<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Inde : A la poursuite de la Chine ?

27 novembre 2015

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Le président russe Vladimir Poutine rencontre le premier ministre indien Narenda Modi, à Oufa, en Russie, lors d'un sommet des BRICS le mercredi 8 juillet 2015. Photo : SIPA AP21762009_000027

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L’Inde : A la poursuite de la Chine ?

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Lors de la campagne électorale de 2014, l’actuel Premier ministre indien Narendra Modi a promis de « faire du xxie siècle le siècle de l’Inde ». Alors que le titre appartient pour le xxe siècle aux États-Unis et que celui du xxie siècle semble promis au nouvel Empire du Milieu, l’ambition indienne pose d’autant plus de problème que son rang actuel de huitième puissance mondiale reste modeste.

 

L’Inde post-coloniale a su avec Nehru (1950-1964) devenir une grande démocratie (1950) et adopter une troisième voie économique entre capitalisme et communisme, alors que le concept de non-alignement qui avait triomphé à Bandung en 1955 est resté plus ou moins opératoire jusqu’au sommet des non-alignés de mars 1983 à New Delhi.

Elle a su aussi, après lui, s’imposer en Asie du Sud en prenant le dessus sur le Pakistan, en favorisant la naissance du Bangladesh en 1971 ou en annexant le Sikkim en 1975. Proche de l’URSS à laquelle il est allié par le traité d’amitié et de coopération de 1971, sans que ses relations avec les États-Unis aient été pour autant mauvaises, le pays a aussi procédé à son premier essai nucléaire en 1974.

Longtemps une puissance entravée

À son passif toutefois était à inscrire une défaite traumatisante face à la Chine en 1962, l’hostilité persistante du Pakistan, la méfiance de ses voisins, Népal, Bangladesh ou Sri Lanka.

De surcroît, la « troisième voie » économique s’est révélée une impasse. En dépit de la révolution verte et sous l’effet de la pression démographique, les campagnes indiennes se sont densifiées, les terres se sont morcelées et la population agricole s’est s’appauvrie alors que dans le domaine industriel l’Inde connaissait une nette régression dans la hiérarchie mondiale. Alors qu’en 1950 la production industrielle de l’Inde représentait 12 % de la production du Tiers-monde, cette dernière a chuté au début des années 1980 à 4,5 % et sa part dans le commerce mondial passait dans le même temps de 1 % en 1960 à 0,4 % en 1980. De facto, son attraction sur les non-alignés s’affaiblissait d’autant plus que les nouveaux pays industriels asiatiques (NPIA) comme la Corée du Sud, qui avaient fait d’autres choix, progressaient plus vite qu’elle.

Face à ces défis, l’Inde a libéralisé son économie avec la « stratégie des petits pas » entre 1984 et 1991 puis avec la politique ouvertement libérale conduite par Manmohan Singh. Cette libéralisation n’a été remise en cause ni lors la première alternance favorable au Bharatiya Janata Party (BJP) entre 1996 et 2004, ni par le retour au pouvoir du Parti du Congrès après cette date, ni encore moins avec le retour du BJP depuis mai 2014.

Une croissance en passe de dépasser celle de la Chine

Les résultats économiques de l’Inde, quoique inférieurs jusqu’en 2014 à ceux de la Chine, ont été spectaculaires.

L’Inde a en effet connu des taux de croissance compris entre 5 et 8 % après 1992, à l’exception de 2002 (4 %) ou du ralentissement subi à la suite de la crise de 2008. Aujourd’hui, ses taux de croissance ont atteint 5,4 et 7,2 % en 2014 et 2015 et ils sont en train de dépasser ceux de la Chine ! Ses échanges extérieurs ont doublé au cours de la dernière décennie et son taux d’ouverture est passé de 6 à 19 % du PIB. Ses exportations de biens et services (20e rang mondial) ont explosé, passant de 42 milliards en 1990 à plus de 200 milliards de dollars après 2012… En conséquence, parce que sa balance des paiements courants est devenue excédentaire après 2002, ses réserves de change atteignaient 320 milliards de dollars en 2014, ce qui la plaçait au sixième ou septième rang mondial.

À l’échelle mondiale, le pays qui est le 7e par sa superficie et le 2e, derrière la Chine, par sa population, est devenu la 8e économie mondiale en nominal et la 4e en PPA. 4e puissance agricole mondiale, l’Inde occupe la première place pour le lait ou le thé ou la seconde pour le blé, le sucre, les arachides… Son industrie, au 12e rang mondial, occupe des secteurs très performants (NTIC, médicaments génériques) et ses services produisent presque autant de logiciels que les États-Unis. Nombre de ses firmes (Tata, Reliance, Infosy, Wipro mais aussi Mahindra et Mahindra, Bharat Forge, Suzlon) sont devenues des multinationales et le phénomène devrait se poursuivre au point, selon PricewaterhouseCoopers (PWC), que leur nombre devrait, à terme, dépasser celui de la Chine… Enfin, le pays en 2014 est à la 14e position dans le classement mondial des pays receveurs d’IDE grâce en particulier au bas coût de sa main-d’œuvre et à la taille de son marché, même si elle ne reçoit encore qu’à peine le tiers des flux d’IDE entrant en Chine.

Un hard power longtemps négligé en progrès rapide

Grâce aux marges financières dégagées, l’Inde s’est dotée d’un hard power conséquent. Elle est détentrice d’une centaine de têtes nucléaires, possède les troisièmes forces armées de la planète (1,3 million de soldats). La défense dispose d’un budget élevé (2,5 % du PIB) et d’une gamme complète de matériels, alors que le pays est actuellement le 1er importateur d’armes de la planète devant l’Arabie saoudite, la Chine, le Pakistan et Taiwan. Comme la Chine, elle procède à la modernisation de sa marine (un porte-avions, un SNLE, sous-marin nucléaire lanceur d’engins, 20 sous-marins conventionnels), de son aviation (outre ses 800 avions de combat, elle a acheté ces dernières années des AWACS, 36 Rafale en 2015), de son arsenal balistique avec le perfectionnement depuis 2012 des missiles Agni-4 et Agni-5 d’une portée de 4 000 et 5 000 km… Enfin, l’Inde a un programme spatial qui surpasse ceux du Japon et même de la Chine (mise en orbite du satellite MOM autour de Mars, décollage de la fusée lourde GSLVMk-III en 2014).

Cette force de frappe doit permettre au pays de tenir son rang face à ses adversaires potentiels (Pakistan, Chine), d’exercer une capacité de riposte et de contrôle sur l’axe de crise du continent ainsi que de se poser en gendarme de l’océan Indien à l’heure où la Chine y renforce elle aussi sa présence.

La permanence du soft power hérité de Gandhi

L’Inde, pays émergent qui appartient aux BRICS et porte leurs revendications, est aussi membre du G20 et est représentée dans plus de 160 pays. Membre de l’Organisation de coopération de Shanghai et de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, elle dispose aussi d’un réel soft power grâce à Bollywood (800 films par an contre 600 pour Hollywood), à son appartenance au monde anglophone, à son héritage non violent, à sa médecine ayurvédique, au yoga, à l’influence de sa diaspora (2,8 millions d’Indiens sont installés aux États-Unis et les « remises » à destination de la mère patrie représentent près de 60 milliards de dollars par an).

L’Inde qui, depuis les années 1950, a participé à des opérations de maintien de la paix dans plus de vingt pays, développe une activité diplomatique multivectorielle forte, dispose d’un réseau étendu (une quinzaine) de partenariats stratégiques périodiquement renforcés, ainsi avec les États-Unis (accord sur le nucléaire civil de 2008, coopération en matière de défense renouvelé en 2015) mais aussi avec la Chine avec laquelle les relations économiques se sont considérablement amplifiées ces dernières années, ou encore avec l’Union européenne, le Japon, la France (1998), l’Allemagne, le Royaume-Uni… Le pays s’emploie enfin à faire respecter ses options, que ce soit dans le domaine du commerce international (blocage de l’accord de Bali en 2014) ou dans celui de la lutte contre le réchauffement climatique au nom de laquelle il n’entend pas remettre en cause son industrialisation.

Une puissance toutefois prématurée ?

L’Inde souffre en effet de lacunes considérables. Tant qu’elle ne les aura pas comblées, ses prétentions à la puissance seront prématurées.

La part de l’agriculture dans le PIB reste élevée (18 %) et peu performante (elle emploie 50 % de la population active) dans un pays qui reste très rural (taux d’urbanisation de 31 %) et, comme les autres BRICS, sensible à la conjoncture internationale. De façon générale, la corruption et les lenteurs administratives ralentissent considérablement les décisions des entrepreneurs alors que le marché indien, en dépit des effets d’annonce dans ce domaine, reste difficile en raison de fermetures persistantes. Les infrastructures du pays sont, malgré les efforts dans les télécoms, globalement mauvaises avec un réseau de chemin de fer insuffisant, des transports surchargés et lents, des routes, ports, aéroports en mauvais état… Les équipements collectifs (énergie, voirie, ramassage des ordures, traitement des eaux) sont toujours insuffisants et nécessitent que les entreprises les internalisent en totalité en produisant de l’énergie ou en récoltant de l’eau de pluie… Et ce dans un contexte où les atteintes à l’environnement sont considérables : l’Inde est le troisième émetteur de monoxyde de carbone, et la question de l’eau y est devenue primordiale avec une diminution programmée des quantités disponibles par habitant d’environ 30 % d’ici 2020.

L’’Inde, au 132e rang mondial pour l’IDH (0,58), reste par ailleurs l’un des pays du monde où le nombre de pauvres aussi bien dans les villes que dans les campagnes est le plus grand et l’analphabétisme le plus élevé (60 %). Les très fortes inégalités sociales et régionales (l’Est est beaucoup plus pauvre que l’Ouest) sont à l’origine de troubles sociaux violents et de la recrudescence, depuis le début des années 2000, de la révolte nataliste dans le Nord-Est du pays. Cette réalité conditionne des politiques sociales plus coûteuses qu’efficaces mais d’autant plus indispensables qu’elles sont le moteur de l’alternance lors des échéances électorales.

Sur le plan stratégique, les faiblesses sont liées au fait que l’Inde a été dans l’incapacité de résoudre les problèmes frontaliers l’opposant depuis 1947 au Pakistan (Cachemire) et surtout à une Chine (Aksai Chin, Arunachal Pradesh) aux revendications de leadership régional nettement affirmées, alors qu’elle-même reste confrontée à la méfiance de ses voisins qui se manifeste dans la faiblesse des échanges économiques entre eux. Delhi qui avait suscité la création de la SAARC en 1983 n’y réalise que moins de 2 % de son commerce extérieur.

Un pays coincé entre Chine et Etats-Unis

L’Inde, pays entre deux mondes, se trouve dans une position ambiguë face à la Chine et aux États-Unis.

Non seulement les litiges territoriaux ne sont pas résolus avec la première avec laquelle le déficit commercial est élevé (40 milliards de dollars par an), mais le projet de route de la soie maritime ne peut que l’inquiéter. Dans l’attente d’investissements chinois indispensables au nouveau mot d’ordre Make in India, l’Inde n’entend toutefois pas nouer un partenariat trop étroit avec les États-Unis qui serait susceptible de la cantonner dans un rôle mineur auquel elle aspire d’autant moins que la population indienne reste attachée au non-alignement. L’actuel gouvernement indien semble donc retenir, dans le prolongement de la Look East Policy des années 1990, une voie moyenne qui consiste à se rapprocher de l’ASEAN (Singapour, Malaisie, Thaïlande en particulier) et du Japon, dans le cadre de la nouvelle politique de l’Act East Policy.

L’Inde est, enfin, confrontée à toute une série de défis qui ternissent son soft power. Sa démocratie longtemps exemplaire, est, avec le BJP, menacée par la montée de l’intolérance religieuse, par la place d’une corruption endémique de moins en moins supportée par l’opinion ou par la marginalisation de la femme dans la société indienne qui fait problème en raison des affaires de viols et d’assassinats de ces dernières années. Elle l’est enfin par le risque de remise en cause du système parlementaire sous l’action de l’actuel Premier ministre qui souhaiterait mettre en place un système politique plus autoritaire et plus centralisé au nom de l’efficacité managériale. Il faut cependant reconnaître que ces craintes ne se sont pas concrétisées pour l’instant, Narendra Modi s’étant montré beaucoup plus prudent qu’on ne le pensait, alors qu’il s’est révélé offensif dans le domaine de la politique étrangère.

 

Photo : RevueConflits

Toujours le Diktat de la géographie

La politique étrangère de Narendra Modi s’inscrit dans la continuité de celle de ses devanciers depuis les années 1990 avec trois objectifs prioritaires qui sont la préservation de la stabilité et de la paix régionale afin d’assurer les conditions du développement indien, la recherche de relations avec des partenaires économiques et technologiques majeurs, la capacité d’assumer un rôle croissant dans la gouvernance mondiale. Il se montre cependant plus ambitieux et plus médiatique que ses prédécesseurs.

L’Inde travaille ainsi ouvertement au sein des BRICS et désormais de l’OCS à promouvoir ce qui fait consensus avec la Chine et la Russie : la recherche de la sécurité en Asie, la dénonciation d’un ordre mondial dominé par l’Occident et un équilibre sur les questions d’environnement qui ne pénalisent pas leur développement.

Le Premier ministre a ensuite ouvertement donné la priorité à l’intensification de la diplomatie économique pour satisfaire les impératifs de développement de son pays. Cela se traduit par une intensification spectaculaire des contacts avec toutes les puissances économiques qui peuvent satisfaire ces objectifs : que ce soit la Chine avec laquelle le rêve de coopération économique à l’échelle mondiale perdure, mais aussi le Japon ou Singapour en Asie, ou encore les États Unis qui ont consenti récemment de nouveaux prêts à l’Inde. Ce choix peut se lire également dans la recherche d’une relation plus pacifiée avec les proches voisins. Après son investiture, Narendra Modi a très vite rencontré son homologue pakistanais (pour évoquer les perspectives de relations économiques), s’est rendu au Bhoutan et surtout au Népal, s’est rapproché du Bangladesh ou du Sri Lanka… Avec le Bangladesh il a réussi un coup de maître, la redéfinition de la frontière entre les deux pays, un problème qui n’avait jamais été résolu précédemment.

Il est pourtant indéniable que la réalité du terrain a d’autant plus rattrapé le Premier ministre indien que sa diplomatie économique s’accompagne d’une posture très intransigeante sur les questions de sécurité : la situation s’est une fois de plus dégradée au Cachemire, l’Inde a été amenée à renforcer ostensiblement ses lignes de défense face à la Chine. Elle est aussi conduite à diversifier ses relations dans son jeu de go régional avec l’Afghanistan, l’Iran, Israël, les Émirats qui sont un partenaire économique de premier plan… Elle a également ouvertement renforcé son partenariat avec les États-Unis dans le contexte de l’océan Indien et de l’Asie-Pacifique et renforcé ses relations avec le Japon (mise en place d’un format trilatéral), l’Australie (accord sur la sécurité), le Vietnam (manœuvres conjointes)…

L’Inde de Narendra Modi, dont le modèle de référence est la Chine, pourrait, selon Goldman Sachs et PWC, dépasser rapidement le Brésil et, d’ici 2018, le Royaume-Uni et la France pour devenir la 3e puissance mondiale à l’horizon 2025 et la seconde en 2050, voire la première selon un rapport de Knight Franck & Citi Private Bank de 2012. Il n’en reste pas moins que le pays, dont l’économie est 4 à 5 fois plus petite que celle de la Chine, reste confronté à des problèmes internes et à des impasses stratégiques qui non seulement restent à ce jour sans véritable début de solution mais risquent paradoxalement de se trouver amplifiées par les succès indiens.

Dans ce contexte, la Chine acceptera-t-elle par ailleurs de partager la puissance régionale, non plus avec les ÉtatsUnis, mais avec un autre pays asiatique ?

 

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Photo : Le président russe Vladimir Poutine rencontre le premier ministre indien Narenda Modi, à Oufa, en Russie, lors d'un sommet des BRICS le mercredi 8 juillet 2015. Photo : SIPA AP21762009_000027

À propos de l’auteur
Michel Nazet

Michel Nazet

Diplômé en histoire-géographie, droit et sciences politiques (Sciences-Po Paris), Michel Nazet est professeur de géopolitique. Dernier ouvrage paru : Comprendre l’actualité. Géopolitique et relations internationales, éditions Ellipses, 2013.
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