<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Europe et les pays du Golfe arabo-persique : la grande illusion ?

6 septembre 2024

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L’Europe et les pays du Golfe arabo-persique : la grande illusion ?

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L’influence des Européens au sein des pays de la péninsule arabique, particulièrement les riverains du Golfe arabo-persique, connut plusieurs phases liées à une colonisation principalement britannique, à la présence militaire et administrative légère, et emplie de promesses non tenues.

Article paru dans la Revue Conflits n°53, dont le dossier est consacré au Moyen-Orient.

L’on pourrait dire que les relations Europe-Golfe en ce début du xxie siècle, et depuis la guerre du Koweït en 1991, est à son apogée dans la région, vu l’importance des investissements et des exportations de nos produits dans le Golfe, y compris les armements, et la présence militaire de nos troupes, notamment à Abu Dhabi.

Cette relation tend vers l’équilibre sur le principe, car les monarchies du Golfe et leurs tissus d’entreprises et d’investisseurs publics ou privés sont très présents dans l’économie européenne. C’est notamment le cas dans l’immobilier de prestige et de tourisme, les médias, mais aussi dans des domaines purement liés au renforcement et à la sécurisation de leur influence en Europe avec des achats de clubs de football prestigieux. 

Aujourd’hui pourtant, et sur un rythme accéléré depuis la crise du Covid et la guerre en Ukraine, les monarchies du Golfe arabo-persique n’hésitent pas à s’ouvrir à d’autres voies stratégiques et commerciales que celles offertes par l’Europe et les États-Unis.

Les récentes évolutions liées à un accord, certes fragile, initié par la Chine, entre l’Iran et l’Arabie saoudite, la pacification en Syrie et la disparition de la menace irakienne, permettent aux États du Golfe de prendre le large d’une problématique purement liée à des paradigmes d’alliances belliqueuses et défensives aux réflexes ataviques d’un parapluie britannique, français, et bien entendu américain.

Diversification des alliances

Portés par des capacités de projection financière quasi illimitée, couplées à une diplomatie proactive sur de nombreux fronts, les monarchies de la péninsule arabique installent leurs souverainetés aux yeux du monde pour ne pas avoir à revivre le cauchemar de l’invasion du Koweït en quelques heures un certain 2 août 1990. C’est donc tout naturellement que la diversification des alliances, qui fut faite au profit de nations non alignées telles que la France d’inspiration gaullo-mitterrandienne durant la guerre froide, s’efface progressivement depuis que notre pays perd justement son indépendance de vues face aux États-Unis. Cette tendance de fond est renforcée par les poids de plus en plus marqués de la Chine, plus seulement dans des considérations commerciales, mais aussi par le biais d’une diplomatie active d’ouverture et de pacification des routes de la soie.

Si la Chine domine naturellement les échanges commerciaux avec la région du Golfe, son entrisme dans des secteurs stratégiques tels que la défense et l’intelligence artificielle (IA) créent de nouveaux défis pour les monarchies arabes du Golfe.

En matière d’IA, les stratégies de développement et d’alliances créent un fossé entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis à mesure que la compétition entre les États-Unis et la Chine s’intensifie, avec à la clé un découplage des technologies, des usages et des marchés. Tandis qu’Abou Dhabi prend volontairement ses distances avec les entreprises chinoises pour conclure des accords avec des leaders américains de l’IA, Riyad suit une stratégie opposée, pour établir des partenariats avec Pékin.

Les États du Golfe préfèrent généralement ne pas choisir entre la Chine et les États-Unis, optant plutôt pour une approche équilibrée.

Ainsi, leurs forces armées dépendent largement des équipements et de la formation américains, mais elles ont également conclu des accords avec l’industrie de défense chinoise en pleine expansion.

Washington pousse les monarchies du Golfe à choisir un camp en matière d’IA, craignant que des technologies occidentales sensibles ne tombent entre les mains des Chinois. En août dernier, les États-Unis ont imposé des restrictions à l’exportation de puces d’IA vers certains pays de la région. Les EAU ont clairement fait le choix d’un « mariage avec les États-Unis » dans le cadre de l’IA, comme annoncé récemment par le ministre émirien Omar Sultan al-Olama. L’Arabie saoudite a quant à elle choisi une direction portée par la Chine grâce à un accord entre un fonds de capital risque saoudien (filiale de Saudi Aramco) et des sociétés d’IA chinoises, ainsi que des investissements croisés Arabie-Chine dans le secteur, pour 2 à 3 milliards de dollars. 

Pékin est de plus en plus actif sur les questions technologiques, et les relations sino-arabes ne se cantonnent plus à la fourniture d’hydrocarbures ou à la vente de matériaux industriels. Le prochain sommet sino-arabe se tiendra en Chine en 2026, devant faire l’objet d’annonces fortes en la matière telles que de nombreux accords bilatéraux avec les États arabes dans le cadre des routes de la soie le présagent.

Les partenariats en IA avec les Européens ne sont pas inexistants, mais sont pour le moment concentrés dans les domaines de la recherche avec un partenariat signé par les EAU avec l’université d’Oxford et d’autres accords européens par le biais de l’Initiative Mohamed bin Zayed University of Artificial Intelligence.

Ryad a choisi Cambridge pour son programme Vision 2030 et quelques investissements de taille modeste dans des start-up d’IA européennes. Le Qatar ayant préféré les allemands Siemens et l’institut Max Planck pour développer des projets d’IA.

Le centre de gravité du monde pivote-t-il ?

Connus pour son abondance d’hydrocarbures, la péninsule arabique et les pays riverains du Golfe (y compris l’Iran) sont également au centre d’un axe Asie-Afrique et Asie-Europe qui fit le succès de transporteurs maritimes et aériens.

La géographie avec l’accès aux détroits de Bab al-Mandeb et d’Ormuz donne à cette région un aspect stratégique, qui en fait l’un des centres de gravité du monde. 

Plusieurs puissances moyennes ont donc éclos de cinq décennies de forte croissance, à commencer par l’Arabie saoudite et la fédération des Émirats arabes unis. Aujourd’hui, ces pays entrent dans la catégorie stratégique d’États pivots, c’est-à-dire des États possédant des atouts stratégiques, militaires, économiques ou d’influence, convoités par les grandes puissances. Ils sont pris au milieu des sphères d’influence superposées de ces grandes puissances, constituées de liens qui unissent (accords militaires et économiques, affinités culturelles) et de relations (commerce). Le changement d’alliance d’un État pivot a des répercussions importantes sur la sécurité régionale et mondiale. Dans la région du Golfe, les États pivots sont l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Iran. Dans une moindre mesure, le Qatar et Oman.

L’Arabie pour sa population, sa position stratégique, ses ressources, et son pouvoir d’influence auprès des musulmans du monde. Malgré des dépenses d’armement considérables, les échecs de sa campagne militaire au Yémen ont montré les limites des capacités de projections de Riyad.

Les EAU sont avant tout une puissance économique avec un pouvoir d’attraction auprès de professionnels étrangers de plus en plus qualifiés, et des programmes scientifiques, économiques et financiers qui permettent à cette fédération d’obtenir un statut global. Les alliances faites par les EAU en matière de défense avec la France et les États-Unis, et récemment avec Israël, leur offrent une influence et une assurance-vie, théorique.

L’Iran est un État pivot du fait de sa position géographique unique entre Moyen-Orient, Asie centrale et Asie du Sud. Elle regorge de ressources naturelles, d’une population nombreuse et éduquée, et d’une influence croissante auprès de nombreux pays, malgré les sanctions. L’alliance avec la Russie qui a pris une tournure opérationnelle depuis la guerre en Syrie s’est considérablement renforcée depuis la guerre d’Ukraine de 2022. 

Le Qatar et Oman n’ont pas la taille critique pour devenir des États pivots, mais leur influence en termes d’investissements financiers et de lobbying auprès de certains élus européens (Qatar), ainsi que leurs rôles discrets et distincts de fair brokers dans des négociations complexes (Hamas, Iran, Soudan…) en font des acteurs incontournables pour certaines capitales.

La France : nouvelle alliée des monarchies du Golfe ?

Les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite ainsi que certains autres États pivots dans le monde tels que le Kazakhstan, le Vietnam, la Malaisie, la Géorgie, l’Égypte, le Maroc, la Côte d’Ivoire, le Nigeria, la République démocratique du Congo, l’Argentine, la Colombie… offrent des potentiels d’alliance avec la France, qui aurait à gagner de constituer une communauté d’intérêts polymorphes avec ces pays de tailles et de puissances plus modestes que l’Inde et le Brésil et moins clivantes que la Chine, la Russie et les États-Unis. 

L’aura passée de Paris en tant que puissance moyenne autrefois non alignée, membre permanente du conseil de sécurité de l’ONU, permettrait de recomposer un groupe d’alliés solides interdépendants, mus par des valeurs fondamentales communes, et en évitant toute forme de paternalisme.

En ce qui concerne les monarchies du Golfe arabo-persique, le renforcement d’une stratégie de long terme en matière d’accords de défense et de renseignement permettent d’espérer un élargissement de ces principes de présence militaire française aux EAU (base à Abu Dhabi depuis 2009), de partenariats industriels et technologiques pour la production et la maintenance d’équipements militaires, et la signature avec Riyad en 2015 d’un accord portant sur des contrats d’une valeur de 12 milliards de dollars, couvrant des domaines tels que la défense, l’aviation et l’énergie. Alors que le cinquantenaire des accords des pétrodollars signés en juin 1974 battent de l’aile, remettant en cause la domination de la monnaie unique d’échange pour les hydrocarbures, les bénéfices pour de nombreux pays en forte croissance et acheteurs de pétrole et gaz arabes sont immenses : le fait d’entrevoir la possibilité d’acheter par un système plus décentralisé son pétrole en monnaie nationale permettra de juguler l’inflation et les déséquilibres monétaires de ces pays. 

Le progressif découplage des systèmes de paiements et de compensation américains des États producteurs du Golfe arabo-persique devrait faire réfléchir les Européens, et particulièrement la France, sur l’intérêt substantiel, au-delà de l’idéologie ou des valeurs, de ne plus s’aligner sur Washington pour un certain nombre de décisions. Il s’agit notamment du suivisme français face aux régimes de sanctions à l’encontre de certains pays, qui ont montré leur inefficacité et leur caractère inquisitorial à l’encontre de nombreuses entreprises européennes qui auraient utilisé le dollar américain pour leurs transactions. 

En sautant le pas vers une conjonction réelle d’intérêts avec ces États pivots, dont les Émirats arabes unis en ce qui concerne le Golfe, par l’affirmation d’un socle minimal de valeurs de non-alignement, de prospérité, de paix, de respect, de souveraineté, d’entraide militaire, technologique et de recherche, d’investissements croisés réellement fléchés et non plus régis par l’hubris, la France sortirait par le haut d’une grave crise de confiance avec certains de ses partenaires dans le monde. 

Le renforcement d’un marché libellé en un panier diversifié de monnaies, dont l’euro, pour les achats d’hydrocarbures arabes par les pays européens, activera le découplage progressif des économies du Golfe avec les États-Unis, à commencer par une désindexation du riyal saoudien et du dirham émirien sur le dollar. La compagnie Total a déjà expérimenté le paiement en mars 2023 d’une transaction Chine-EAU en yuan, et l’Inde fait de même en payant en roupies.

Même si la part des importations d’hydrocarbures par l’Europe des pays du Golfe arabo-persique a diminué pour passer de 23 % en 2018 à 15,6 % en 2022, la perspective d’une diversification/désindexation des monnaies pourrait renforcer ce poste. Mais les vrais enjeux sont déjà ailleurs pour les pays du Golfe qui, à l’image de feu la France industrielle des années 1960, établissent des plans stratégiques de développement ambitieux sur le long terme à l’instar de Vision 2030 pour Ryad, Centennial 2071 pour Abu Dhabi, Vision 2040 pour Mascate, New Kuwait 2035 pour Koweït, Qatar National Vision 2030 pour Doha, Vision économique 2030 pour Manama.

Chacun de ces plans stratégiques reflète les aspirations spécifiques de chaque pays du Golfe tout en partageant des objectifs communs appuyés de diversification économique, d’innovation et de développement durable.

Malgré la présence parfois saillante de projets immobiliers de type « éléphant blanc » et au-delà de la caricature, ces visions montrent l’engagement réel et sincère des pays du Golfe à se préparer pour un avenir post-pétrole et à améliorer le bien-être de leurs citoyens. 

Se voulant novatrices sur des aspects technologiques et commerciaux, les EAU et l’Arabie saoudite sont aussi des vigies lanceuses d’alertes pour l’Europe face aux nouvelles menaces, à l’image du ministre des Affaires étrangères des Émirats arabes unis, Sheikh Abdullah bin Zayed al-Nahyan, qui a mis en garde les pays occidentaux contre la menace du terrorisme islamiste en Europe lors du Tweeps Forum 2017 à Riyad. Dans son discours, il a averti que certains pays européens pourraient devenir des « incubateurs de terrorisme » s’ils ne prenaient pas de mesures plus efficaces contre l’extrémisme, telles que l’interdiction des Frères musulmans. Il a également souligné que son pays et l’Arabie saoudite étaient plus déterminés à lutter contre le terrorisme que les pays européens et a évoqué la création du Global Center for Combatting Extremist Ideology comme une étape importante dans cette lutte.

Cette diversification, cette modernisation vers des économies et des sociétés mettant en avant la volonté de réformes et une mise à l’écart progressive mais profonde des éléments les plus religieux constituent d’ailleurs un plébiscite pour de nombreux expatriés français dont la population en Arabie est passée d’environ 1 500 en l’an 2000 à plus de 10 000 en 2024 et aux émirats d’environ 2 000 à plus de 30 000 en 2024. 

Certains de ces Français comprennent d’ailleurs l’intérêt d’une coopération renforcée et du retour d’expérience de leur pays d’accueil pour apporter une nouvelle manière de penser. Une action mise en musique par exemple par l’Institut des Français de l’étranger dont les fondateurs sont basés à Dubaï, et qui travaille sur ces problématiques.

Investissements directs des États du Golfe arabo-persique en Union européenne (2021)

Secteur Montant (€ Milliards)
Technologie 10,2
Santé 5,1
Énergie 14,7
Immobilier 8
Finance 11,9
Défense 3,4

Investissements directs de l’UE dans les États du Golfe (2021)

Secteur Montant (€ milliards)
Technologie 6,8
Santé 3,7
Énergie 10,5
Immobilier 6,1
Finance 9,3
Défense 2,7

Sources : Eurostat, Commission européenne (données compilées par ChatGPT4o)

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Ghislain de Castelbajac

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