Richard Millet n’est pas seulement un grand écrivain. C’est un combattant qui a participé à la guerre du Liban et a vécu la guerre civile. Il a publié sur ce sujet plusieurs ouvrages dont le dernier est Tuer aux éditions Léo Scheer. Le combat en valait-il la peine ?
Conflits : Vous avez vécu au Liban de 6 à 14 ans, puis vous y êtes retourné en 1975 pour participer à la guerre civile du côté des chrétiens. Pourquoi cet engagement ?
Richard Millet : Il me semblait que je me devais à ces gens avec qui j’avais grandi, et qui m’avaient tant donné. J’exécrais la vision propalestinienne, dominante en Occident, et antichrétienne : les chrétiens d’Orient considérés dans leur ensemble comme fascistes, riches, corrompus, face à la « pureté » progressiste palestino-islamique. Un mensonge planétaire, qui persiste encore. Et nul n’a fait alors attention à cette épithète qui surgissait : « islamique »… Je suis aussi retourné au Liban pour des raisons « littéraires », par devoir de vérité historique, et par fidélité à moi-même, au catholicisme, à un certain rapport entre Orient et Occident.
Conflits : Éprouviez-vous de la haine pour ceux d’en face ?
Richard Millet : De la haine ? Non, sauf pour les Palestiniens qui, depuis quelques années, tenaient Beyrouth et une partie du pays sous leur coupe. N’oubliez pas que s’affrontaient des gens qui se côtoyaient, la veille, et qui pouvaient même se reparler pendant les cessez-le-feu. Combattre n’est pas l’accomplissement d’une haine. Cela dit, j’ai vu des épisodes de haine pure, lorsque des miliciens chrétiens ont vengé deux des leurs, découpés à la hache par des fedayin : c’est le Samedi noir de 1975, où une centaine de musulmans ont été abattus dans Beyrouth par des hommes ivres de rage. Un tournant dans cette guerre, comme la prise par les Phalangistes, au nord de la ville, du bidonville de la Quarantaine, à quoi répondra le massacre de Damour, ville chrétienne au sud de la capitale.
Conflits : Pouvez-vous évoquer la coexistence entre vie « normale » et combats en période de guerre civile ?
Richard Millet : Une guerre civile qui dure quinze ans trouve sa respiration ; c’est un organisme autonome qui a ses moments d’intensité et de repos ; elle a permis de vivre quasi normalement, une fois le front fixé sur la ligne de démarcation partageant Beyrouth entre l’Est chrétien et l’Ouest musulman. On continuait à construire à quelques centaines de mètres des endroits où l’on se battait. Le commerce se poursuivait, s’adaptant à la situation. Le cours de la guerre était le premier souci du matin, comme la météo ou la bourse. On attendait que certains bombardements réguliers aient eu lieu pour se rendre au travail. On savait où se trouvaient les francs-tireurs, les passages dangereux, les gestes à éviter, etc.
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Conflits : Quel était l’enjeu de cette guerre à vos yeux ?
Richard Millet : Cette guerre, dans le pays le plus faible du Proche-Orient, est très vite devenue un conflit régional : la Syrie, l’Irak, Israël, l’Iran. Un conflit de civilisation, on l’a moins dit, surtout à partir de 1978, avec la révolution islamique iranienne. Certains chrétiens refusaient toute référence à l’arabité, malgré leur usage de la langue arabe. Ils savaient, eux, que l’islam était pour eux le véritable ennemi, plus encore que le marxisme affiché en face (n’oublions pas que deux des terroristes palestiniens de la pire espèce, Habache et Hawatmé, étaient des chrétiens). J’ai même vu des chrétiens proposer d’abattre les palmiers, arbre musulman…
Conflits : Le combat en valait-il la peine ?
Richard Millet : Tout combat visant à défendre les chrétiens, où qu’ils se trouvent, en vaut la peine, même si on sait que la partie sera perdue. C’est pour n’avoir pas pris la mesure de l’enjeu civilisationnel que préfigurait cette guerre (comme plus tard sa réplique yougoslave) que l’Europe se trouve aujourd’hui dans un état de guerre civile non nommée, mais dont l’islam est le nom principal.
Conflits : Diriez-vous que la guerre civile est la « bonne guerre », comme Montherlant, ou la « sale guerre » ?
Richard Millet : Toute guerre est en fin de compte civile, c’est-à-dire une tentative pour exorciser des démons.