<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’île des Serpents : d’Achille à Vladimir Poutine

25 avril 2022

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L’île des Serpents : d’Achille à Vladimir Poutine

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L’île ukrainienne dans la mer Noire, restée jusqu’ici largement inconnue en dehors de sa région, s’est soudainement imposée sur la scène médiatique mondiale en février 2022 quand elle fut occupée par les troupes russes. Mais à la différence de Castellorizo lors de la menace turque de 2020, l’événement a déclenché une vague de réactions passionnées sur les réseaux sociaux, dont n’a pas bénéficié la petite île grecque au flanc de la Turquie. Pourquoi ?

L’île des Serpents est la seule île de la mer Noire située au large, à une quarantaine de kilomètres du delta du Danube (partagé entre l’Ukraine et la Roumanie), à 140 km d’Odessa, à environ 170 km de la côte de la Crimée (réintégrée à la Russie en 2014) et à 260 de sa base navale de Sébastopol. Minuscule (17 hectares), stérile, habitée épisodiquement au cours de sa longue histoire, elle a une valeur stratégique du fait de sa position qui lui permet de surveiller la voie maritime des Détroits turcs au port d’Odessa (Ukraine) et les embouchures du Danube (elle a été administrée depuis le port roumain de Sulina), le grand fleuve européen. Soit actuellement entre deux membres de l’OTAN (Roumanie et Turquie) et un pays soutenu par cette organisation (l’Ukraine) d’une part, et l’ennemi désigné par celle-ci, la Russie. Autant dire au cœur du conflit actuel.

L’îlot stratégique

Son histoire remonte à l’Antiquité. Elle est mentionnée dès le VIIIe siècle avant notre ère par les géographes, les historiens et les écrivains grecs et latins. Selon la mythologie, Poséidon l’aurait fait surgir de l’eau à la demande de Thétis pour servir de séjour éternel à son fils Achille, le héros de la guerre de Troie. On lui éleva un temple. Il était interdit de passer la nuit dans l’île sacrée, mais pas de s’y abriter le jour, ni d’y apporter des offrandes. D’où son nom d’île d’Achille dans l’Antiquité païenne, ou aussi  Leukè, en raison de son aspect blanchâtre ou brillant au-dessus de la mer. À partir du XIIIe siècle, elle devint Fidonisi (île des serpents en grec), un nom apparu dès l’Empire romain et qui lui est resté, traduit dans toutes les langues, à cause du pullulement de gros serpents inoffensifs qui se gavaient de rongeurs et d’œufs d’oiseaux de mer, jusqu’à leur extermination par les Soviétiques. Malgré sa petite taille, elle figure en général sur les cartes anciennes (surtout marines), et récentes.

Habitée ou pas ? Elle est aride, n’a aucune source d’eau potable, ni arbre, et sa végétation est xérophile. Mais y ont séjourné les prêtres du temple, puis des pêcheurs, les gardiens du phare, et (depuis les Soviétiques), des militaires.

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En 1788, une grande bataille opposa dans ses environs les flottes de la Russie et de l’Empire ottoman. En septembre 1854, les trois flottes alliées dans la guerre contre la Russie (100 000 hommes) se regroupèrent à sa hauteur pour choisir le lieu de débarquement en Crimée avant de faire le siège de Sébastopol. Elle fut bombardée par un croiseur turc en 1917, qui détruisit la station de radio et le phare (reconstruit en 1922) et fit 11 prisonniers, occupée par la Wehrmacht pendant la guerre contre l’URSS, et par les Soviétiques en 1944. La prise de l’île au premier jour de l’intervention russe en Ukraine (24 février) atteste encore de l’importance stratégique du petit caillou perdu dans cette mer quasi fermée.

L’îlot revendiqué

L’histoire de l’île jusqu’à nos jours est une chronologie mouvementée d’occupations successives. Elle fut à la cité ionienne de Milet, qui dominait la région par ses colonies des pourtours du Pont-Euxin, puis à la Macédoine, à l’Empire byzantin, à la principauté roumaine de Valachie un temps, et aux Turcs à partir de 1484 pour près de trois siècles. Depuis le XIXe, elle est l’objet d’une querelle de souveraineté à épisodes entre l’Empire russe et ses successeurs (l’URSS, puis l’Ukraine) d’une part, et l’Empire ottoman (pour la Valachie), puis l’État roumain de l’autre. Les Russes l’occupent à la suite d’une de leurs nombreuses guerres contre les Turcs (1812). Au lendemain de la guerre de Crimée, elle repasse à ces derniers. Les puissances de la Commission européenne du Danube, l’autorité internationale dans le delta et les embouchures du fleuve créées en 1856 décident que l’île (dont elle contrôle le phare) doit appartenir au possesseur des embouchures du Danube, avec l’obligation de construire et entretenir un phare pour faciliter la navigation vers le fleuve et vers Odessa (1857). Elle est roumaine de 1878 à 1940. Son oubli fréquent dans les traités (1812, 1829, 1940, 1947) a nourri les litiges. Il s’ensuit depuis 1940 une saga juridico-militaire qui n’est pas près de s’achever.

L’île n’est pas mentionnée dans « l’accord » suivant les ultimatums soviétiques de la fin juin 1940, qui enlèvent des territoires à la Roumanie et ramènent la Russie sur le bras nord du delta du Danube, et elle est hors limites de la carte en annexe. Mais à la fin août 1944, les Soviétiques occupent l’endroit qui juridiquement appartient toujours à la Roumanie, pourtant formellement alliée à l’URSS depuis le très récent retournement d’alliance de l’ancien cobelligérant de l’Allemagne nazie. Ils s’y estiment autorisés par l’armistice du 12 septembre 1944, qui donne au vainqueur le droit d’occuper toute portion de territoire roumain par « nécessité militaire ». Le traité de paix du 10 février 1947 entre la Roumanie (traitée en pays vaincu) et les Alliés (Soviétiques) l’ignore (à part une « revendication roumaine » en annexe). Mais le 4 février 1948, un protocole signé à Moscou entre le Premier ministre cryptocommuniste Groza et le commissaire aux Affaires étrangères Molotov (jamais ratifié) stipule que « l’île des Serpents fait partie de l’URSS ». Un second protocole, signé dans l’île même le 23 mai, déclare que « l’île a été restituée à l’URSS par la République Populaire de Roumanie ». L’opinion publique n’est pas tenue au courant. L’île disparaît alors des cartes roumaines, tout en figurant sur les cartes soviétiques. La Roumanie confirme la cession en 1961 par un traité. Les Soviétiques militarisent l’île (la Turquie est membre de l’OTAN depuis 1952) : garnison, frégate, patrouilleur, sous-marin. Ils installent une station de surveillance aérienne et maritime avec un radar.

La question se complique encore après la dissolution de l’Union soviétique en 1991. L’État ukrainien se déclare successeur de l’URSS pour légitimer sa souveraineté. La Roumanie la conteste, et invoque l’antériorité (les Daces avant les Grecs, les princes de Valachie de 1360 à 1484, la reconnaissance internationale depuis 1878, le rapt sans fondement juridique par les Soviets en 1944-1948, l’inexistence d’un État ukrainien indépendant avant 1991, et donc la cession forcée à l’URSS, État disparu, et non à ce dernier) ; ou encore le lien géographique (le phare installé pour aider la navigation des bouches du Danube) et le lien historique avec le delta et la Dobroudja, territoires roumains. Mais une seconde fois, la Roumanie doit céder aux pressions étrangères. En 1997, l’OTAN fait dépendre l’adhésion du pays au Pacte atlantique d’un règlement de son différend avec l’Ukraine. Les États-Unis en effet travaillent depuis les années 1990 au détachement de l’ancienne république soviétique de la Russie postcommuniste afin de l’amarrer au bloc occidental et faire reculer l’influence russe. La Roumanie cède alors officiellement l’île des Serpents à l’Ukraine (et une troisième fois par traité en 2003). Une partie de l’opinion roumaine est très amère depuis cette triple capitulation, face aux Soviétiques, puis aux Occidentaux.

En 2004, le différend s’étend à la question des frontières maritimes et du partage des zones économiques exclusives en mer Noire, attisé par la perspective de l’exploration et de l’exploitation des gisements d’hydrocarbures récemment découverts. Car l’île des Serpents en détermine le tracé. La Roumanie tient pour la reconnaissance du statut de rocher inhabitable qui lui donnerait l’avantage. Le gouvernement ukrainien au contraire s’efforce de faire admettre le statut d’île habitable en créant des infrastructures (habitations, banque, poste, jetées, antennes, générateur, apport de terre fertile, approvisionnement en eau par bateau ou hélicoptère, recherches biologiques et océanographiques, et un petit musée qui omet les périodes roumaines de l’histoire de l’île). Une « ville » (Bile, « la Blanche ») est ainsi créée en 2007 (30 habitants en 2012). Kiev insiste aussi sur l’appartenance à l’État ukrainien (oblast d’Odessa). En 2009, la Cour Internationale de Justice donne raison à la Roumanie, qui obtient ainsi 80% de la zone litigieuse. Mais de fait, l’île est toujours ukrainienne et aujourd’hui bel et bien habitée.

Par des militaires essentiellement. Après les Soviétiques, les Ukrainiens ont renforcé la militarisation. En août 2021, le président ukrainien visita l’îlot dans le cadre d’exercices aéronavals simulant une « attaque ennemie ». Il promit aussi à cette occasion un développement économique et des plantations d’arbres (on évoqua aussi un futur paradis fiscal). A son terme, le commandement déclare le succès total de l’exercice : l’assaut a été repoussé et les navires ennemis ont été détruits. « Cette île est un territoire ukrainien et nous la défendrons de toutes nos forces ». Sept mois plus tard, l’île des Serpents est occupée (peut-être sans combat) par les Russes.

L’îlot médiatisé

Le soir du 24 février, un conseiller du ministère ukrainien de l’Intérieur annonce que l’île a été bombardée et occupée par les forces russes, et que toute la garnison (13 gardes-frontière) a été tuée, après une résistance héroïque. Un enregistrement audio donne à entendre les tirs d’artillerie et les dernières paroles d’un soldat en réponse aux sommations des Russes (« Bateau russe, va te faire f… »), avant que tous les défenseurs soient tués en défendant l’île. Le lendemain, le Président ukrainien Zelenski confirme la nouvelle (« Tous les gardes-frontières de notre île de Zmilnyi sont morts héroïquement en la défendant jusqu’au bout ») et annonce la décoration des militaires à titre posthume.

Le jour même, cette première version officielle submerge les médias du monde occidental et déclenche un emballement viral sur les réseaux sociaux (8 millions de tweets). Pour plusieurs raisons. Elle satisfait les critères des émotions de masse en ligne valorisant le bon camp : la dramatisation (une scène de guerre), l’admiration pour l’attitude de défi des soldats, leur panache, leur esprit de résistance, et leur comportement héroïque et sacrificiel ; la compassion pour les victimes et la haine envers l’agresseur brutal et sanguinaire. Dans leur écrasante majorité, les médias occidentaux reproduisent cette version (Reuters, CNN, Fox, Washington Post, Newsweek, etc.).

Certains prévoient illico une page dans les livres d’histoire et un film à la gloire des héros. Un « think tank » de Washington, l’Atlantic Council, en déduit que « la réponse des soldats caractérise de manière on ne peut plus juste ce que ressentent les Ukrainiens vis-à-vis de la tentative d’invasion russe ». On imagine la douleur des familles.

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Le 25 février, le ministère de la Défense russe annonce que les 82 militaires ukrainiens de l’île « ont déposé les armes et se sont rendus volontairement » (sans parler de tirs ni de morts), et qu’ils ont été amenés en vie et en bonne santé au port de Sébastopol. Une vidéo russe les montre sortant du patrouilleur, ravitaillé et montant dans un bus, l’air sombre ou imperturbable. Le 26 février, le commandement des gardes-frontière ukrainiens corrige la première version (« Nos camarades de combat sont en vie et en bonne santé »), information confirmée par la Marine ukrainienne le 28 (« Les gardes-frontière et les marins ont courageusement repoussé par deux fois les attaques russes », mais ils ont dû cesser le combat faute de munition). La destruction du matériel de communication expliquerait la première version officielle. Les Russes de leur côté rapportent une tentative de la marine ukrainienne d’entraver l’évacuation de l’île (16 de ses navires auraient été détruits). La télévision russe attaque la « propagande horrible » des autorités de Kiev. Le 28, un communiqué de la Marine ukrainienne dit : « En ce qui concerne les marines et gardes-frontière faits prisonniers par les envahisseurs russes sur l’île des Serpents, nous sommes très heureux de savoir que nos frères sont vivants et que tout va bien pour eux ». Le président Zelenski reconnaît « avec joie » que les soldats sont en vie. Les autorités de Kiev exigent leur libération immédiate. Elles dénoncent aussi la capture illégale de civils (deux prêtres et des personnels scientifiques et de sauvetage). La vidéo russe n’est plus accessible dans les pays européens depuis l’interdiction des médias russes au début de mars. On imagine la joie des familles.

L’affaire a révélé les défaillances de méthode ou les failles déontologiques des médias. La vague est brusquement retombée, mais l’infox est toujours présente en nombre, telle quelle, sur Internet. Deux questions n’ont pas attiré l’attention des journalistes : d’où vient le « fake news », et quel est le sort des prisonniers ? Mauvaise interprétation, ou surinterprétation des nouvelles de l’île par les dirigeants ukrainiens ? Attaque informatique russe (infox), qui aurait piégé le régime de Kiev (selon un journal roumain) ? D’autres supposent la construction par celui-ci d’un récit édifiant pour mobiliser un patriotisme ukrainien jugé insuffisant. Un commentateur français explique l’erreur par « la fluidité de la situation et la variation de ce qui est vrai à un moment et peut ne plus l’être ensuite ».

Y a-t-il eu une bataille ? Kiev a affirmé que « les infrastructures de l’île avaient été complètement détruites (phares, antennes) et les communications coupées avec le continent ». Quel est le sort des prisonniers ? Les autorités ont « exigé la libération immédiate des prisonniers ». Le commandement russe a annoncé qu’ils sont « invités à signer un engagement de ne pas reprendre les hostilités et seront rendus à leurs familles dans un avenir proche ». On imagine l’accueil public au retour des soldats, dans l’Ukraine en guerre contre l’invasion russe. Ce sont les questions qu’on peut se poser en mars 2022.

L’affaire de l’île des Serpents en 2022 mérite d’être enseignée dans les écoles de journalisme : prudence vis-à-vis des opérations de communication des deux camps (ou leur propagande de guerre), et vérification des faits. Certains appellent les internautes « à avoir du recul sur ce type de contenu émouvant et à éviter de partager des publications dont les informations sont impressionnantes pour limiter la mésinformation ». Elle doit susciter une réflexion sur la censure des sources, la manipulation, la déontologie des médias, l’honnêteté intellectuelle, les mouvements d’opinion sur les RS.

Quant à l’île des Serpents, elle a désormais un occupant et deux prétendants, chacun avec une légitimité contestée par les deux autres. Mais la Russie a maintenant une station d’écoute à proximité des bases de l’OTAN.

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À propos de l’auteur
Thierry Buron

Thierry Buron

Ancien élève à l’ENS-Ulm (1968-1972), agrégé d’histoire (1971), il a enseigné à l’Université de Nantes (1976-2013) et à IPesup-Prepasup. Pensionnaire à l’Institut für Europaeische Geschichte (Mayence) en 1972-1973. Il a effectué des recherches d’archives en RFA et RDA sur la république de Weimar. Il est spécialisé dans l’histoire et la géopolitique de l’Allemagne et de l’Europe centre-orientale au XXe siècle.

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