Le 14 juillet 2023, le Président Emmanuel Macron a invité le Premier ministre indien Narendra Modi à assister avec lui, dans la tribune officielle, au défilé militaire traditionnel avec, cette année, un détachement de l’armée indienne. Cette visite officielle en France est la reconnaissance de l’Inde dans le concert géopolitique mondial alors que cet Etat a longtemps été relégué au niveau d’une puissance moyenne.
Aujourd’hui, l’Inde se présente comme l’autre géant en Asie et peut jouer une sorte de contre-pouvoir à l’hégémonie chinoise. C’est un pays qui est encore méconnu et parfois incompris. Et pourtant, l’Inde a un réel poids géopolitique : 1re population mondiale (1,4 milliard d’habitants soit 17,2% de la population mondiale) devant la Chine, 5e économie mondiale, place stratégique dans l’océan Indien, peut-être l’océan le plus stratégique au Monde, à cause du trafic de marchandises et de ressources énergétiques entre le Moyen-Orient et l’Asie, pivot des relations Asie Centrale-Asie du Sud-Est. Le Premier ministre indien veut aujourd’hui faire reconnaitre aux grandes puissances le rôle d’acteur clé de l’Inde dans le (dés)ordre mondial. Il est donc intéressant de savoir où se situe l’Inde au niveau de ses politiques intérieure et extérieure, bases indispensables d’une stratégie cohérente et ambitieuse.
Politique intérieure : l’hindustan et le « foyer des hindous »
Le Premier ministre Narendra Modi est né le 17 septembre 1950 à Vadnagar dans l’Etat du Gujarat. Il va commencer son engagement en politique dans le Rashtryia Swayamsevang Sangh (RSS) (Annexe 1) et il devient le Secrétaire général du Bharatyia Janata Party (BJP) en 2001. Il est nommé ministre en Chef (Chief Minister) de l’état du Gujarat en 2001(14). Il va y effectuer 4 mandats et sera critiqué pour sa gestion des émeutes de 2002 visant les populations musulmanes. Il parvient au pouvoir en 2014, avec le BJP et il est réélu en 2019 avec une confortable majorité. Il est le représentant de l’aile dure du nationalisme hindou et, par ses origines modestes, il est considéré comme une alternative à l’establishment du Parti du Congrès, l’autre parti dominant de la politique indienne.
Aujourd’hui, après avoir remporté les élections de 2014, le BJP est de nouveau au pouvoir, depuis 2019, avec une majorité confortable, 303 sièges sur 543 à la Lok Sabha, la chambre basse du parlement indien, ce qui lui permet de gouverner seul, sans alliance.
Le programme politique actuel du BJP
Ce programme politique est ouvertement discriminatoire à l’égard des minorités musulmanes et chrétiennes au nom du suprémacisme hindou. On assiste à une « hindouisation » de la société, articulée autour de l’hindutva (voir annexe 2).
Dès son retour au pouvoir, Narendra Modi et Amit Shah, son ministre de l’Intérieur, ont mis en place des règlements et lois visant à la mise à l’écart des minorités, et des musulmans en particulier. Bien que démocratique, le pouvoir devient de plus en plus autoritaire. Amit Shah est le « bras armé » de Narendra Modi et représente le courant le plus dur du nationalisme hindou.
Il a annoncé vouloir étendre l’exercice du Registre national des citoyens visant à déchoir de la nationalité indienne les personnes qui ne peuvent prouver que leurs ancêtres étaient établis en Inde avant une date déterminée avec une date butoir remontant jusqu’au 26 janvier 1950 (date de l’adoption de la Constitution). Déjà, début décembre 2019, un amendement au code de la nationalité (Citizen Amendment Act CAA) , qui amende une loi de 1955, permet aux réfugiés hindous, sikhs, chrétiens, jains, bouddhistes, parsis et chrétiens qui ont fui « pour des raisons religieuses » l’Afghanistan, la Pakistan ou le Bangladesh, d’accéder plus facilement à la nationalité indienne. Seuls les résidents musulmans sont exclus du dispositif. Cet amendement semble être en contradiction avec la Constitution de 1950, qui stipule dans son article 14 que « l’état ne doit refuser à personne l’égalité devant la loi ou la protection légale des lois sur le territoire de l’Inde ». En outre, l’article 15 interdit à l’état de discriminer tout citoyen « en raison de sa religion, sa race, sa caste, son sexe ou son lieu de naissance ».
D’autre part, en octobre 2019, l’autonomie du Cachemire est abrogée, par une manoeuvre contestée, car sans discussion préalable au Parlement. Quand on sait que cet état est à grande majorité musulmane, on comprend que cette abolition représente un point de fixation très sensible entre hindous et musulmans.
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En ce qui concerne les chrétiens, les attaques se produisent tout au long de l’année, mais elles augmentent à Pâques et à Noël. Le 15 septembre 2022, l’état du Karnataka a promulgué une loi dite « anti-conversion » stipulant que, désormais, si quelqu’un décide de changer de religion, il devra le signaler aux autorités deux mois à l’avance et une procédure administrative sera lancée avec appel à témoins pour confirmer qu’il ne s’agit pas de manipulations ou d’une conversion forcée. Très clairement, les prêtres sont dans le viseur ainsi que les dirigeants d’établissements, écoles confessionnelles, orphelinats, etc. La loi prévoit des peines d’emprisonnements (3 à 5 ans) et des amendes. L’état du Karnataka est dirigé par un gouvernement régional BJP et on peut s’attendre à ce que d’autres états BJP suivent dans l’institution de la même loi.
Les incidents se sont multipliés depuis 2020, d’une manière régulière, entretenus par un nationalisme hindou institué comme la base de la conduite du pays par Narendra Modi. De fait, les minorités religieuses, en particulier musulmanes et chrétiennes, sont considérées comme des éléments extérieurs qui doivent prêter allégeance à la culture hindoue dominante.
Ce « nationalisme-populisme » et cette « démocratie ethnique », comme les nomme Christophe Jaffrelot, définissent la stratégie intérieure de Narendra Modi et prennent leurs racines dans l’histoire indienne : conquêtes musulmanes du 13e siècle, « partition » en 1947 (2), attentats de 2005 et 2008 tous revendiqués par des organisations musulmanes (téléguidées par le Pakistan). Et, bien sûr, les élites politiques indiennes utilisent la religion pour mobiliser leurs soutiens et la haine et la violence facilitent ce type de mobilisation.
Politique étrangère : la doctrine Jaishankar
En devenant le premier Premier ministre de l’Inde en 1948, Jawaharlal Nehru met au point une stratégie de « non-alignement » qui vise à ce que l’Inde reste neutre entre les deux blocs de la guerre froide. Cela lui permettait d’obtenir de l’aide du plus grand nombre de partenaires possible et ainsi de se concentrer sur son développement économique et social.
Aujourd’hui, l’Inde, consciente de son importance grandissante due à son économie et à l’habileté politique de Narendra Modi, entend dicter un agenda international dont les bases ont été expliquées par le ministre des Affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar dans son livre paru en 2020 The indian way : Strategies for an uncertain World.
Subrahmanyam Jaishankar, né le 9 janvier 1955 à New Delhi, est un diplomate de carrière et est l’actuel ministre des Affaires étrangères du gouvernement indien depuis le 31 mai 2019. Il explique dans son livre les bases de la stratégie internationale indienne. Celle-ci va s’articuler autour de 3 principes :
1.Primauté de « l’Intérêt national » et Realpolitik
L’Inde n’a pas d’alliés, mais des partenaires avec lesquels elle négociera « au coup par coup », uniquement guidée par les intérêts indiens. Donc, c’est clairement une option pour le multilatéralisme, sans logique d’alliances.
2.Être au centre du « grand jeu » géopolitique et exploiter les rivalités entre les puissances en rendant l’Inde incontournable pour les prises de décisions au niveau mondial. L’Inde veut peser de tout son poids dans les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) qui semblent devenir une organisation de plus en plus courtisée.
3.Assumer ses contradictions
Multilatéralisme, voire plurilatéralisme, donc exploiter toutes les opportunités dans un monde mouvant où les approches peuvent paraitre contradictoires. : partenariats Russie/Inde/Chine, États-Unis/Inde/Japon/Australie (Quad), membre de l’Organisation de Coopération de Shanghai….
Dans ce monde multipolaire qui s’installe, l’Inde veut peser de tout son poids politique et diplomatique dans les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) qui est de plus en plus courtisée : une vingtaine de pays ont montré leur intérêt pour adhérer au groupe. Mais, le problème extérieur le plus actuel est la gestion des rapports avec l’autre géant asiatique, et voisin : la Chine. La relation entre les 2 pays a toujours été conflictuelle, surtout pour des questions de revendications de territoires (Himalaya, Arunachal Pradesh…), ce qui a amené des affrontements armés par le passé. D’autre part, il existe une interdépendance importante entre les 2 pays au niveau commercial et, derrière certaines déclarations belliqueuses, chacun sait qu’il a besoin de l’autre, surtout l’Inde. Enfin, au niveau diplomatique, les échanges entre Narendra Modi et XI Jinping se sont réchauffés (realpolitik oblige) et l’Inde, qui refuse de s’opposer à la Russie, partenaire militaire historique, se retrouve à s’abstenir aux côtés des Chinois lors du vote des résolutions à l’ONU, ce qui corrobore la stratégie décrite plus haut.
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Il faut noter qu’avant son voyage en France, Narendra Modi avait effectué une visite officielle aux États-Unis (la 1re depuis qu’il est 1er ministre) du 21 au 24 Juin, et la Maison-Blanche s’est empressée de qualifier les relations avec l’Inde « de partenariats très importants » et a surtout mis en avant le rôle de l’Inde en tant que rempart par rapport à l’influence grandissante de la Chine en Asie.
Et maintenant ?
Narendra Modi, fort de la croissance démographique et du décollage économique du pays a l’ambition d’en faire le nouveau centre du monde. Car l’Inde a changé de dimension. Elle a célébré l’an dernier les 75 ans de son indépendance en devenant la cinquième puissance économique du monde, devant le Royaume-Uni (dirigé pour la première fois par un Premier ministre d’origine indienne, Richi Sunak. Après avoir pris la tête de l’Organisation de Coopération de Shanghai, l’Inde va assurer la présidence du G20 avec le sommet de Delhi en septembre prochain. Ce sont des exemples de multilatéralisme et de stratégie realpolitik prônée par Subrahmanyam Jaishankar. Cette intense activité diplomatique montre que l’Inde est désormais reconnue et, de facto, Narendra Modi et son ministre des Affaires étrangères ont pris conscience du rôle d’arbitre que l’état indien est amené à jouer.
Mais, au niveau de la politique intérieure, la stratégie discriminatoire mise en place peut, à terme, amener une contestation du modèle intérieur indien par des pays qui pourraient remettre en cause des ententes ou des partenariats déjà en place (les pays musulmans, par exemple). En revanche, et toujours au nom du pragmatisme et de la realpolitik, l’Inde devient un client important pour les États-Unis et les pays européens, surtout en matière d’armement et d’industrie ce qui peut faire oublier cette politique intérieure que, quelques soient les pressions, le Premier ministre indien n’atténuera pas. Il en va de l’unité de l’état.
Annexe 1 : Le RASHTRYIA SWAYAMSEVAK SANGH (RSS)
C’est « l’Association des Volontaires nationaux » créée en 1925 par Kashav Baliram Hedgewar (1889-1940). Hedgewar considère le RSS comme une organisation qui représente le cadre d’une « doctrine et d’attitudes spécifiques, nationaliste, culturelle, religieuse, anti-musulmane et anti-communiste et va se définir comme un mouvement d’auto-défense ».
Le RSS est une organisation très structurée qui dispense un enseignement idéologique et paramilitaire et qui est aujourd’hui le « bras armé » influent du BJP de Narendra Modi avec un quadrillage du territoire indien très efficace.
Ayant, de surcroît, essaimé dans de nombreux secteurs, le RSS est membre d’un vaste réseau d’organisations spécialisées, étroitement liées à la hindutva, groupées sous le vocable Sangh Parivar, qui intervient dans les champs sociaux, économiques et religieux. L’organisation compte aujourd’hui environ 6 millions de membres, parfaitement encadrés.
Annexe 2 : HINDUTVA
Vinayak Damodar Savarkar (1883-1966) illustre son concept d’Hindutva, que l’on peut traduire par « hindouité », dans son livre fondateur Hindutva, who is a hindu (1923). Savarkar fait état de quatre composantes majeures (1) rattachées à la nation, la race, la civilisation et le sacré :
Selon Savarkar, trois éléments clés constituent l’hindutva et sont nécessaires pour faire partie de la communauté de destin constituée dans le sous-continent indien.
- L’attachement à la nation (rashtra), c’est-à-dire « à la terre, au nord du grand océan et au sud des montagnes himalayennes, appelée Bharat »,et qui constitue une mère patrie (pitribhumi).
- L’appartenance à une seule race (jati), fondée par les Aryens, si bien qu’un même sang coule aujourd’hui en tous les habitants de l’Inde.
- Une civilisation commune (sanskriti), liant ce peuple par des mythes, des héros et un roman historique commun.
Ces 3 éléments jettent les bases de la doctrine de l’hindouisme politique actuel : l’Inde appartient aux hindous, peuples dont l’unité a été bâtie par des millénaires de vie commune, partageant une même patrie, terre sacrée et berceau de leur nation et de leur race. Tout Indien peut donc se considérer comme hindou et tout élément extérieur (chrétien, musulman) en est exclu.
(1)Partition 1947
La Partition de l’Inde et du Pakistan fait référence au partage de l’ancien Empire britannique des Indes en deux nouveaux États : la République islamique du Pakistan et l’Union indienne (14 et 15 août 1947). La partition s’accompagna de violences de masse et de gigantesques transferts de populations de part et d’autre des nouvelles frontières indienne et pakistanaise. Au total, on recensa près d’un million de victimes et plus de 15 millions de réfugiés. La violence des événements a été telle qu’elle est toujours présente aujourd’hui dans les relations entre les communautés, hindoues et musulmanes et est toujours à induite dans les tensions intercommunautaires à l’intérieur de l’Inde.
Pour aller plus loin
Gandelin Christophe (2016) L’hindutva aux origines du nationalisme hindou https://asialyst.com/fr/2016/07/04/l-hindutva-aux-origines-du-nationalisme-hindou/
Markovits, C. (2018). XI. La partition de l’Inde : une guerre civile ?. Dans : Jean Baechler éd., La Guerre civile (pp. 115-123). Paris: Hermann. https://doi.org/10.3917/herm.baech.2018.03.0115
L’Inde de Modi, Christian Jaffrelot, Ed.Fayard, 2019.
The India Way. Strategies for an uncertaine World, Subrahmanyam Jaishankar, Ed. Harper Collins, 2020.
Analyse du livre, en français, par Christophe Jaffrelot sur le site lesforumsfranceinde https://sites.google.com/view/lesforumsfranceinde/dossiers/les-analyses-de-christophe-jaffrelot