutait une partie de l’actuel oblast de Donetsk[4]. « L’Ukraine n’a pas d’avenir »,poursuivait Jirinovski, et rien ne pouvait selon lui, à ce stade, améliorer les relations avec la Russie, car « des forces antirusses, pro-occidentales et anticonstitutionnelles étaient au pouvoir dans ce pays[5] ». En 2015, il préconisait la tenue de référendums dans les pays Baltes sur la question du retour de ces États dans le giron de la Russie[6].

Paradoxalement, il se réjouissait ostensiblement de l’effet jugé « bénéfique » des sanctions contre la Russie, ajoutant que : « C’est mieux lorsque l’Occident nous perçoit comme un ennemi et nous entrave par des sanctions et toujours plus de sanctions, car c’est ainsi que nous nous renforcerons ! »

Brzezinski ou Jirinovski ?

Né en 1946 au Kazakhstan, personnage en apparence brutal et truculent, connu pour ses provocations verbales soulevant régulièrement l’indignation des Occidentaux, Vladimir Wolfovitch Jirinovski était en réalité un éminent spécialiste de la Turquie, de l’Iran, du Caucase et du monde arabe. Il parlait couramment cinq langues. Jirinovski était le fils de Wolf Edelstein, un homme d’affaires juif originaire d’une région de l’est de la Pologne aujourd’hui située en Ukraine. Cet homme avait été déporté par les Soviétiques au Kazakhstan et il avait finalement émigré en Israël. Vladimir Jirinovski était diplômé de l’Institut des langues orientales de Moscou, juriste et docteur en philosophie de la prestigieuse université d’État de Moscou. Il avait le grade de colonel et son appartenance au KGB avait été dévoilée en 1994 par Anatoli Sobtchak, maire de Saint-Pétersbourg. Jirinovski était député à la Douma depuis 1991. Il s’était présenté six fois à l’élection présidentielle en Russie et avait été membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

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Sa doctrine géopolitique fut présentée en 1993 dans un ouvrage intitulé Le dernier saut vers le Sud (Poslednyi Brosok Na Ioug) et publié par les éditions de son parti, le Parti libéral démocrate de Russie (LDPR). N’existant, de manière regrettable, qu’en langue russe, cette doctrine a tout de même fait l’objet d’un livre en français intitulé Jirinovski, l’homme qui fait trembler le monde (1994), dans lequel les journalistes Didier Daeninckx et Pierre Drachline en ont retracé les grandes lignes[7]. Au vu des évolutions géostratégiques de la Russie au fil des trois dernières décennies, l’ouvrage de Jirinovski peut être comparé – en termes d’influence et de portée – à celui de Zbigniew Brzezinski, Le Grand échiquier, paru aux États-Unis en 1997, dans lequel l’ancien conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter préconisait le maintien de l’hégémonie américaine dans le monde.

La doctrine développée par Jirinovski a, en effet, dès sa publication, influencé de nombreuses personnalités politiques et militaires dans la Russie postsoviétique. Très préoccupé par les évolutions du monde musulman, il se disait partisan d’un partage longitudinal du monde entre les grandes puissances de l’hémisphère Nord. Il proposait d’instaurer « la paix russe » aux confins méridionaux de la Russie (mondes arabe, perse, turc jusqu’en Afghanistan) et peut-être au-delà. La pacification du sud était à la fois son obsession : « C’est un médicament nécessaire pour la Russie » et son rêve : « Je rêve de voir des soldats russes laver leurs bottes dans l’eau chaude de l’océan Indien et troquer pour toujours leurs vêtements contre des vêtements d’été », déclarait-il. Il préconisait également le retour de l’Alaska à la Russie.

À la Douma, Vladimir Jirinovski a été critiqué pour avoir soutenu la candidature de personnalités controversées en quête d’une immunité parlementaire. C’est le cas d’Andreï Lougovoï, qui a été pressenti pour lui succéder à la tête du LDPR après sa mort. Lougovoï a fait carrière au sein des services de renseignement russes[8]. Soupçonné d’avoir utilisé du polonium pour empoisonner l’ancien agent du KGB Alexandre Litvinenko, à Londres, en 2006, il figure sur les listes d’individus recherchés par les services de police britanniques. Son comparse dans cette affaire criminelle, Dimitri Kovtoun (1965-2022), est décédé le 4 juin dernier.

C’est finalement le député Léonid Sloutski, président du comité de la Douma sur les questions de la CEI, qui occupe les fonctions de président du LDPR. Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, il a fait partie de la délégation russe chargée des négociations de paix avec l’Ukraine[9]. Au vu des positions défendues par Jirinovski concernant ce pays, il est peu probable que cette participation aboutisse à ramener la paix dans le pays.

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[1] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/vladimir-jirinovski-figure-de-la-vie-politique-russe-est-mort-20220406

[2] https://www.themoscowtimes.com/2022/04/06/vladimir-zhirinovsky-far-right-court-jester-of-russian-politics-dies-at-75-a77240

[3] https://www.youtube.com/watch?v=-nzSqIVfPu4

[4] https://www.bfmtv.com/international/novorossia-qu-est-ce-que-la-nouvelle-russie-ce-projet-expansionniste-reve-par-poutine_AN-202204050340.html

[5] https://www.youtube.com/watch?v=-nzSqIVfPu4

[6] http://www.baltic-course.com/eng/baltic_states_cis/?doc=107792&output=d

[7] https://www.defnat.com/e-RDN/e-recensions-detail.php?cid=198

[8] https://www.theguardian.com/world/2007/sep/17/russia.lukeharding

[9] https://www.themoscowtimes.com/2022/03/13/russia-sees-progress-at-conflict-talks-with-ukraine-a76901

À propos de l’auteur
Ana Pouvreau

Ana Pouvreau

Spécialiste des mondes russe et turc, docteure ès lettres de l’université de Paris IV-Sorbonne et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Éditorialiste à l’Institut FMES (Toulon). Auteure de plusieurs ouvrages de géostratégie. Auditrice de l’IHEDN.

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