Suivre l’histoire de la musique populaire, dont le rock, permet de suivre les évolutions sociales et politiques de l’Angleterre. La musique devient un thermomètre des défis politiques du pays.
Le rock’n’roll en tant que phénomène de masse est par essence apolitique voire antipolitique[1]. Rouage, avec le cinéma hollywoodien, du soft power américain, il participe de la société post-politique caractérisée par l’illusion d’une fin de l’Histoire et un mode de vie axé sur la consommation, la jouissance et la jeunesse éternelle. La classe dirigeante anglaise y a réagi selon le schéma ternaire commun à l’appréhension politique de tout nouveau phénomène d’ampleur : ignorance, déni et/ou répression puis adhésion enthousiaste ou condescendante. Puis les années soixante-dix advinrent et l’on changea de cycle historique. C’était la fin de la guerre du Viêt-Nam et la signature du Traité d’Helsinki. On rêva à la posthistoire. En Grande-Bretagne, le socialisme du Labour conduisit le pays à la faillite. Les conservateurs revinrent au pouvoir en 1979. L’utopie d’une paix universelle et saint-simonienne épousant les courbes de la mondialisation se poursuivit dans les années 1990 sous le mandat de Tony Blair. Mais le tragique de l’Histoire illustré par la seconde guerre du Golfe, la crise de 2008 ou le Brexit se manifesta de nouveau. Quelle influence ces événements ont-ils eue sur la musique populaire britannique, et réciproquement ?
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Face à l’apparition du rock
La société anglaise était passablement conservatrice et terne lorsqu’arriva le rock dans la seconde moitié des années cinquante dans la désormais colonie britannique, tête de pont de l’empire américain. L’attitude de la jeunesse face au phénomène pop[2] fut dès lors assez superficielle et purement sociologique. Ce fut le triomphe du swinging London, de Carnaby Street, de la mini-jupe et des minets en tous genres. Certes, le rock avait mauvaise presse : provenant du blues et du jazz, nantie de racines noires, cette musique émanant du diable conduisait des jeunes gens de toutes races à s’ensauvager en dansant sans distinction de classes. De même, les Rolling Stones étaient de mauvais garçons consommant de la drogue. Mais, sauf exception, les groupes à la mode ne délivraient pas de message politique. À titre d’exemple, le plus subversif des albums des Beatles fut Sergent Pepper qui s’autorisa tout juste cheveux longs, allusion au LSD et vêtements chatoyants. John Lennon, qui avait déclenché un scande planétaire en déclarant que son groupe était plus connu que le Christ, a décrit comment leur manager Brian Epstein les contraignait à ne pas émettre de jugement politique[3]. Industrie et polémiques ne font guère bon ménage.
Avec Mme Thatcher, rarement l’art d’une nation aura pu autant remercier son chef du gouvernement. En lieu et place d’une production subventionnée, servile et convenue, les années quatre-vingt outre-Manche engendrèrent une création littéraire, cinématographique et musicale vomissant la « Dame de Fer ». S’agissant du rock, Morrissey, Pink Floyd, The Larks, Fine Young Cannibals, Iron Maiden, Elvis Costello, pour ne citer qu’eux, la comparèrent aux pires dictateurs, quand ils ne souhaitèrent pas à Maggie de crever ou d’être victimes d’un attentat. Il faut dire que cette dernière, entre liquidation des syndicats, fermeture des mines, mort de Bobby Sands, émeutes raciales, guerre des Malouines ou poll tax a donné du grain à moudre à la jeunesse de gauche. Entre 1980 et 1982, trois singles dénonçant la dame de fer furent numéro un des ventes[4]. Mais les meilleures choses – comme les pires – ont une fin. À la suite d’une sorte de putsch interne, Margaret Thatcher fut évincée et remplacée en 1991 à la tête du gouvernement par le falot John Major.
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Le rock au temps de Tony Blair
Après dix-huit ans de règne conservateur, les élections générales de 1997 laissaient entrevoir une possible victoire des travaillistes. Pas question de revenir au socialisme de papa ayant conduit à la tutelle du FMI deux décennies plus tôt. Le fiscalisme était devenu un tabou national. C’est donc un new labour ne reniant pas l’héritage thatchérien, et mené par le très charismatique Anthony Blair, qui se présenta aux électeurs de sa Majesté. Et pour parfaire son entreprise de séduction, cette nouvelle gauche chercha l’onction du rock britannique (et au vrai de l’industrie musicale qui, assise sur une mine d’or, voulait conserver ses prébendes dans le cadre du libre-échange)[5]. Du point de vue sociologique, les acteurs de la scène culturelle représentaient aussi une nouvelle génération, détachée du baby-boom, de la désindustrialisation et des précédentes luttes sociales. Ou plutôt, fille de cette désindustrialisation et de la mondialisation. Dès 1996, Blur, Oasis, Suede, Pulp et consorts furent embrigadés, stipendiés voire devancèrent l’appel du New labour.
Ce fut l’ère de la Cool Britannia. L’expression vise deux réalités, ou, plus précisément, comporte deux niveaux de compréhension. Dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, le Royaume-Uni a tiré au moins temporairement les bénéfices de son adhésion à l’Union européenne et de la financiarisation de son économie. Volens nolens, le traitement de cheval infligé par Margaret Thatcher a redynamisé une économie autrefois administrée et corsetée. Londres est redevenu un des centres du monde quand, à la même époque, Paris n’était qu’une ville de province minée par vingt ans de crise. Et même si la purge fut terrible pour l’Angleterre industrieuse, Liverpool et Manchester semblaient renaître. Grâce à la britpop, ce sont des jeunes gens issus de classes et de territoires broyés par thatchérisme qui sont de nouveau à la mode[6]. C’est le deuxième sens de l’expression. Tous ces groupes, généralement anglais[7], font le panégyrique d’une société qu’ils pressentent disparaître à l’orée du troisième millénaire. Soit, au risque du cliché, l’Angleterre des pubs, du fish and chips, de la campagne émeraude, de la bière tiède, des bagarres du samedi soir, de l’Union jack et des vacances dans le Sud de l’Espagne. Et cela en s’autorisant de la glorieuse tradition britannique. C’est, dit-on, sur ce socle idéologique et sociologique que prospéra, quelque vingt ans plus tard, le Brexit[8].
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Un moment de l’identité britannique
Car pour citer un auteur[9], « l’anglocentrisme, tel qu’on le voit à l’œuvre au sein du mouvement Britpop, consiste en une certaine vision de l’identité britannique, qui peut être enjolivée, déformée, peuplée de clichés. La Britpop rénove la vision de l’identité britannique, mais pas l’identité elle-même. En jouant sur un certain héritage qui n’a peut-être plus vraiment cours, mais qui joue sur la nostalgie des gens, la Britpop n’a fait, semble-t-il, que recycler (et remettre au goût du jour) certaines traditions nationales, mais surtout certains stéréotypes et clichés qui n’étaient plus forcément représentatifs du mode de vie britannique des années 1990 […] le phénomène Cool Britannia, confronté à une identité en changement et au multiculturalisme, entame alors son déclin ».
Comme souvent les longs règnes, celui de Tony Blair finit dans les convulsions. La participation du Royaume-Uni à la catastrophique « aventure » irakienne au nom de la géopolitique et des alliances anciennes marqua un point de rupture. Godon Brown le remplaça en 2007. La crise financière frappa de plein fouet l’économie britannique qui reposait sur les services, la finance et la banque. Cela conduisit à l’alternance en 2010. Entre-temps, dix pays d’Europe centrale et orientale avaient adhéré à l’Union européenne. Extrêmement flexible, l’économie anglaise était fortement pourvoyeuse d’emplois peu qualifiés, occupés essentiellement par des immigrés d’Europe de l’Est, arrivant par centaines de milliers. Jamais les îles britanniques n’étaient entrées de plain-pied dans l’intégration européenne. Cela d’autant que la balance de leurs échanges avec les États-Unis était de loin la plus importante. Comme une sorte de défi et en réalité pour des motifs de politique domestique, le Premier ministre David Cameron organisa un référendum sur le maintien ou la sortie du royaume de l’Union européenne. À une courte majorité, le « leave », porté par le vote des zones déshérités ou périphériques de l’Angleterre et du Pays-de-Galles (Deep England)[10], l’emporta en 2016.
Rock on Brexit
Quelle fut alors l’attitude des Rock stars dans ce combat des plus clivants ? Un célèbre quotidien belge n’avait pas hésité à titrer : « le rock anglais, apathique, a cessé d’être politique »[11]. La réalité est qu’il ne l’a jamais réellement été, même si ponctuellement des artistes avaient pu s’engager sur les thèmes que l’on a évoqués précédemment[12]. La vérité est aussi que le Brexit a surpris plus ou moins tout le monde. En 2018, de nombreux musiciens, dans une lettre adressée à Theresa May, le nouveau premier ministre, dénoncèrent un risque de « prison culturelle ». Brian Eno, Jarvis Cooker ou Damon Albarn figuraient parmi les signataires. Sporadiquement, des groupes, il faut bien l’avouer, de second ordre, tentèrent une vague contestataire.
Mais au vrai, l’hypermodernité a tué la conscience politique. Le rock s’efface au profit du rap qui, sous ses aspects de pseudo-rébellion, est un genre égoïste, consumériste et, en général, a-politique. Le super-individualisme et la disparition des corps intermédiaires et êtres collectifs ont laissé l’individu isolé et tétanisé face à au Léviathan étatique. On a récemment assisté en Angleterre à des émeutes raciales, mais à rebours. Le petit peuple britannique a voulu quitter le navire européen car on lui imposait, de son point de vue, une immigration excessive, fût-elle d’origine communautaire. Malgré sa victoire dans les urnes, il se voit imposer des flux migratoires encore plus importants, et par surcroît de provenance d’extra-européenne. Dans une nation toujours sclérosée par une certaine tradition, des inégalités sociales d’origines et un bipartisme laissant peu de place aux opinions dissidentes ou émergentes, la politique a repris ses droits, mais sous forme de violences collectives. Comme tous les pays occidentaux, le Royaume-Uni est extrêmement polarisé du point de vue sociopolitique. Peut-être la fin de la fin de l’Histoire est-elle de nouveau propice à une création musicale engagée ?
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[1] Ses origines étant, au contraire, revendicatives.
[2] Le présent article constitue une tentative sociologique-politique, et en aucun cas un article de musicologie. Dès lors, les mots rock, rock and roll ou pop music sont employés indifféremment pour désigner un phénomène socio-culturel, sans aucun égard pour les subtilités d’un genre dont, par ailleurs et à maints égards, nous raffolons.
[3] À titre d’exemple, les premières paroles de Get back, figurant sur l’album Let it be, auraient constitué une réponse au discours de Birmingham d’Enoch Powell, mais furent vite réécrites et expurgées de tout élément polémique.
[4] Sur la question, v. Jean-Marie Pottier, Margaret Thatcher, la meilleure ennemie du rock anglais, in Slate, à retrouver sur le lien https://www.slate.fr/story/70473/margaret-thatcher-rock-anglais ; Y. Carlet, Stand Down Margaret ! L’Engagement de la Musique Populaire Britannique contre les Gouvernements Thatcher, Éditions Mélanie Séteun, Clermont-Ferrand, 2004.
[5] Sur la question v. M. Cloonan, Politiques publiques et musiques populaires au Royaume-Uni, à retrouver sur le lien https://books.openedition.org/ms/471?lang=fr
[6] Sur la question, v. N. Prat et B. Durand, « Oasis ou la revanche des ploucs« , éd. Playlist Society, 2021.
[7] Sur la dimension plus anglaise que britannique du phénomène, v. G. Clément, De Britpop à Cool Britannia : une identité britannique revue et corrigée par le New Labour, à retrouver sur le lien https://journals.openedition.org/osb/684
[8] v. infra.
[9] v. G. Clément, ibid.
[10] L’Écosse, l’Ulster, Londres, le Sud-Est, Manchester et Liverpool votant assez largement pour le « remain » ; sur la réalité de ce clivage culturel, économique et géographique v. G. Clément, “Insular hobbits”? Englishness, Euroscepticism and the Brexit vote in Jonathan Coe’s Middle England (2018), à retrouver sur le lien https://journals.openedition.org/lisa/13109
[11] https://www.lesoir.be/art/871553/article/culture/2015-05-07/rock-anglais-apathique-cesse-d-etre-politique
[12] Ou encore sur la question irlandaise, la faim dans le monde ou le racisme ; sur la question, v. les minutes de la communication Bandes et regroupements de jeunes en Angleterre depuis 1950 : sociabilités musicales et composantes politiques, Université Versailles-Saint-Quentin, 1997, à retrouver sur le lien https://berlemon.net/articles/sociabilite.pdf