L’expansion territoriale de la Chine. Entretien avec Helen Raleigh

11 mars 2024

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Navire de la garde côtière chinoise au large des Philippines, avril 2023. (AP Photo/Aaron Favila)/XAF407/23117002911409//2304271202

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L’expansion territoriale de la Chine. Entretien avec Helen Raleigh

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La Chine avance à pas de loup pour grandir son territoire, en créant des « zones grises ». Taïwan attire tous les projecteurs, et on oublie que la Chine s’étend sur d’autres pays voisins, comme le Bhoutan. Explications d’Helen Raleigh. 

Entrepreneuse, écrivaine et conférencière américaine, Helen Raleigh est l’auteur de nombreuses publications et de livres, dont « Confucius never said » et « Backlash: How Communist China’s aggression has backfired ». Son plus récent ouvrage est la deuxième édition de « The Broken Welcome Mat: America’s unAmerican immigration policy and how we should fix it « .

Propos recueillis et traduits par Côme du Cluzel

Quels sont les intérêts de la Chine au Bhoutan ? Pourquoi est-elle intéressée par une expansion territoriale ?

Le royaume du Bhoutan est une petite nation de 800 000 habitants, située à l’extrémité orientale de l’Himalaya. Il partage ses frontières avec deux superpuissances : l’Inde et la Chine. Le Bhoutan et l’Inde sont alliés et ont des différends frontaliers permanents avec la Chine.

Depuis 2015, la Chine a unilatéralement construit plusieurs villages à l’intérieur du territoire historiquement reconnu du Bhoutan, à l’insu de ce dernier. La véritable cible stratégique de l’accaparement des terres par la Chine n’est pas le Bhoutan, mais l’Inde. La Chine a proposé de restituer au Bhoutan certaines zones qu’elle contrôle dans la région du Beyul, en échange du territoire autour du plateau de Doklam, une zone adjacente à l’Inde. La Chine estime que le contrôle du Doklam donnera à l’APL (la People’s Liberation Army) un avantage significatif sur l’armée indienne si la Chine et l’Inde entrent en guerre. Le Bhoutan a rejeté l’offre d’échange de terres de la Chine principalement parce qu’il estime avoir des revendications légitimes sur les deux régions.

Comment la Chine opère-t-elle au Bhoutan ? Et pourquoi ce sujet est-il si peu abordé dans le monde ? 

Depuis 2015, le gouvernement chinois a construit trois nouveaux villages à l’intérieur du territoire internationalement reconnu du Bhoutan. Gyalaphug, le plus grand village construit par la Chine, se trouve dans la région du Beyul. Gyalaphug (Jieluobu en chinois) abrite plusieurs centaines de résidents et est équipé de nouvelles routes, de cinq avant-postes militaires ou de police et d’une base militaire, entre autres.

Le reste du monde n’a pas prêté beaucoup d’attention à l’expansion territoriale de la Chine au Bhoutan, principalement parce que le Bhoutan est trop petit et trop éloigné, et que son importance stratégique est moindre que celle d’autres petits pays tels que Taiwan.

Même après la découverte de l’expansion territoriale de la Chine au Bhoutan, la plupart des nations, y compris les États-Unis, ont probablement estimé qu’il ne valait pas la peine d’irriter la Chine au sujet du Bhoutan.

Qu’est-ce que peut faire le gouvernement du Bhoutan face à l’influence grandissante de la Chine dans la région ? Et que peut faire la communauté internationale ? 

Malheureusement, la communauté internationale ne peut pas faire grand chose.

Tout d’abord, faire appel aux lois internationales ou aux organisations internationales n’arrête en rien la Chine. Par exemple, en 2013, les Philippines ont déposé une demande d’arbitrage en vertu de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) concernant les revendications de souveraineté de la Chine en mer de Chine méridionale, qui dépassaient les limites des droits maritimes autorisés par la CNUDM. Pékin a rejeté avec arrogance le dépôt de plainte des Philippines et a refusé de participer à toute procédure judiciaire. En 2016, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye s’est rangée du côté des Philippines et a jugé que la construction d’îles par la Chine en mer de Chine méridionale était illégale et constituait une violation flagrante des droits économiques des Philippines. La Chine a tout simplement ignoré cette décision et a depuis lors intensifié ses activités militaires et commerciales dans cette étendue d’eau internationale, comme s’il s’agissait de son propre territoire. L’Armée populaire de libération (APL) déploie souvent des manœuvres dangereuses dans les airs et sur mer pour empêcher les États-Unis et leurs alliés d’exercer leur « liberté de navigation » en mer de Chine méridionale.

L’imposition de sanctions économiques à la Chine ne sera pas non plus efficace car trop de pays, y compris les États-Unis, dépendent économiquement de la Chine pour les biens, les services et, surtout, les chaînes d’approvisionnement, des batteries de véhicules électriques aux produits pharmaceutiques. La Chine dispose également d’un vaste marché intérieur. Des sanctions économiques contre la Chine feront probablement plus de mal à l’Occident qu’à la Chine.

Enfin, une confrontation militaire est encore moins souhaitable. Si certains pays veulent couper les liens économiques avec la Chine, ils sont moins nombreux à vouloir affronter la Chine, une puissance nucléaire dotée d’une armée nombreuse et bien équipée.

Quelle est la réaction de l’Inde vis-à-vis des actions menées par la Chine au Bhoutan ? 

L’Inde surveille de près les activités de la Chine au Bhoutan dans son propre intérêt : Le Bhoutan sert de zone tampon stratégique entre la Chine et l’Inde. En 2020 puis en 2022, les troupes indiennes et chinoises se sont affrontées au sujet de leurs différends frontaliers. Les soldats indiens ont tenté d’empêcher l’équipe de construction militaire chinoise de construire des routes dans les territoires contestés par les deux nations. Ces affrontements ont notamment fait plusieurs blessés et quelques morts des deux côtés, sans pour autant stopper la construction de routes par la Chine dans la région.

On peut dire que l’Inde n’a pas trouvé la formule magique pour répondre efficacement aux “gray zone operations” (opérations en ‘zones grises’) de la Chine.

Que sont exactement ces opérations en ‘zones grises’ et comment la Chine utilise-t-elle ces tactiques aujourd’hui, en particulier avec l’exemple de Taïwan ?

Une opération en ‘zone grise’ fait référence à des « actions coercitives qui sont à l’écart d’un conflit armé mais qui dépassent les activités diplomatiques, économiques et autres activités normales » (« coercive actions that are shy of armed conflict but beyond normal diplomatic, economic, and other activities »). En modifiant progressivement le statu quo régional et international, Pékin a réussi à étendre ses revendications territoriales en mer de Chine méridionale et dans l’Himalaya aux dépens de ses voisins asiatiques, sans tirer un seul coup de feu ni lancer d’opérations militaires. Au fil des années, la Chine a pris le contrôle des régions environnantes de Taïwan en menant des opérations dans des ‘zones grises’ et ce avec différents buts.

Tout d’abord, en vue d’étendre ses revendications en mer de Chine méridionale. La Chine a pris le contrôle de la majorité de la mer de Chine méridionale en construisant des îles artificielles entre 2013 et 2015, qu’elle a ensuite militarisées.

Ensuite, il s’agit pour la Chine de légitimer l’expansion des territoires. Le gouvernement chinois a créé une nouvelle ville et deux districts administratifs pour gérer ces îles artificielles et les eaux environnantes. Pékin a aussi publié une nouvelle carte l’année dernière, sur laquelle figure un tracé à dix traits qui réaffirme les revendications de la Chine sur plus de 90 % de la mer de Chine méridionale et sur Taïwan en tant que partie intégrante de la Chine. Taïwan et d’autres voisins d’Asie du Sud-Est ont rejeté les revendications de la Chine.

Pourtant, la Chine continue de déployer ses garde-côtes, sa marine et son armée de l’air pour patrouiller en mer de Chine méridionale et faire en sorte que les activités de l’armée chinoise dans les eaux internationales paraissent aussi naturelles que possible. Depuis septembre 2020, l’APL envoie presque quotidiennement des avions de combat dans la zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) autoproclamée par Taïwan. Depuis août 2022, l’APL a envoyé des navires de guerre au-delà de la ligne médiane, effaçant ainsi la frontière maritime tacite, mais établie de longue date, entre la Chine continentale et Taïwan dans le détroit de Taïwan. À la fin du mois de janvier 2024, la Chine avait envoyé 233 avions militaires chinois, 110 navires de guerre et des dizaines de ballons espions autour de Taïwan. En plus d’essayer d’intimider les Taïwanais par une démonstration de force, la Chine a effectivement effacé la frontière maritime entre Taïwan et la Chine continentale et a normalisé les activités de l’armée chinoise près de Taïwan. Pendant des décennies, les navires de la Chine continentale sont restés à l’écart des eaux entourant Kinmen, Matsu et d’autres îles périphériques, considérées comme des zones interdites sous la juridiction de Taïwan. Le 14 février 2024, après l’intrusion d’un speedboat chinois dans les eaux taïwanaises de Kinmen, le gouvernement chinois a déclaré que « les eaux ‘interdites’ ou ‘restreintes’ n’existent pas ». Quelques jours plus tard, un navire des garde-côtes chinois a intercepté un bateau d’excursion taïwanais dans les eaux de Kinmen. Les universitaires taïwanais alarmés considèrent les derniers discours et actions de Pékin comme « la destruction du statu quo du détroit de Taiwan », le tout dans une volonté de “promouvoir la territorialisation du détroit de Taiwan ».

Il est donc évident que la Chine a déjà modifié progressivement et avec succès le statu quo au large de Taïwan et préparé le terrain pour prendre totalement le contrôle de l’île. À moins d’affronter directement l’APL, ni Taïwan ni les États-Unis ne peuvent faire grand-chose d’autre pour mettre un terme aux opérations chinoises en ‘zones grises’. Pourtant, les États-Unis semblent incroyablement mal préparés à faire face aux opérations chinoises ou à une agression militaire directe contre Taïwan.

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