Libye : Opération Dignité, une lecture selon la méthode du red teaming

10 août 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Combattant du GNE à Tripoli en mai 2020 (c) Amru Salahuddien/CHINENOUVELLE_1.1770/2005110857

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Libye : Opération Dignité, une lecture selon la méthode du red teaming

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Le 4 avril 2019, après un vaste mouvement tournant l’ayant vue s’assurer du Fezzan, l’armée arabe nationale libyenne du maréchal, autoproclamé, Khalifa Haftar reprenait l’offensive en Tripolitaine, dernière province à échapper à la tutelle du gouvernement de Tobrouk. Après quelques succès initiaux, elle se heurta rapidement à la résistance des milices formant l’armée du gouvernement d’entente nationale (GEN) pour bientôt s’enliser dans les faubourgs de Tripoli. Le Blitzkrieg s’enfonçait alors dans la guerre de positions.

 

Le [simple_tooltip content=’Karama, nom de l’opération de conquête et d’unification de la Libye conçue par l’AANL.’]plan de l’opération[/simple_tooltip] demeure un secret bien gardé, encore que les grandes lignes en ont été rapidement communiquées par les services de presse de l’état-major de [simple_tooltip content=’ANL : Armée nationale libyenne.’]l’ANL[/simple_tooltip]. Pourtant, son étude selon la méthode du [simple_tooltip content=’Cette méthode consiste à utiliser les données et informations disponibles dans une approche analytique reposant sur les principes de planification occidentaux. C’est celle qui a été utilisée entre février et mars 2019 pour donner un sens aux opérations de l’ANL dans le Fezzan, servant de base à ce propos.’]red teaming[/simple_tooltip] montre qu’elle a probablement été planifiée avec une grande rigueur pour unifier la Libye sous l’autorité du gouvernement de Tobrouk, voire plus certainement sous la férule du clan Haftar.

L’opération Dignité s’intègre à une stratégie d’ensemble et s’organise en une série de campagnes planifiées, mêlant principes occidentaux (probablement tirés de la COPD), emprunts russes (comme la pratique de la déception) et héritage « mauresque » (razzia, aman et ralliements).

 

Le plan

L’analyse fait apparaître un plan a priori conçu en trois phases distinctes ayant pour fin la saisie de Tripoli, objectif politique à forte valeur symbolique du fait du legs historique, de la fonction de capitale donnée à la ville et de sa position au sein de la bande de peuplement « arabe ».

Opération Dignité – Phase 1 : Créer les conditions

1- Créer les conditions, leurrer

La première phase vise à créer les conditions préalables à la saisie de la Tripolitaine et à l’affirmation de l’ANL comme seul acteur de la réunification libyenne. En partant de Cyrénaïque, une fois l’abcès de Derna vidé, et en évitant la confrontation directe avec les confédérations tribales et miliciennes opposées, l’ANL doit s’assurer du Fezzan et de ses ressources licites (champs pétroliers d’Al Sharara et El Fil) aussi bien qu’illicites (trafics, contrebande, orpaillage clandestin …). Réalisée, cette étape assure à l’ANL le contrôle du Fezzan « utile », nécessaire à la poursuite de l’opération comme à son financement.

 

À lire aussi : L’assaut de l’armée sur Tripoli et l’avenir du processus politique en Libye

 

2- Consolider les acquis, déstabiliser l’adversaire

La deuxième phase consiste à stabiliser les conquêtes pour démontrer localement, régionalement et internationalement l’aptitude de l’ANL à réinstaurer, voire imposer, une forme d’état de droit par la force ou la négociation.

Opération Dignité – Phase 2 : Consolider

La réalisation de cette étape établit l’autorité de fait du gouvernement de Tobrouk sur les deux tiers du pays qui, si elle reste très théorique, discrédite le GEN et ses soutiens. Elle place l’ANL sur une base d’assaut visant la Tripolitaine et lui donne l’occasion de dissimuler ses intentions réelles derrière des opérations de stabilisation de Sabha et des frontières méridionales.

 

3- Contrôler l’essentiel du territoire ; assiéger Tripoli

La troisième phase vise à l’unification de la Libye sous la férule du gouvernement dit Tobrouk.

Opération Dignité – Phase 3 : Contrôler

Tout en poursuivant le rétablissement de l’état de droit à l’intérieur comme aux frontières, il s’agit de conforter les alliances fraîchement nouées tout en donnant des gages aux soutiens extérieurs, Tchad et Égypte au premier chef. Un rapport de force favorable établi, exploitant une fenêtre d’opportunité stratégique, la campagne prend alors la forme d’un raid vers Tripoli et les instances gouvernementales, appuyés par une campagne de communication tous azimuts visant d’abord à rallier les populations. Elle doit manifestement s’achever en une marche triomphale portant Khalifa Haftar devant les instances gouvernementales pour leur accorder l’aman et les réintégrer dans une Libye réunifiée.

 

L’échec et ses racines

1- Succès initiaux

Les opérations d’extension dans le Fezzan et vers Tibesti ont manifestement constitué une [simple_tooltip content=’« effet résultant mesures visant à tromper l’adversaire à une fausse interprétation des attitudes amies en vue de l’inciter à réagir d’une manière préjudiciable à ses propres intérêts. La déception comprend la dissimulation, la diversion, et l’intoxication ». EMP 60.641 Glossaire français anglais de l’armée de Terre, CDEF, éd. janvier 2013 (p.182)’]manœuvre de déception[/simple_tooltip] visant autant le GEN que la communauté internationale. Cette manœuvre comprenait trois volets, soit :

  • « diversion » , avec des opérations de police autour de Sabah, Al Sharara et vers les frontières tchadiennes et nigériennes ;
  • « intoxication », avec une manœuvre de coopération civilo-militaire entamée dans la région de Sabah ;
  • « dissimulation », des objectifs derrière un discours centré sur le rétablissement de l’ordre dans les provinces méridionales et des troupes liges de l’ANL, rapidement sorties des « écrans radar » une fois le raid sur le Fezzan achevé.

La déception, la réarticulation autour d’al Watiyha puis le raid vers la Tripolitaine ont fonctionné pour porter rapidement l’ANL aux portes de Tripoli devant Tripoli. Un boulevard semblait alors s’ouvrir vers la victoire et le pouvoir. Pourtant, l’opération a rapidement achoppé.

 

2- Premiers revers et perte de l’initiative

Comme la Wehrmacht en décembre 1941, l’ANL a probablement été surprise par la résistance opposée par les forces pro-GEN ; la bataille d’attrition consécutive l’a rapidement coupée de tout soutien populaire.

Simultanément, le Sud profond, insuffisamment contrôlé, a renoué avec son instabilité endémique. Rivalités criminelles, vendettas et résurgences djihadistes se sont conjuguées sur les arrières de l’AANL, dispersant son potentiel de manœuvre, contredisant le discours vantant la stabilité retrouvée et écornant l’image de force pacificatrice.

À lire aussi : Podcast – Penser la stratégie : entretien avec Martin Motte

Enlisée, l’ANL a vu décliner ses soutiens de Cyrénaïque et du Fezzan, avec pour conséquence directe l’affaiblissement de son potentiel de combat. Enfin, le piétinement dans les faubourgs a certainement convaincu Erdogan de l’intérêt à soutenir le GEN tout en lui donnant le temps de le faire. À l’opposé, il a fort probablement poussé le Caire à modérer les ardeurs de l’ANL pour conserver une force supplétive opérationnelle pour le contrôle des confins occidentaux de l’Égypte.

La contre-attaque réussie du GEN sur Gharyan puis la saisie de la base d’al Watiyah ont consacré l’échec de la manœuvre opérative de l’ANL. L’extension vers la Cyrénaïque et le putsch orchestré par Haftar en traduisent l’échec stratégique.

 

3- A l’origine, les présuppositions

Au-delà de la résistance du GEN et des ingérences turques, on peut supposer que l’échec du plan est dû à la chute, une à une, [simple_tooltip content=’dans la méthode planification occidentale (COPD, comprehensive operational planning directive), les présuppositions sont des conditions que l’on tient pour réalisées au départ et invariables au long du processus.  Ayant valeur axiomatique, elles permettent de neutraliser certaines variables pour lesquelles l’information ou le renseignement existant est insuffisant ou aléatoire.’]des présuppositions[/simple_tooltip] employées lors de la planification de l’opération.

Ces présuppositions seraient :

1) Ralliement des populations de Tripolitaines par lassitude de l’anarchie généralisée et des exactions miliciennes de tout acabit ;

2) Débandade du gouvernement d’entente nationale et des milices le soutenant pour celles qui ne se seraient pas ralliées par opportunisme ou intérêt ;

3) Sidération initiale de la communauté internationale, qui laisserait ensuite faire au nom de la lutte contre le terrorisme, du contrôle des flux migratoires et de la production pétrolière ;

4) Fermeté des soutiens de l’ANL ;

5) Réaction compassée des soutiens du GEN.

Le postulat d’une campagne brève, médiatique et populaire a avorté. Bien au contraire, le plan a accouché d’un nouvel épisode de guerre civile dont au final, les populations font les frais pour le plus grand bénéfice des seigneurs de guerre du bassin méditerranéen.

 

Les conséquences

Cette offensive brusquée de l’ANL et son échec, désormais patent, ne sont pas sans conséquence. Elle a d’abord décrédibilisé l’ANL. Elle a ensuite plongé la Libye dans un nouvel épisode de guerre civile. Les combats s’étendent de la frontière tunisienne à la démarcation entre Tripolitaine et Cyrénaïque, provinces dont la rivalité structure l’identité. La situation humanitaire prend un tour catastrophique et les victimes collatérales sont nombreuses, qu’il s’agisse de Libyens ou de migrants. Enfin, le processus politique porté par les Nations-Unies est à l’arrêt et la crédibilité de la communauté internationale une nouvelle fois écornée ; les antagonismes sont désormais tellement marqués que l’existence même d’une Libye unitaire semble sérieusement menacée.

À lire aussi : Hadrien Desuin: « La Libye n’existe plus »

Le pays se transforme en « trou noir » attirant mercenaires, trafiquants et djihadistes. Le chaos libyen menace non seulement la stabilité du Maghreb, au premier chef celle de la Tunisie, mais aussi la pacification du Sahel puisque le Fezzan, plaque tournante de tous les trafics, alimente les factions en lutte au sud du Sahara.

Au-delà, c’est la sécurité de l’espace méditerranéen qui est menacée par la crise libyenne. Les ingérences étrangères, au premier chef turques et émiriennes, internationalisent le conflit. Si certains États, comme la France, l’Italie ou encore l’Égypte suivent une stratégie d’abord sécuritaire, d’autres ont des visées politiques ou impériales plus affirmées. Ainsi en va-t-il de la Turquie et des Émirats arabes unis qui s’affrontent par milices interposées, cantonnant encore pour l’instant leurs corps expéditionnaires à des [simple_tooltip content=’appui qui peut revêtir une dimension « cinétique », les bombardements par drones en témoignent.’]missions d’appui[/simple_tooltip], de soutien et de formation. Mais en soutenant le GEN à bout de bras, Ankara affirme désormais sans ambages ses ambitions néo-ottomanes, sur le pays, s’opposant frontalement à l’Égypte et aux Émirats, défiant ses partenaires de l’OTAN et s’approchant dangereusement d’intérêts égyptiens et russes ici placés dans le camp opposé. Le potentiel explosible de la zone est désormais au plus haut.

 

 

Lectures complémentaires

  • « Libye : le nouveau Viet-Nam », Benoît Delmas, la lettre du Maghreb, le Point 26/01/2020
  • « Libye : la guerre continue sans trêve », François d’Alençon, la Croix, 27/03/2020
  • « Libye : la défaite de l’occident », Benoît Delmas, le Point Afrique, 31/05/2020 ;
  • « En Libye, la Russie mène une stratégie de ‘pinçage’ contre l’Europe », Marc Nexon, entretien avec Jalel Harchaoui, le Point, 30/05/2020
  • « OTAN : Macron fustige le ‘jeu dangereux’ de la Turquie en Libye », le Point et AFP, 22/06/2020
  • « La Turquie arrête quatre hommes accusés d’espionner pour le compte de la France », le Figaro et AFP, 22/06/2020
  • « Libye : le chef du commandement militaire américain en Afrique à Tripoli », le Point Afrique, 23/06/2020
  •  » La Turquie fait courir un risque d’éclatement de la Libye », Emmanuel Beretta, entretien avec l’eurodéputée Nathalie Loiseau, le Point 26/06/2020
  • « Pétrole libyen : la NOC sous pression de ‘mercenaires russes’ « , le Point Afrique, 29/06/2020.
  • « Macron instrumentalise la crise avec la Turquie », Armin Arefi, entretien avec Sinan Ulgen, le Point 02/07/2020
  • « L’Union européenne tente d’apaiser la tension avec la Turquie », Yves Bourdillon, les Echos, 05/07/2020
  • « Libye : négociation ou partition ? », Bernard Lugan, l’Afrique réelle n°127, juillet 2020 (retranscription sur le site de l’association de soutien à l’armée française –ASAF-, 08/07/2020)
  • « Libye : le chef de l’ONU dénonce une ‘interférence étrangère’ », le Monde et AFP, 09/07/2020 ;
  • « Libye : pourquoi l’Europe a vraiment une carte à jouer », Cyrille Bret, the conversation.com, 13/07/2020 ;
  • « Macron a tout faux en Libye », Luc de Barochez, le Point, 14/07/2020 ;
  • « Les agendas contradictoires des puissances étrangères en Libye », Jeune Afrique et AFP, 17/07/2020 ;
  • « Le parlement égyptien approuve une possible intervention en Libye », le Monde et AFP, 21/07/2020.

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À propos de l’auteur
Emmanuel Meyer

Emmanuel Meyer

Le colonel Emmanuel Meyer est Saint-Cyrien, breveté de l’Ecole de guerre. Il a participé de février à août 2019 à une mission de l’Union européenne portant sur la Libye.

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