L’Italie a une très longue tradition artistique, en littérature, en peinture, en musique et, plus particulièrement en opéra. C’est le pays du bel canto. Si on sait que, dès 1597, le compositeur Jacopo Peri (1561-1622) donnait une mise en scène de la légende grecque de Dafne sous forme chantée, on situe le 1er opéra italien en 1607 avec Orfeo de Claudio Monteverdi, qui innove en réunissant les diverses formes musicales de son époque, du recitativo aux chœurs polyphoniques.
L’opéra peut être porteur d’identités culturelles et d’appels à la résistance en mobilisant une communauté nationale et c’est là où on peut trouver un lien fort entre opéra et politique. En ce qui concerne la politique, l’Italie devra attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour se constituer en État unitaire. Il faudra une longue et difficile expérimentation pour que se réalise le souhait de Vittorio Alfieri (1749-1803) à voir l’Italie « vertueuse, magnanime, libre et unie ». C’est Alfieri qui popularise le terme de Risorgimento, apparu vers 1750, de risorgere, « ressusciter » pour désigner la renaissance d’un pays qui était fragmenté en divers territoires, principautés, royaumes et autres duchés. C’est donc un bouillonnement d’idées et d’exaltation qui va précéder le 17 mars 1861, date de la proclamation du royaume d’Italie unifié par Victor-Emmanuel II[1]. Avant cette date, l’opéra devient alors un vecteur politique en adaptant les œuvres à la conjoncture de la période.
Des compositeurs comme Giuseppe Verdi, bien sûr, mais aussi Gioacchino Rossini, Vincenzo Bellini, Gaetano Donizetti et même Giacomo Puccini s’attachent à réveiller les identités nationales et, parfois, à fomenter des idées de soulèvement civil. Le langage de l’opéra et les attentes du peuple convergent vers une communication politique, fondée sur l’émotion patriotique, voire romantique, et le refus de la domination étrangère et la demande de liberté.
Giuseppe Verdi (1813-1901)
Giuseppe Verdi peut être considéré comme le symbole de la lutte de l’Italie pour la liberté et l’unité de la patrie. Il a écrit 28 opéras. Nous prenons ci-dessous quatre exemples d’œuvres où le sentiment national et la notion de patrie sont clairement mis en exergue.
Il y a deux paramètres, autres que la musique elle-même, à prendre en compte dans l’opéra italien, ce sont les livrets, qui donnent en l’occurrence le souffle politique au texte, et l’importance des chœurs.
Et c’est un chœur qui devient emblématique de la souffrance du peuple italien opprimé et de son espoir de recouvrer la liberté.
Le premier succès de Verdi, Nabucco, représenté en 1842 à la Scala de Milan, embarque le public avec le « Va pensiero » du fameux chœur des esclaves hébreux en captivité à Babylone. La mélodie en vers du librettiste Temistocle Solera produit une sorte d’hymne à la gloire du Risorgimento avec, entre autres, les derniers mots : « O ma patria si bella e perduta ».
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Les Lombards à la 1re croisade est le troisième opéra du jeune Verdi qui vient de triompher l’année précédente avec Nabucco. C’est une commande du directeur de la Scala de Milan, Bartolomeo Merelli. Temistocle Solera est, à nouveau, chargé de réaliser le livret de cet opéra en 4 actes. L’œuvre est créée le 11 février 1843. La libération de Jérusalem par les Lombards, thème de l’opéra, est une allusion directe à l’occupation autrichienne. L’ouvrage remporte un immense succès populaire, après le chœur patriotique « O Signore dal tetto natio », et le public acclame le compositeur et les chanteurs lors de la Première par de longs rappels.
Après quelques échecs relatifs, Verdi rencontre à nouveau le succès avec Attila, créé le 17 mars 1846 à la Fenice de Venise, qui suscite l’enthousiasme des partisans du futur Risorgimento. Verdi renoue avec le patriotisme de Nabucco en mettant en scène l’opposition entre l’oppresseur (Attila) et les opprimés (l’action se passe en Italie). Les chœurs sont à nouveau mobilisés et la fougue patriotique de l’héroïne, Odabella, déclenche à nouveau la ferveur populaire.
Si « va pensiero » est le chœur le plus emblématique des opéras de Verdi, le seul opéra explicitement patriotique du compositeur est bien La battaglia di Legnano sur un livret de Salvadore Cammarano. Verdi écrit cet opéra dans une ambiance insurrectionnelle due aux « cinq journées de Milan » contre l’autorité de l’empire d’Autriche, qui commence le 18 mars 1848. Dix mois plus tard, la première se déroula au Teatro Argentina de Rome, le 27 janvier 1849. L’ouvrage marque la pleine adhésion de Verdi à la cause du Risorgimento, et l’Italie est mentionnée 30 fois dans cet opéra qui entraina une telle ferveur patriotique que le dernier acte fut bissé en totalité le soir de la Première à laquelle assistaient Garibaldi et Mazzini. L’engagement de Verdi est flagrant avec des ensembles, dont le chœur d’ouverture « Viva Italia » et le serment « Giuriam d’Italia por fine ai danni » (III,1), entre autres. L’opéra tomba ensuite dans l’oubli en dépit de quelques reprises, dont celle de la Scala de Milan en 1961.
Gioacchino Rossini (1792-1868)
Politiques les opéras de Rossini ? Étrange, quand on connait le caractère hédonique du personnage et la définition de ses opéras comme opera buffa. Et pourtant…
Dans l’opéra L’Italienne à Alger (1813), l’héroïne Isabella chante un air « Pensa à la Patria » qui frappe les milieux carbonari[2] de l’époque. En 1813, Venise est sous occupation autrichienne et le texte de cet air est reçu comme une allusion très claire à la résistance d’une audace incroyable.
Mais c’est dans l’opéra Guillaume Tell que « Liberta e Patria » prend toute son importance. Le sujet s’y prête : un combattant pour la liberté dans la Suisse occupée par les Autrichiens et un gouverneur de l’Empire des Habsbourg tyrannique : les transferts émotionnels peuvent s’effectuer. Tiré d’une pièce de Schiller, Guillaume Tell est une ode grandiose à la liberté. C’est le dernier chef-d’œuvre de Rossini avec la célèbre ouverture, mais c’est aussi son opéra le plus ambitieux et qui n’est rien moins que révolutionnaire.
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La période fasciste, il « ventennio »
À son arrivée au pouvoir en 1922, Mussolini, très conscient de l’utilité de la culture pour promouvoir les idées du régime, emploie une stratégie populiste en facilitant l’accès public à l’art, notamment au théâtre et à l’opéra et en développant la glorification du passé, en particulier la romanité et le Risorgimento. Le Duce fait appel à Verdi en octroyant une place prépondérante à ses œuvres car, dans la mythologie fasciste, il représente l’archétype du nouvel Italien. Il est patriote, combattant (pour acquérir sa notoriété), doté de vertus issues de la ruralité (originaire de Parme), de l’italianité et de l’humanité : c’est un homme du peuple. Et, de surcroît, c’est un génie !! Ses œuvres incarnent la représentation fasciste de la civilisation italienne, avec un esprit de redécouverte du passé. C’est aussi un puissant vecteur de propagande pour le régime et il représente un exemple-type d’une récupération à des fins idéologiques et politiques.
Pourtant, on ne peut pas vraiment dire qu’il existe un fascisme musical. La «generazione dell’ottanta », qui regroupe une dizaine de compositeurs parmi lesquels Luigi Dallapiccola (1904-1975), Gian Francesco Malipiero (1882-1973), Ildebrando Pizetti (1880-1968), Ottorino Respigh (1878-1936) et Afredo Casella (1863-1947), se concentre à définir une identité nationale en redécouvrant le passé (Monteverdi en particulier), mais aussi un développement de l’image du dictateur. « On le voit en particulier dans les opéras qui ont été produits à partir des années 1930, où il y a une forme de grand récit du dictateur, du dictateur romain : une forme d’exaltation du tyran, de la romanité toute puissante », note Charlotte Ginot-Slacik[3]. « Notamment dans des œuvres de Gian Francesco Malipiero ou d’Alfredo Casella. Quand ils y évoquent l’antiquité romaine, c’est du fascisme dont il est question ».
Sur scène, on célèbre donc des figures antiques (en accord avec l’image du Duce) avec des opéras comme Giulio Cesare (Malipiero, 1936), mais aussi les héros modernes comme les aviateurs dans Volo di notte (Dallapiccola, 1940) et surtout Il deserto tantato (Casella, 1937) qui célébrent la conquête de l’Éthiopie par les troupes italiennes. Beaucoup de ces compositeurs ont avoué leur admiration pour Mussolini, avec plus ou moins d’enthousiasme.
Le cas de Pietro Mascagni (1863-1945) est différent. Célèbre compositeur de Cavalleria Rusticana[4], c’est une personnalité musicale de niveau mondial : chef d’orchestre, directeur d’opéra et compositeur, Mussolini en fait une des gloires de la Nation. En 1932, Mascagni prend sa carte du Parti National Fasciste. En 1943 il renonce à toutes ses fonctions et il s’éteint le 2 août 1945.
Force inspiratrice ou simple émotion mélodramatique ?
Pierre Musitelli nous met en garde contre la surinterprétation des textes des opéras politiques italiens : « L’idée selon laquelle les premiers grands opéras de Verdi, de Nabucco (1842) à La bataille de Legnano (1849), auraient été, par leur force inspiratrice, des événements culturels déclencheurs du combat des Italiens pour leur indépendance a longtemps constitué un lieu commun de l’histoire politique de l’unification italienne, une sorte d’axiome dont les historiens et les musicologues ont tenté d’évaluer la consistance réelle ». Parmi les biographes de Verdi, Mary-Jane Philipps-Matz (1993) et Pierre Milza (2004) sont revenus sur le mythe de Verdi « père de la patrie », mais la période de composition des opéras verdiens annonçant le Risorgimento est plus qu’une coïncidence.
Philip Gossett, quant à lui, semble penser que les opéras de Verdi ont été de véritables « protagonistes » du sentiment national.
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Quant à Axel Körner, il doute de l’impact politique des opéras de Verdi sur le public et privilégie l’agitation politique de l’époque qui transforma lesdits opéras en œuvres patriotiques.
Même si les représentations déchainent très souvent l’enthousiasme, il faudra plusieurs années encore pour que le message, devenu véritablement explicite et disséminé dans la population, déclenche régulièrement dans les théâtres la réaction d’un public survolté par la cause nationale et par les notions de patrie et de liberté[5].
Pour aller plus loin :
COHEN Mitchell, « Verdi, Wagner, Politique et Opéra. Ruminations bicentenaires », L’Homme & la Société, 2014/2 (n° 192), p. 197-206. DOI : 10.3917/lhs.192.0197.
URL : https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2014-2-page-197.htm
MUSITELLI Pierre « Langue, dramaturgie et lectures politiques des opéras de Verdi (1842-1849), 2020
MILZA Pierre, « Verdi et la défense de l’italianité », Transalpina, 2013.
Discographie indicative :
NABUCCO
Cappuccilli/Dimitrova/Nesterenko/Valentini Terrani/Domingo, Giuseppe Sinopoli chœur et orchestre de l’opéra de Berlin (1983), Deutsche Gramophon.
ATTILA
Ramey/ Studer/Shicoff/Zancanaro/Cavazzi/Zurian, Ricardo Muti chœur et orchestre de la Scala di Milano (1989), EMI.
LA BATAILLE DE LEGNANO
Ricciarelli/Carreras/Manuguerra/Ghiuselev, Lamberto Gardelli ORF Orchestra (2008) Philips.
L’ITALIENNE A ALGER
Balsta/Raimondi/Dara/Lombardo, Claudio Abbado Wiener Philarmoniker et choeurs de l’Opéra de Vienne (1989) Deutsche Gramophon.
GUILLAUME TELL
Milnes/Pavarotti/Freni/Ghiaurov, Ricardo Chailly National Philarmonic (1979) Decca.
CAVALLERIA RUSTICANA
Cossotto/Bergonzi/Allegri , Herbert von Karajan orchestra et chœurs de la Scala di Milano (2000) Deutsche Gramophon.
En ce qui concerne Alfredo Casella, on ne trouve pas d’enregistrement de l’opéra Il deserto tantato. En revanche, il existe des enregistrements de musique de chambre et symphonique en particulier sous le label Naxos.
[1] Avant 1861, en Italie, on rêve de l’époque antique où l’Italie était unie. En 1848, l’Italie est fragmentée entre huit États différents, dont un était sous la domination directe de l’empire d’Autriche. À partir de 1859, sous l’action des patriotes italiens, Garibaldi et Cavour en particulier, et à l’appui militaire de Napoléon III, le roi de Piémont-Sardaigne, Victor-Emmanuel II fédère les différents États et forme en mars 1861, le Royaume d’Italie, avec un parlement, auquel en 1866, la Vénétie, puis en 1870, Rome, seront rattachées.
[2] Le carbonarisme est un mouvement initiatique et secret, à forte connotation politique, présent en Italie, en France, au Portugal et en Espagne au début et au milieu du XIXe siècle. En Italie, les carbonari sont un puissant mouvement politique italien, bien qu’illégal (combattu par l’empire d’Autriche). Giuseppe Mazzini, un des grands dirigeants de ce mouvement, tente de réaliser l’unité italienne sous la République romaine, avec son ami Garibaldi.
[3] Ginot-Slacik Charlotte et Niccolai Michela, Musiques dans l’Italie fasciste, Fayard, 2019.
[4] Opéra qui est joué dans le troisième volet du Parrain.
[5] En 2011, à Rome, lors du 150e anniversaire de l’Unification italienne, et pendant une représentation de Nabucco, le grand chef d’orchestre Riccardo Muti, invite le public qui, pour la plupart, semble connaitre les paroles, à se joindre au bis du chœur qui interprète « Va pensiero ». Durant ce bis, l’impact émotionnel est à son paroxysme dans le public et dans le chœur, dont les participants sont en larmes (On peut voir cette scène sur la chaine YouTube).