Quatrième pays le plus peuplé de la planète (275,8 M d’habitants en 2022), plus grand pays musulman au monde, l’Indonésie fut longtemps un « géant invisible » sur l’échiquier international. Pourtant, son histoire et sa géographie sont hors du commun. Avec une myriade de 16 056 îles s’étirant, de part et d’autre de l’équateur, sur 5 271 km d’est en ouest (distance de Londres à l’Afghanistan) et 2 210 km du nord au sud, l’État-archipel occupe une situation géographique d’un intérêt stratégique exceptionnel : à la fois pont entre deux continents (l’Asie et l’Océanie) et porte entre deux océans (Indien et Pacifique), il ne peut rester étranger au « pivot » qui s’opère dans l’Indopacifique.
Sa position en retrait dans le concert des nations obéit à un choix défini dès l’indépendance proclamée le 17 août 1945 : l’Indonésie est alors le premier pays du Sud à s’affranchir de la colonisation, comme elle fut aussi l’un des premiers à déclencher un terrible soulèvement national anticolonial – la guerre de Java (1825-1830). On comprend dès lors le sens de la formule de Mohammad Hatta, dans son discours de 1948, « naviguer entre deux récifs » (Mendayung antara dua Karang) qui définit l’ADN de la politique étrangère du nouvel État. Désormais, l’Indonésie se tient à distance des grandes puissances, préservant jalousement son indépendance, à l’écart des blocs qui se constituent avec la guerre froide. Le pays devient, avec l’Inde, le leader du Mouvement des non-alignés ; la conférence de Bandung (1955) rassemble autour de Sukarno – dont c’est l’heure de gloire – des pères fondateurs comme Nehru, Nasser, Tito, Zhou Enlai, N’Krumah.
Volonté d’indépendance
La jeune république est difficilement gouvernable, tant des forces centrifuges la menacent d’implosion : mouvements séparatistes (Aceh, Java ouest, Sulawesi, Moluques…). Partis de poids équivalents, mais n’ayant rien en commun, se disputant le pouvoir : le Parti national indonésien (PNI), les partis musulmans conservateur (Masjumi) ou centriste (Nahdatul Ulama), le Parti communiste (PKI) et ses 6 millions de membres, puissances étrangères déstabilisatrices : Néerlandais sabotant l’émancipation nationale et le règlement de la question de Papouasie ou Américains qui tentent d’ériger le jeune État en rempart contre l’expansion communiste en Asie. Sukarno a la sagesse d’écarter d’emblée le projet d’un État islamique et d’imposer sa philosophie du Pancasila (cinq principes) : croyance en un seul Dieu (sans préciser lequel !), nationalisme, humanité, justice sociale, démocratie pour forger l’unité nationale. Le pays, secoué de révoltes, connaît néanmoins une évolution mouvementée. Le coup d’État militaire du 30 septembre 1965 permet au général Suharto d’écarter Sukarno. La rumeur ayant accusé les communistes déchaîne une folie meurtrière collective sans précédent, le PKI est décimé, des milliers de Chinois assassinés ; on déplore plus de 500 000 morts, de la main d’extrémistes musulmans, de milices militaires ou de simples voisins. L’Indonésie de Suharto, meurtrie, abandonne la politique de Sukarno qui, au fil du temps, s’était rapproché de la Chine dans son combat contre le néocolonialisme, au point d’inquiéter Washington engagé dans sa guerre au Vietnam. Suharto rompt avec Pékin (1966), interdit le PKI, renoue avec la Malaisie et, rangé dans le camp occidental, adhère à la Banque mondiale, au FMI et à l’OMC. En août 1967 est fondée l’ASEAN, avec Jakarta pour chef de file et la double vocation de développer l’intégration économique régionale et de contenir l’expansion communiste en Asie. L’ordre nouveau imposé par Suharto combine habilement un féroce verrouillage politique et une salutaire ouverture économique. La croissance et l’investissement reprennent : le PIB bondit de 58,1 à 430 Mds $ constants entre 1965 et 1998. Un spectaculaire redressement, sapé par des troubles intérieurs : la guerre séparatiste déclenchée en 1975 ensanglante le Timor pendant vingt-cinq ans tandis qu’une réislamisation insidieuse se diffuse sous l’empire de prédicateurs salafistes d’origine arabo-yéménite. Des rixes entre musulmans et chrétiens éclatent à Jakarta et Médan, les premières femmes voilées, la ségrégation des sexes dans les écoles et universités, autant de menaces pour le pluralisme religieux indonésien. La crise asiatique (1997) assombrit le tableau (le PIB chute de 14 %). Sur fond de crise morale et sociale, les turpitudes d’un régime militaro-affairiste corrompu précipitent sa chute en 1998. Dans un sursaut démocratique, le pays élit comme président A. Wahid, un musulman modéré, protecteur des chrétiens, des Chinois et garant de la laïcité de l’État ; son gouvernement « arc-en-ciel » aux ministres venus de tous les partis, régions et confessions, symbolise la volonté d’union nationale intacte depuis Sukarno. Mais le triple péril intérieur menace toujours : corruption, tensions séparatistes (Aceh, Moluques, Papouasie, révolte des Dayaks de Bornéo), et islamisation de la société. L’Indonésie n’échappe plus au pire : après 50 attentats entre 1998 et 2001, celui du Paddy’s Bar à Bali (2002) fait 202 morts.
De l’isolement au tumulte du monde
Au tournant du siècle, l’Indonésie bascule ainsi dans le tumulte du monde. Tyrannie de la géographie, elle se retrouve alors au cœur des flux économiques mondialisés et de la rivalité sino-américaine.
Gardienne des détroits stratégiques entre l’Asie, l’Europe et le Moyen-Orient, elle détient les clés du « grand jeu » se déployant dans l’Indopacifique. Le détroit de Malacca, emprunté par 17 câbles sous-marins internationaux, devient l’artère jugulaire du commerce maritime mondial, avec 85 000 passages par an, 2 Md t de trafic, dont 800 Mt de pétrole du Moyen-Orient. Il assure 80 % des approvisionnements de la Chine en pétrole. La convention de Montego Bay (1982), par le « passage en transit sans entrave », en garantit le libre accès aux États utilisateurs ; elle assure aux États riverains (Indonésie, Malaisie, Singapour) – qui ont voulu sans succès s’en approprier le contrôle en 1971 – des garanties en matière de souveraineté, tandis qu’ils se chargent de la sécurité. L’Indonésie contrôle seule d’autres détroits importants : celui de la Sonde, réputé difficile, a un trafic surtout régional (30 000 passages, 100 Mt). Les deux détroits de Lombok et Macassar, larges et profonds, ouvrent une autoroute maritime aux gros minéraliers australiens, comme aux sous-marins américains transitant de Guam à Diego Garcia ou chinois, au sortir du détroit de Balabac. Plus au sud, ceux de Ombai et Wetar offrent une alternative intéressante : profonds, non surveillés et peu fréquentés, ils rendent le passage des submersibles quasi indétectable. La Chine n’a-t-elle pas tenté d’y installer un radar, dans le jeune État de Timor Leste ? L’archipel, dédale de milliers d’îles au sein d’un immense domaine maritime (5,8 M km2 et 54 716 km de côtes) difficile à contrôler, prend ainsi toute sa dimension géopolitique. Or la marine indonésienne reste sous-dimensionnée et manque de garde-côtes. Autre atout stratégique, les richesses naturelles : le gaz (le pétrole recule), le caoutchouc naturel, le biofuel, l’étain, surtout le charbon et le nickel – premier exportateur mondial – à destination des usines chinoises, japonaises ou sud-coréennes ; le secteur minier occupe 1,5 M de personnes.
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Dans l’Asie du Sud-Est, épicentre de la compétition stratégique sino-américaine, l’Indonésie tente de conserver sa neutralité, refusant toujours la nouvelle bipolarisation du monde qui se dessine. Sa politique étrangère « indépendante et active » repose sur le dialogue, la médiation, une diplomatie « multivectorielle » au service de la consolidation de la paix. Prudence et mesure d’une puissance émergente courtisée pour sa situation stratégique, ses ressources, son marché en expansion. Au non-alignement correspond également l’ambition de souveraineté économique : dans tous les secteurs, des firmes nationales sont coiffées par des holdings d’État, comme Defend ID dans l’armement ; on valorise la ressource minière, en freinant l’exportation du précieux nickel pour le transformer sur place, et édifier une filière complète des batteries aux véhicules électriques ; Jakarta diversifie aussi ses fournisseurs d’armes, parfois exagérément.
Se positionner sans prendre position
Mais la recherche d’une « équidistance pragmatique » entre les « Grands » est un exercice délicat, dont la guerre en Ukraine souligne les ambiguïtés. Présidant le G20, elle rejette les demandes occidentales visant à exclure Vladimir Poutine du sommet de Bali, et y invite l’Ukraine en tant qu’observateur. L’échec de ces acrobaties se lit dans la déclaration finale alambiquée et les regrets de Joko Widodo pour qui « le G20 n’est pas censé être un forum politique ». À l’égard de la Chine alternent les périodes de rapprochement (1950-1965), d’hostilité (1966-1990) et de collaboration (depuis 1990). Les mondes chinois et malais ne sont-ils pas imbriqués depuis des siècles, la communauté sino-indonésienne comptant plus de 7 millions d’âmes ? Précieuse Chine qui irrigue l’archipel de ses investissements et déloge le Japon du premier rang des partenaires commerciaux. À l’ONU, Jakarta ménage Pékin : en octobre 2022, elle vote contre l’ouverture d’une enquête sur les Ouïghours, comme l’Érythrée. L’émergence de la Chine est finalement vue comme une opportunité plus qu’une menace. Il n’y a d’ailleurs pas de contentieux territorial avec Pékin qui reconnaît la souveraineté de Jakarta sur les îles Natuna ; mais faisant valoir que les eaux environnantes de la ZEE indonésienne sont des « zones de pêche traditionnelle chinoise », Pékin multiplie les incursions de flottille de pêche, dont les prises illégales provoquent un préjudice de plusieurs milliards $ par an. Jakarta réagit peu, mais en 2020 dépêche huit navires de guerre pour éloigner les importuns. Peu de réaction après la découverte de drones sous-marins chinois dans ses eaux territoriales. L’influence de Pékin s’accroît : Jakarta a certes réussi à contenir la diplomatie sanitaire chinoise pendant la pandémie (39 % de vaccins chinois, 61 % d’américains et anglais), mais Huawei et ZT s’imposent désormais comme des opérateurs clés de la transformation numérique de l’Indonésie ; et ByteDance (TikTok) censure les contenus hostiles à la Chine, le sentiment antichinois restant vivace dans la population.
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Malacca : un détroit cœur du nouveau monde
Insensiblement, Jakarta se rapproche de Washington, dont l’offre sécuritaire ne saurait être négligée, accroît ses dépenses militaires, mais répugnant à toute alliance militaire, n’abrite aucune base étrangère sur son sol. En 1954, l’Indonésie a refusé d’adhérer à l’OTASE créée par Washington pour contrer l’essor communiste en Asie. La création de l’AUKUS l’embarrasse, elle fut le premier pays à réagir. Réticente, elle prend note « avec prudence » de ce nouveau partenariat, se déclarant « préoccupée par la course aux armements et la projection de puissance » dans la région – ce qui vise également la Chine. L’ASEAN a toujours privilégié une approche coopérative et inclusive des problèmes régionaux avec l’objectif d’intégrer la Chine plutôt que la poser en rivale ; alors que l’AUKUS et le QUAD sont perçus comme un nouveau containment de la Chine, offrant la vision d’un ordre régional dominé par les puissances occidentales qui marginalise de facto l’ASEAN et l’Indonésie. La position de Jakarta est d’ailleurs fragilisée par les divergences d’appréciation au sein de l’ASEAN, Singapour, les Philippines et le Viêtnam ayant accueilli l’AUKUS assez favorablement. Réaliste, elle engage avec Washington un partenariat stratégique global en 2015, équilibrant celui signé avec Pékin en 2005. Il n’implique pas de traité de défense formel, mais apporte à l’archipel un soutien appréciable d’ordre diplomatique, militaire (achats de 36 F-15 pour 13,9 Mds $ en 2022, formation, exercices navals) et technique (surveillance maritime et aérienne, cybersécurité…).
Son opinion publique accorde un soutien instinctif au non-alignement ; mais devant la montée des périls, en l’absence de toute architecture de sécurité régionale, l’Indonésie pourra-t-elle encore longtemps ne pas choisir ?