Quels rapports entretenir avec l’ennemi et le vaincu ? Faut-il leur pardonner, les éradiquer, les réintégrer dans le concert des nations ? Une question essentielle car elle renvoie à la construction de la paix et à la sécurité nationale. L’histoire apporte des éclairages essentiels.
Le 5 janvier 1477, Charles de Bourgogne, « Le Téméraire », que l’on appelait aussi en son temps le « Grand-duc d’Occident », le prince « le plus riche et le plus puissant d’Europe » meurt devant Nancy. Son corps méconnaissable est retrouvé deux jours après la bataille, « nu, dépouillé de ses atours, la tête prise dans la glace, une joue dévorée par un loup, le corps piétiné par les chevaux »[1] … Son armée est quant à elle anéantie et tout ce que la puissante Maison de Bourgogne avait patiemment édifié en un siècle, un État indépendant au centre de la Lotharingie historique, disparait en une seule journée. Le roi de France Louis XI peut prendre triomphalement possession de la Bourgogne. Victoire stratégique éclatante sur le court terme mais germe de conflits futurs.
Le Téméraire et sa suite
Ainsi Charles Quint, arrière-petit-fils « du Téméraire », héritera de cette humiliation comme certaines familles sont frappées d’un traumatisme transgénérationnel. De l’affront commis contre ses ancêtres, il tirera une incroyable énergie. Obsédé par la perte de la Bourgogne vingt-trois ans avant sa naissance, il n’aura de cesse tout au long de son règne d’étendre son empire, devenant le monarque le plus puissant du XVIe siècle.
Les Français garderont certes la Bourgogne mais François Ier aura à mener les interminables guerres d’Italie, vivra l’humiliation de Pavie, la détention pendant un an à Madrid, le déshonneur (il doit laisser son épée à Charles Quint) puis l’emprisonnement de ses deux fils aînés échangés contre sa propre libération… Ainsi, c’est l’humiliation infligée à Nancy qui engendre un quart de siècle plus tard Charles Quint, « cet aigle impérial qui couvrait sous sa loi le monde entier de tonnerre et de flamme », selon les mots de Victor Hugo[2]. D’une certaine façon, Pavie procède de Nancy…
Autre exemple de victoire à la Pyrrhus « à effet différé », la bataille d’Iéna. Celle-ci oppose les Français non plus aux Habsbourg mais à ceux qui deviendront justement, peut-être en partie à cause de Iéna, leurs successeurs pour la domination de l’espace pangermanique : les Prussiens. Le 14 octobre 1806, Napoléon remporte une victoire totale, éblouissante face au général de Hohenlohe, concomitamment à Davout qui triomphe de son côté à Auerstaedt. L’armée prussienne est pulvérisée, réduite à néant par celui que Clausewitz appellera « le Dieu de la guerre ». Napoléon entre à Berlin en triomphe à la tête de ses troupes, la Prusse est amputée de la moitié de son territoire et doit payer une indemnité de guerre insoutenable…
Mais de manière beaucoup plus pérenne, par le puissant et violent traumatisme qu’elle provoque en Prusse, la victoire française d’Iéna porte en elle les semences des conflits européens de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Car c’est de Iéna que naîtra le nationalisme allemand et un désir transgénérationnel de revanche. Le modèle révolutionnaire français va servir d’exemple aux élites prussiennes effrayées et fascinées par sa puissance militaire. Tandis que la France baisse progressivement la garde, la Prusse « emportée par une haine féroce » (Clausewitz), entreprend de profondes réformes en vue d’un réarmement moral et militaire qui montrera son efficacité en 1870. Et c’est Otto de Bismarck lui-même qui, au terme de la guerre franco-prussienne, prononcera cette sentence : « sans Iéna, pas de Sedan ». Mais le pangermanisme ne s’est pas arrêté à Sedan… Sans Iéna, pas de Sedan et peut-être pas la Grande Guerre puis l’avènement du IIIe Reich et ses conséquences terribles pour l’Europe et le monde… Comme si la parade de la Wehrmacht le 14 juin 1940 devant l’Arc de triomphe dans « Paris outragée » était un lointain écho du défilé triomphal de l’Empereur français sous la porte de Brandebourg à Berlin le 27 octobre 1806, après Iéna, et comme une intention d’exorciser ce traumatisme.
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La France et Bouvines
Troisième exemple ayant cette fois la France pour objet. Nous savons qu’en France, c’est l’État, incarné pendant des siècles par une dynastie et la personne du Roi, qui a précédé la Nation. Si ses prémices sont perceptibles à Bouvines (1214), le sentiment national français tirerait ses origines de la longue guerre de Cent ans, de cette humiliation séculaire, de l’occupation anglaise, des vexations imposées pendant des décennies à un peuple avide de tranquillité et de sécurité. Et des champs de batailles perdues de Crécy, Poitiers ou Azincourt, pour ne citer que les plus connues, du sang répandu sur la terre d’un royaume alors en déliquescence et menacé de disparition, va éclore ce que Renan appellera plus tard « l’âme de la France », cette « possession en commun d’un legs de riches souvenirs » et « volonté de faire valoir l’héritage reçu indivis, … cette grande solidarité »[3].
Et puisque sans Jeanne d’Arc, le « petit roi de Bourges » ne serait jamais devenu Charles VII, vainqueur de la Guerre de Cent ans après Formigny (1450) et Castillon (1453), il n’est pas surprenant que la « petite pucelle », icône de la résistance face à l’Angleterre soit devenue un symbole national, qui suscite l’admiration et l’affection de la grande majorité des Français, générations après générations. Du point de vue métaphysique et religieux, le diabolos, vocable grec, est celui qui divise. Il s’oppose au symbolos, ce qui réunit. Jeanne d’Arc est précisément un symbole, elle en est même l’archétype. Et plus largement, la guerre de Cent ans est paradoxalement unificatrice. Union qui procède de l’occupation et de défaites humiliantes. Union « contre » certes, car réalisée initialement contre l’envahisseur anglais, mais union quand même depuis près d’un demi-millénaire.
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Podcast – Jeanne d’Arc, soldat et stratège. Dominique Le Tourneau
Le cas du Japon
Le cas du Japon est peut-être un contre-exemple intéressant. C’est le seul pays du monde à avoir été frappé du feu nucléaire, et de surcroit à deux reprises, subissant des pertes considérables en une fraction de seconde. Mais paradoxalement, en dépit du caractère particulièrement destructeur de ces attaques, il ne semble pas avoir développé de haine viscérale contre le pays qui en était l’auteur. Le Japon et les États-Unis, qui sont même au contraire devenus de très proches alliés, ne cessent aujourd’hui de renforcer leur coopération militaire, en particulier face à la Chine. Comment expliquer ce paradoxe qui semble démentir les cas précédemment cités ?
Si les États-Unis ont décidé de recourir à ces armes suprêmes et dévastatrices pour hâter la fin d’une guerre devenue insupportable, ils ont eu la grande sagesse, après la capitulation du régime nippon, de préserver la personne de l’Empereur du Japon, considéré alors comme un demi-Dieu. Hirohito a dû renoncer à son essence divine, à ses pouvoirs temporels, confiés désormais « à la volonté du peuple souverain » mais aucun crime de lèse-majesté n’a été commis à son encontre : ni procès, ni exécution, pas même une destitution. Pas d’humiliation publique. L’Empereur n’était certes plus qu’un symbole, mais c’était déjà beaucoup. Le symbole impérial, en tant qu’élément unificateur, demeurait pour incarner désormais un Japon renaissant en marche vers la démocratie. La ligne de l’humiliation suprême n’ayant pas été franchie, les deux pays ont pu s’engager sur la voie de la paix durable et de la réconciliation.
Est-ce à dire qu’il faut être pusillanime et chercher à chaque fois la demi-mesure ? La voie du compromis à tout prix, si ce n’est la compromission ? Absolument pas.
Foch et Joukov
En 1945, Henry Fournier-Foch, le petit-fils du vainqueur de 1918, s’échappe d’un Oflag après cinq ans de captivité et rallie les lignes soviétiques. Il est présenté au maréchal Joukov, admirateur de son grand-père. Le plus célèbre des chefs de l’Armée rouge lui déclare, en français : « Foch, grand chef… très grand chef… probablement le plus grand… mais… pourquoi Foch n’est-il pas allé à Berlin. Oui, jusqu’à Berlin ! C’est ce que ton Foch aurait dû faire ; la suite a montré que les Alliés ont eu tort de ne pas agir ainsi » (sous-entendant que si les Alliés étaient allés jusqu’à Berlin, la Seconde guerre mondiale n’aurait pas eu lieu). Puis tapant sur la table d’un poing ferme, fixant le Kapitaine Fournier-Foch d’un regard d’acier : « Moi, j’irai jusqu’à Berlin (…) il faudra écraser Berlin jusqu’à la mort du dernier combattant allemand, la conquête de la dernière maison !»[4] À entendre Joukov, une victoire inachevée porte également en elle les germes de conflits à venir…
Mais alors où se trouve la bonne voie pour le dirigeant politique ou le chef de guerre ? Le juste chemin ?
En définitive, tout semble question d’atteinte d’un optimum, de distinguer la juste mesure de la force, le point de bascule où les avantages de l’action armée sont en passe de devenir inférieurs aux inconvénients, de court, moyen et, plus difficile à évaluer, de très long terme. C’est la fameuse « théorie du point culminant » de Clausewitz développée dans son livre De la guerre. Cette notion ne doit pas seulement être comprise dans son acception tactique, même si c’est une leçon en soi déjà précieuse pour le chef militaire (par exemple « toute attaque s’affaiblit du fait même de son avance »[5], car une percée excessive expose les flancs d’une formation tactique à une contre-attaque), ou seulement géographique (qui peut expliquer la chute d’une puissance impériale « en surextension »[6]) mais apparaît comme une théorie à portée universelle, qui peut s’appliquer à bien des domaines qu’ils soient stratégiques, géopolitiques, économiques, sociaux. Dans la conduite de la guerre, il s’agira de recourir à la vertu de prudence et de discerner l’ensemble des conséquences, non seulement les implications stratégiques d’une action tactique[7] mais aussi les conséquences systémiques, politiques, stratégiques, sociales, culturelles, structurelles, de très long terme (au-delà d’une génération) d’une action armée.
Ainsi s’il faut savoir sortir le glaive, et l’employer avec vigueur et force le temps nécessaire, il faut avoir aussi la sagesse de le remettre au fourreau au juste moment.
Ces interrogations sur les conséquences de long terme d’une action armée renvoient à la notion de « guerre juste », en particulier à la troisième condition posée par Thomas d’Aquin : l’intentio recta. L’intention ne doit pas être influencée par les passions et la haine, qui assombrit le discernement, mais uniquement guidée par le but de faire triompher le bien et limiter le mal, ce qui impose de rechercher la juste mesure dans l’utilisation de la force. À sa suite, la doctrine sociale de l’Église a développé la pensée thomiste en précisant que l’emploi des armes ne doit pas entraîner des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer. Cette condition posée par Thomas rejoint la notion de « point culminant » et la complète d’une certaine façon en rajoutant du cœur à la stricte rationalité. Ainsi la recherche de l’optimum ne vise pas uniquement l’efficacité militaire, ou la seule et froide efficience générale (rapport global interdomaines coût / efficacité) mais recherche la juste action à la lumière tant de la raison que du cœur, introduisant la notion d’humanité dans le discernement.
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Afghanistan
Alors commandant de la force internationale d’assistance et de sécurité en Afghanistan, le général McChrystal tentait en 2009 de convaincre ses troupes : « Les Russes ont tué sur cette terre un million d’Afghans, et cela n’a pas mené au succès. La force mène parfois où l’on ne veut pas aller. Vous tuez un Taliban mais vous en générez dix en retour : les frères, les beaux-frères, les cousins rejoindront l’insurrection, et derrière eux un jour suivront les fils que vous retrouverez aussi face à vous ».
Le 11 mai 1745, à Fontenoy, les Français remportent un succès éclatant contre une coalition anglo-austro-hollandaise. La bataille se déroule en présence du Roi Louis XV mais aussi de son fils âgé à peine de 15 ans. Au soir de la victoire, le Roi parcourt le champ de bataille, jonché d’une dizaine de milliers de morts et blessés, accompagné du Dauphin. Alors que ce dernier semble se réjouir, le père donne au jeune fils, futur père de Louis XVI, une leçon magistrale : « Voyez tout le sang que coûte un triomphe. Le sang de nos ennemis est toujours le sang des hommes. La vraie gloire est de l’épargner ». Vraie gloire et probablement vraie sagesse aussi, car il ne s’agit pas seulement d’humanité à l’égard de l’ennemi. Peut-être s’agit-il aussi de ne pas insulter l’avenir en évitant que ce sang, à l’exemple de celui qui coula aux batailles de Nancy ou d’Iéna, ne retombe un jour sur nos propres têtes ou sur celles de nos enfants ?
Puissions-nous être éclairés par ces paroles prononcées au soir de Fontenoy par Louis dit « le Bien-Aimé », à l’heure des choix difficiles qu’il faudra trancher au cœur du « brouillard des guerres » qui, choisies ou subies, ne manqueront pas de resurgir, puisque l’Histoire ne s’arrête jamais…
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[1] Selon la tradition, rapportée par Olivier Petit, historien médiéviste.
[2] Tirade de Ruy Blas (acte II, scène 2).
[3] « Qu’est-ce qu’une Nation ? ». Conférence donnée par Ernest Renan à la Sorbonne en 1882.
[4] Tovarich Kapitaine Foch, souvenirs de guerre, La table ronde, 2001.
[5] In De la Guerre (Vom Kriege).
[6] « Imperial overstretch » in The Rise and Fall of the Great Powers, Paul Kennedy, 1988.
[7] D’autant qu’un succès tactique ne conduit pas nécessairement à une victoire stratégique (ex : la guerre d’Algérie est une somme de victoires tactiques) et qu’inversement une défaite tactique peut déboucher paradoxalement sur une victoire stratégique (ex : bataille de Malplaquet).