À la fin du Ve siècle avant notre ère, la Grèce des cités se déchira entre deux grandes alliances : la Ligue de Délos, dirigée par Athènes, et la Ligue du Péloponnèse, autour de Sparte. Après trois décennies de guerre (431-404), la seconde l’emporta et imposa un régime aristocratique, à son image, aux autres cités.
Article paru dans le numéro 47 de septembre 2023 – Occident. La puissance et le doute.
Un allié majeur de Sparte était Thèbes, principale cité de la plaine stratégique de Béotie, qui prolonge l’Attique au nord du golfe de Corinthe. Or, au début du ive siècle, par un spectaculaire renversement d’alliance, Thèbes se rapproche d’Athènes et fédère les cités de Béotie pour qu’elles se débarrassent des garnisons spartiates et du clan aristocratique qu’elles soutenaient – Thèbes elle-même est occupée de 382 à 378. Il en résulta une longue partie d’échecs, faite de sièges ou d’escarmouches, impliquant des effectifs médiocres et sans caractère décisif, les revers alternant avec les succès. Deux batailles impliquèrent toutefois des forces plus conséquentes et changèrent le cours de l’histoire : Tégyres, en 375, et surtout Leuctres, le 6 juillet 371.
Le mythe spartiate
Admiratifs ou critiques, les auteurs de l’Antiquité gréco-romaine nous ont transmis une représentation idéalisée des Spartiates et de leur art de la guerre. Les citoyens de Sparte, s’appelant eux-mêmes les « Égaux » (homoioi), consacraient leur vie, entre 7 et 60 ans, à leur cité et à l’entraînement au combat ; ils étaient de fait déchargés des tâches productives grâce aux hilotes, des esclaves d’État exploitant les terres agricoles, dont chaque citoyen recevait un lot pour sa subsistance. Les Spartiates n’étaient pas pour autant des combattants aux qualités individuelles hors du commun – même si nombreux sont ceux figurant au palmarès des Jeux panhelléniques. Il semble même que seuls les Thébains s’entraînaient spécifiquement au corps-à-corps, ce que les sources attribuent à Épaminondas, commandant en chef à Leuctres.
Comme le soulignait Xénophon[1], c’est plus par leur organisation collective et leur discipline sans faille que les Spartiates impressionnaient les Grecs ; la marche silencieuse de leur phalange vers l’ennemi, au seul son de la flûte, contrastait avec les habituels cris de guerre désordonnés et ajoutait à l’aura lacédémonienne[2]. Pourtant, le bilan des combats livrés par Sparte ne confirme pas la réputation d’invincibilité colportée par les auteurs anciens ; leur fait d’armes le plus légendaire est d’ailleurs une défaite, pas très utile de surcroît : en 480, sous les ordres du roi Léonidas, 300 Égaux se sacrifient pour bloquer la passe des Thermopyles, sans empêcher la prise et le sac ultérieurs d’Athènes par l’armée perse – la vertu morale l’emporte sur l’efficacité stratégique.
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Après la dislocation de la Ligue de Délos, l’hégémonie de Sparte sur la Grèce dura à peine trente ans ; au-delà de causes structurelles, son déclin fut accéléré par les défaites militaires infligées par Thèbes. Car Leuctres ne fut pas un accident, mais bien le résultat d’une supériorité tactique des Thébains, déjà démontrée quatre ans auparavant à Tégyres. Dans cette dernière bataille, Pélopidas et les 300 hoplites d’élite du Bataillon sacré, fondé peu de temps auparavant (-378), avaient défait un millier de Spartiates qui leur barraient la route. La conduite de cette bataille préfigure la manœuvre de Leuctres, que les historiens attribuent à Épaminondas, également crédité de l’idée du Bataillon sacré.
Ce dernier aurait-il usurpé sa réputation et volé la recette de son succès à Pélopidas ? Pas nécessairement. Tous deux se connaissaient très bien – Pélopidas appartenait aux plus riches familles de Thèbes – et combattirent côte à côte au siège de Mantinée, en 385, au cours duquel Épaminondas sauva la vie de Pélopidas ; l’assertion qu’ils étaient amants ne se trouve toutefois que chez Dion Chrysostome, qui écrit plus de quatre cents ans après les faits[3]. Pélopidas était d’un rang inférieur à Épaminondas : sa décision d’attaquer la phalange spartiate en portant l’effort principal sur son côté droit a pu être improvisée, mais peut-être était-elle le fruit d’une réflexion collective de l’état-major thébain, testée pour la première fois en -375 et réitérée du fait de son succès. Elle manifeste l’un des aspects essentiels de la guerre chez les Grecs : la sagesse ou la ruse, personnifiée par Métis, une Océanide, première femme de Zeus, mère d’Athéna, et inspiratrice du légendaire Ulysse.
L’ordre oblique
À l’été 371, l’armée spartiate sillonne la Béotie et rallie de nouvelles cités à sa cause. Thèbes n’a plus le choix : pour conserver son autorité, elle doit affronter sa rivale. La perspective reste effrayante, compte tenu de la réputation des Égaux, ce qui explique l’importance accordée aux oracles dans les récits de la bataille. Pour un acte aussi essentiel, leur consultation était obligatoire, et leur interprétation, comme souvent, discutable. D’après nos sources, Épaminondas semble un maître dans l’utilisation, voire la manipulation, des augures – autre manifestation de la métis du personnage. Ainsi, alors que ses soldats s’inquiètent de la disparition des armes d’Héraclès du temple qui lui est dédié, il les rassure en y voyant la preuve que le héros, dont la massue décorait les boucliers du Bataillon sacré, s’est équipé pour combattre aux côtés des Thébains ! Au camp cependant, les généraux thébains – les « béotarques », équivalents des stratèges athéniens – sont encore divisés, et Épaminondas n’obtient la bataille qu’à une voix de majorité.
L’abondance des sources – quatre récits détaillés, sans compter les sources perdues, ce qui est exceptionnel et confirme l’importance de l’événement – ne lève pas toutes les ambiguïtés et crée même des discordances. Si un consensus relatif donne quelque 10 000 Spartiates et 1 000 cavaliers, le nombre d’Égaux est plus discuté, annoncé entre 700 et 1 200, correspondant à deux bataillons ou mora, dont la force théorique se situe entre 500 et 600 hoplites. Pour les Thébains, nos sources ne fournissent aucun chiffre fiable, mais le rapport de forces permet une projection de 4 000 hoplites et 600 cavaliers. Les Spartiates sont en effet en supériorité numérique, mais comme souvent, grâce aux contingents alliés. Conformément à la tradition, les Spartiates disposent leur infanterie en une ligne unique dont le roi[4] Cléombrote, et sa garde d’élite, les hippeis (cavaliers, même s’ils combattent à pied), occupent l’aile droite, le point le plus exposé. Chaque hoplite d’une phalange, portant son bouclier au bras gauche, couvre aussi le flanc droit de son voisin, mais les hoplites de l’extrémité droite de la ligne ne bénéficient pas de cette protection : on y met donc les combattants les plus valeureux.
Deux phalanges opposées présentent habituellement une disposition symétrique, leurs élites, placées à droite, affrontant des combattants ordinaires, mais mieux protégés, à gauche. Or, les Thébains renoncent à la symétrie et placent l’essentiel de leur force, en nombre et en qualité, à gauche, face à l’élite spartiate. Comme l’a bien montré David Hanson, une bataille entre phalanges n’est pas affaire d’habileté à la lance ou à l’escrime, mais d’abord une question de poussée : les deux lignes se rentrent dedans au sens propre et les rangs arrière poussent dans le dos celui de devant pour faire reculer l’ennemi ; les premiers rangs, compressés par les deux poussées contradictoires, ont donc peu de latitude pour utiliser leurs armes au-delà du premier choc et reçoivent même, impuissants, les coups venant des rangs situés en profondeur – là s’expriment l’ardeur et la sauvagerie guerrières, la brutalité pure, personnifiée par Arès, le dieu de la Guerre.
Une autre innovation thébaine consiste à augmenter logiquement le nombre de rangs de l’aile gauche pour obtenir une poussée plus forte. Les béotarques avaient déjà essayé 25 rangs, soit trois fois plus qu’à l’habitude. Xénophon avance 50 rangs de profondeur pour l’aile gauche thébaine à Leuctres, mais son récit est orienté et les autres sources n’évoquent qu’une profondeur inhabituelle – sans doute à nouveau 25 rangs, dont les premiers sont constitués du Bataillon sacré, toujours mené par Pélopidas. Répartis sur 25 rangs, ses 300 hoplites auraient formé un front de 12 combattants, mais ils n’étaient sans doute alignés que dans les tout premiers rangs, autorisant un front élargi.
Conscient de déséquilibrer ainsi son armée, Épaminondas avait en outre disposé les autres contingents, venant des cités alliées de Béotie et non de Thèbes, en petits blocs de plus en plus éloignés de la ligne de front à mesure qu’il se déploient vers la droite. La ligne béotienne est ainsi en diagonale par rapport au front de la phalange spartiate, et cette disposition sera théorisée sous le nom d’ordre oblique, consistant à éloigner son point faible de l’ennemi. Enfin, il place sa cavalerie devant son armée, et non sur une aile, pour masquer son déploiement. Leuctres – fait exceptionnel pour une bataille antique – s’ouvre donc par un combat de cavaleries, et celle de Sparte est mise en fuite.
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Le déploiement oblique pouvait aussi avoir une finalité diplomatique : épargner des alliés à la fidélité ébranlée, hésitant à se sacrifier si Thèbes ne montrait pas l’exemple. Et le recul de l’aile droite béotienne face à l’avance ennemie peut être vu comme une manœuvre d’évitement préméditée par le béotarque, ou comme une confirmation des réticences des alliés de Thèbes à s’engager contre des adversaires redoutés. Cette précaution fut cependant superflue, car le scénario de Leuctres fut conforme au plan d’Épaminondas et reproduisit à plus grande échelle celui de Tégyres. Le premier choc ouvre une phase incertaine, où chaque adversaire semble prendre le dessus à tour de rôle, car les Spartiates, anticipant le dispositif thébain, avaient aussi augmenté leur profondeur, de 8 à 12 rangs. Mais finalement, Clérombrote, son état-major et les hippeis, submergés par le surnombre et l’ardeur du Bataillon sacré, sont tués et la phalange spartiate débordée par la droite, provoquant la débandade du reste de l’armée.
Leuctres amorce un déclin irréversible de l’hégémonie spartiate, non seulement sur la Béotie, mais aussi sur l’ensemble de la Grèce. Ce déclin était, à vrai dire, inévitable et a été bien analysé par Aristote sous le nom d’oliganthropie, ce qu’on peut traduire par « (trop) peu d’hommes ». Le nombre des Égaux n’a cessé de diminuer dans l’histoire : au moment de Leuctres, Sparte peut en aligner au maximum 1 500, et la perte de 400 à 700 d’entre eux, selon les sources, ampute significativement son potentiel. C’est plus qu’il n’en faut pour perdre le contrôle du Péloponnèse, qui est envahi par l’armée thébaine et dont les cités se détachent de la Ligue dirigée par Sparte. Épaminondas va jusqu’à rendre à la Messénie son indépendance en y fondant une nouvelle cité, Messène, et en libérant sa population qui fournissait les hilotes, dont dépendait la prospérité de Sparte.
Sparte a donc tout perdu à Leuctres : la fine fleur de ses hoplites et sa réputation d’invincibilité, ruinée par un ennemi inférieur en nombre sous les yeux des Béotiens et de nombreux alliés. Essayant de se relever en s’alliant avec Athènes, elle sera encore battue à Mantinée en 362. Épaminondas, général à jamais invaincu, y perdit la vie, deux ans après Pélopidas, tué à Cynocéphales en défiant à nouveau frontalement le chef ennemi, le tyran thessalien Alexandre de Phères.
[1] Né à Athènes vers 430 et mort en 355, Xénophon était un aristocrate, élève de Socrate, partisan de l’oligarchie et donc admirateur des Spartiates, avec qui il combattit. Son œuvre la plus célèbre est l’Anabase.
[2] Lacédémone est l’autre nom grec de Sparte, ce qui explique que les boucliers des Égaux étaient souvent ornés d’un lambda majuscule (équivalent du L).
[3] Cette assertion est à rapprocher de la réputation du Bataillon sacré, composé de 150 couples d’amants, ce qui était censé renforcer leur ardeur au combat – Platon, un contemporain, loue ce recrutement dans la République, mais certains historiens actuels doutent de sa réalité.
[4] Sparte avait deux rois, issus de dynasties séculaires : les Agiades et les Eurypontides. En guerre, l’un prenait la tête de l’armée et l’autre restait dans la cité. Cléombrote II était un Agiade.