Trois universitaires et chercheurs, Boris Klein (Lyon-II), Philippe Martin (Lyon-II) et Sébastien Roman (ENS) ont allié leurs connaissances historiques, philosophiques et littéraires pour diriger cette anthologie critique des grands textes sur la superstition. « Je ne suis pas superstitieux : cela porte malheur. » Risible, la boutade d’Alphonse Allais ? Pas si sûr. Voltaire disait que « Le peuple le moins superstitieux est toujours le plus tolérant », et Madame de Staël ajoutait que « quand le siècle est superstitieux, le génie de l’observation est timide ».
En fait, il n’y a pas de définition claire et sûre de la superstition. Provenant d’un verbe archaïque superstitare, superstitionem, qui signifiait la crainte des dieux et aussi le respect de leur protection, d’où sa pérennité. Puis on est venu à la définir généralement comme la croyance irraisonnée, fondée sur la crainte ou l’ignorance, qui prête un caractère surnaturel ou sacré à certains phénomènes, à certains actes, à certaines paroles. « La superstition semble n’être autre chose qu’une crainte mal réglée de la divinité » pensait La Bruyère. Buffon précisait : « La superstition en général est une erreur ; mais les superstitions particulières ont quelque fondement ». Au XIVe, le terme signifiait « religion des idolâtres, culte des faux dieux » ; au XVIIIe siècle, la superstition a pris le sens des préjugés inexplicables par opposition à la raison. Selon ces définitions, il peut englober avec une connotation péjorative toutes les pratiques ou croyances d’ordre religieux considérées comme sans valeur ou irrationnelles par le locuteur.
Depuis les avancées de la méthode scientifique, et en particulier depuis les travaux de Popper, on peut y voir le champ de ce qui est extraordinaire et non réfutable par principe. Selon le psychologue Stuart A. Vyse, les superstitions sont le résultat de plusieurs processus psychologiques, notamment la sensibilité humaine au hasard, le penchant à développer des rituels pour faire face à des épreuves, des examens face à l’incertitude, la peur de l’échec.. Ce riche ouvrage collectif, qui réunit pas moins de 52 auteurs issus de disciplines les plus diverses et originaires de nombreux pays, se place plutôt au niveau historique et philosophique, d’où son grand intérêt à l’heure où les catastrophes réveillent le spectre des mythes et des violences. Cet ouvrage sans égal par sa riche palette de textes, souvent assez courts, chacun doté d’une bibliographie conséquente, établit pour la première fois un panorama complet des superstitions (et des grands textes liés aux superstitions) à travers l’Europe, de la Renaissance à aujourd’hui, en passant par la Réforme, les Lumières, le Romantisme, la Belle époque et qui fait la part belle à la littérature, à la philosophie et la manière dont les hommes, les arts, les sciences et les religions ont appréhendé ces superstitions au fil des siècles, par l’art divinatoire, la sorcellerie, les rituels populaires… On retrouve également des symboles et accessoires religieux parmi le grand nombre d’objets de protection dans lesquels les superstitions se matérialisent : talismans, amulettes, grigris, fétiches africains, trèfle à quatre feuilles. Ces relations ont toutefois un caractère ambigu ; elles résultent au moins en partie du fait que les religions, là où elles se sont imposées, n’ont pas toujours pu éradiquer les superstitions ancestrales, et ont alors cherché à les « détourner » en les intégrant. Une anthologie qui, entre descriptions et caricatures, critiques et injures, découvertes et préjugés, enrôle à son service Machiavel, Montaigne, Montesquieu, Spinoza, Pascal, Descartes, Rousseau, Bayle, Kant, Bergson ou Nietzche, mais aussi Luther, Goethe, Sand ou Hugo, Don Quichotte et encore les écrivains voyageurs, scientifiques ou polémistes, non sans réserver quelques surprises étonnantes.
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L’Église catholique réprouve la superstition. Le catéchisme de l’Église catholique considère que celle-ci s’oppose en effet au premier commandement, qui « interdit d’honorer d’autres dieux que l’unique Seigneur qui s’est révélé à son peuple« , et voit dans la superstition un « excès pervers de religion« . La superstition risque d’attribuer une importance magique à certaines pratiques, par ailleurs légitimes avec, au bout du compte, une belle leçon éthique : si l’on veut aller au-devant de l’autre dans sa différence, alors faut-il se faire une raison de sa croyance. L’un des aspects les plus intéressants de cette somme est qu’elle restitue un débat entre les différents auteurs cités. Bergson, un de ceux qui a abordé la question de la superstition avec le plus d’originalité, entre en débat avec bien de ces prédécesseurs. Selon lui, « il n’y a rien d’illogique ni par conséquent de « prélogique »… dans la croyance du primitif ». Il s’attaque ainsi à des auteurs comme Auguste Comte, pour qui la croyance religieuse et plus encore la superstition sont des recherches d’explication qui témoignent essentiellement de la curiosité de l’esprit, ce dernier cherchant à comprendre ce qui lui échappe. Pour Bergson, cette conception s’avère erronée car il n’y a pas de concurrence directe entre les deux types d’explications et par conséquent il y aurait un certain appauvrissement de la vision du monde dans l’aridité de la science. Par ailleurs, l’explication surnaturelle ne « témoigne [pas] d’une imperméabilité à l’expérience » selon Bergson. En cela l’adversaire désigné est Spinoza, qui dans le livre I de l’Éthique, critique le finalisme des croyances religieuses : l’homme croit que la nature est faite pour lui, qu’elle se soucie de lui alors même que l’expérience la plus simple devrait le corriger. En effet, les catastrophes, maladies ou accidents ne sont pas bénéfiques aux hommes, et le constater devrait le conduire à rejeter l’idée d’une finalité dans la nature. Seulement, constate Spinoza, nous préférons continuer à le croire en supposant que ces malheurs sont des punitions de quelque esprit ou divinité : il en conclut une imperméabilité à l’expérience puisque nous n’en tirons pas les leçons les plus évidentes. Cette somme indispensable, si riche d’imprévus, procure en outre un réel plaisir de lecture, chacun des textes soigneusement sélectionnés est un petit joyau en soi.