Depuis le mariage de Louis XV avec Marie Leszczyńska et le troisième partage de la Pologne en 1795, les liens entre nos deux pays ont toujours été marqués par un mélange singulier de raisons politiques, sentimentales et géopolitiques. Au nom de la liberté des peuples, mais surtout de la volonté de planter une épine francophile dans la chair de la Russie et de la Prusse, Napoléon a porté sur les fonts baptismaux l’éphémère duché de Varsovie qui n’a jamais quitté nos mémoires nationales.
Article paru dans la Revue Conflits n°51.
Au xixe siècle, la passion romantique s’empara du destin de la malheureuse Pologne. C’est le temps de l’exil en France de Frédéric Chopin après la tragique répression russe, celui du ralliement de grandes plumes comme Vigny ou Michelet au sein de la Société historique et littéraire polonaise. Après la victoire de l’Entente en 1918, le cœur et la raison s’accordent pour soutenir vigoureusement la Polonia Restituta. La France est en première ligne dans la lutte de la Pologne contre l’Union soviétique. Forte de 400 officiers, la mission militaire française à laquelle a participé le général de Gaulle n’est pas étrangère au « miracle de la Vistule » en 1920. L’accord franco-polonais de 1921 jette les bases d’une « petite entente », élargie aux Tchèques, de nature à contrer l’Allemagne par une alliance de revers. Hélas, la veulerie pacifiste des Occidentaux et le choix d’un outil militaire défensif quand l’alliance de revers aurait supposé le contraire la privent de toute efficacité. En 1939, la Pologne est balayée en trois semaines.
De l’incompréhension à la commande publique
Après la glaciation communiste et l’émotion soulevée par le courageux combat du peuple polonais autour de Solidarność et de saint Jean-Paul II, les relations reprennent. Timidement, dans un cadre multilatéral, UE ou OTAN, sans jamais atteindre aux liens particuliers qu’auraient justifié l’histoire et la géographie. En cause : la méconnaissance traditionnelle de l’Europe médiane par les élites françaises, la perception différente de la menace russe et de la mémoire du communisme, la volonté française de s’immiscer dans les débats intérieurs polonais en matière sociétale et le choix de Varsovie de privilégier à tout prix le parapluie américain dont le moment le plus critique fut en 2016 l’annulation de la commande d’hélicoptères Caracal d’Airbus au profit de Black Hawk américains.
Les temps ont changé. Après l’invasion de l’Ukraine, nul ne peut contester la prescience de la Pologne, partagée avec les Baltes. La menace moscovite est aux portes de l’Europe. Les propos malheureux du président Macron qui avait évoqué l’OTAN « en état de mort cérébrale » et invoqué la nécessité de fournir des « garanties de sécurité » à la Russie, alors même que les bombes russes s’abattaient sur la population ukrainienne sont de l’histoire ancienne. Désormais, la convergence de vue est à peu près totale.
Dans le domaine stratégique, l’heure est venue d’une relation apaisée. C’est la partie polonaise qui, dans le domaine capacitaire, a fait les premiers pas en 2022 en choisissant d’acquérir deux satellites d’observation français Pléiades Neo d’Airbus. Depuis, le processus s’est accéléré avec la création d’un partenariat entre le groupe polonais PGZ et MBDA pour produire plus de 1 000 missiles CAMM-ER pour la défense sol-air polonais. Thales fournira le système de combat et les capteurs des nouvelles frégates polonaises et Safran équipera de son optronique la formidable armada blindée résultant de la commande de plus de 1 000 chars coréens K2 rendue possible par la hausse impressionnante de la part de PIB – près de 4 % – consacrée à la défense.
Une hirondelle ne fait pas le printemps. On peut toujours regretter que pour des armements à haute valeur ajoutée, avions de combat ou chars d’assaut, la Pologne ne soit pas tournée vers l’Europe. Mais elle a des circonstances atténuantes. Échaudée par les souvenirs de la petite entente, elle croit davantage à la puissance américaine et les faibles capacités de production européenne ne permettent pas de répondre à l’urgence sécuritaire qu’elle ressent à ses frontières. La menace de l’isolationnisme américain que porte en germe l’élection probable de Donald Trump est de nature à faire évoluer les choses. Réticentes à l’égard de l’autonomie stratégique qu’il conviendrait ad usum Delphini de rebaptiser « renforcement du pilier européen de l’alliance », elle y vient peu à peu. Les conditions sont réunies pour tisser avec Varsovie une véritable « intimité stratégique ».
C’est l’intérêt bien compris de la France. Assumons le fait que face à un partenariat franco-allemand dysfonctionnel, un lien particulier avec la Pologne est de nature à sortir d’un face-à-face mortifère. Lorsque l’Allemagne a lancé de manière unilatérale son programme de défense antimissile (European Skyshield) dont elle a exclu la France et MBDA au profit des Patriot américains et des Arrow III israéliens, la Pologne a fait le choix de ne pas s’y joindre. Un signe ! Si les relations continuent de se tendre entre Paris et Berlin, le lien stratégique avec Varsovie sera une sorte d’alliance de revers, une garantie de peser en Europe centrale, un moyen de développer des plans B. Dans tous les cas, la présence de l’élément polonais pourra être la voie pour trouver des solutions de compromis, au sein par exemple du triangle de Weimar.
Au-delà des mots, le partenariat stratégique doit se concrétiser par des actes, des actes politiques, des partenariats capacitaires et des gestes symboliques.
Après le traité d’Aix-la-Chapelle avec l’Allemagne et celui du Quirinal avec l’Italie, il est impensable de ne pas dupliquer avec Varsovie ces traités fondateurs de grande ampleur. Bien au-delà des seuls enjeux militaires, intégrant une stratégie globale, il s’agira de sceller dans l’encre des traités un projet conjoint d’édification d’un partenariat stratégique qui prenne en compte les intérêts franco-polonais et marque le grand retour de la France dans l’Europe centrale qu’elle a trop négligée. Nos diplomates, sur la Seine et la Vistule, y travaillent. L’heure est venue d’assurer un portage politique fort à ce futur traité.
Il n’y aura de puissance européenne sans une BITD (base industrielle et technologique de défense) robuste, autonome, capable de faire face à un éventuel désengagement américain qui nous laisserait dans une solitude stratégique aux conséquences incalculables. Aujourd’hui, les Européens se tournent pour 74 % de leurs acquisitions hors de l’Europe et pour 62 % vers les États-Unis. Tout ce que les industriels français et polonais pourront réaliser ensemble sera de bon augure. Les premières graines ont été semées avec PGZ. Il est possible d’aller plus loin, dans le domaine de la cybersécurité par exemple où la Pologne est nation-cadre de l’OTAN et où excellent les industriels français. Pourquoi même ne pas envisager de rallier autour d’une joint-venture le projet K2 qui doit être produit sous licence en Pologne en y mêlant des éléments du projet EMBT de Nexter-KNDS, indispensable pour que la France conserve des capacités de production de blindés chenillés en attendant le futur et hypothétique MGCS (char de combat du futur franco-allemand prévu pour 2045 au mieux) ?
Signalement stratégique
Enfin, il n’est pas de partenariat stratégique viable sans signalement stratégique qui se concrétise par l’engagement sur le terrain. La France est déjà présente en Pologne par sa participation à la police du ciel de l’OTAN, la formation qu’elle délivre aux Ukrainiens ou les exercices auxquels elle participe comme Dragon 24 qui, cette année, a vu un GTIA français (groupement tactique interarme) franchir la Vistule. Mais rien ne vaut la présence durable, celle qui forge les engagements communs. C’est l’esprit de la présence avancée renforcée (Enhanced Forward Presence) de l’OTAN à laquelle la France participe avec la mission Lynx en Estonie et la mission Aigle en Roumanie. Même si sa signification militaire serait réduite, la force symbolique d’un GTIA déployé en permanence sur le Bug ou la Narew serait considérable, surtout si on lui donnait un nom prestigieux, bataillon de Gaulle ou bataillon Foch – seul Français à avoir été maréchal de Pologne.
À l’heure des grands bouleversements, aucun politique sérieux ne peut nier que la sécurité de l’Europe se joue sur le Dniepr. Si le sort des armes devait être défavorable à l’Ukraine, ce serait hélas sur le Dniestr ou pire, un jour, sur la Vistule. Une intimité stratégique forte avec la Pologne serait pour la France un moyen décisif d’aggraver les dilemmes stratégiques de la Russie et en conséquence la dissuader d’agir.
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