La guerre civile a hanté les sociétés grecques et antiques. Destructrice des cités et des États, elle apporte la ruine des peuples. Les auteurs classiques ont pensé cette guerre particulière et surtout la manière d’y mettre un terme.
L’image est terrifiante. Renversé sur une pierre d’autel, blessé au bras gauche, levé mais impuissant, l’effroi dans le regard, Abel voit la furie de Caïn qui l’a saisi et le bloque sur la roche, frappant tant qu’il peut, de son gourdin, la tête assommée de son frère. La bouche ouverte, ce sont déjà les derniers souffles du berger qui se retirent ; incapable de crier, d’appeler, de supplier, il comprend que la mort est là et qu’elle va l’emporter. Furieux, forcené, exalté, Caïn tue, par envie et par détestation de celui qui a eu la préférence de Dieu. Ainsi se déroule la première guerre civile de l’histoire telle que peinte par Leonello Spada dans une œuvre exposée au musée Capodimonte de Naples. Il y a des dizaines de représentations de l’homicide d’Abel. L’originalité de celle de Spada est de mettre en lumière la nature sacrificielle du meurtre. Comme Isaac après lui, comme Jonas, comme David, Abel est offert en sacrifice pour les dieux afin d’obtenir l’unité et la paix. Tuer Abel, c’est éliminer l’élément gênant, celui qui provoque la guerre, qui crée la discorde. C’est donc, dans une logique purement sacrificielle, rétablir l’ordre en détruisant l’ennemi[1]. Pour Caïn, l’acte n’a rien d’immoral et d’injuste, il est même nécessaire et contribue au bien. Selon l’œuvre de Spada, le meurtre d’Abel n’est pas un assassinat gratuit, un crime invisible ou fortuit ; c’est un sacrifice. Le corps du berger est allongé sur l’autel, nu, il prend la place de ses bêtes, de ses agneaux habituellement immolés. Son cri est celui de l’offrande égorgée, sa chair sera bientôt brûlée, consommée. Caïn a certes tué sous le coup de l’envie, mais non sous l’emprise de la folie : il sait ce qu’il fait. Lui, le sédentaire, le fermier, qui cultive la terre et qui fait germer le blé, lui qui moissonne et réserve les prémices de ses moissons, sait que la terre doit être fécondée par le sang ; en l’occurrence celui de son jumeau. Ne reste plus qu’à brûler le corps et tout sera consommé.
Guerre dans la cité
Bien longtemps après, toujours en Méditerranée, mais à Rome cette fois, revoici deux frères, deux jumeaux, qui s’affrontent. Là aussi, l’un des deux est tué : Romulus frappe Rémus qui a franchi le sillon sacré tracé par le fils de sa mère. Nul ne plaisante avec les lois de la cité, pas même le frère du dirigeant. Guerre au sein de la famille, guerre du même sang contre le même sang, c’est le sang maternel qui est répandu sur le sol. Telle est la guerre civile. D’autant plus terrible qu’elle oppose des frères entre eux. D’autant plus vicieuse qu’il est difficile de l’arrêter. D’autant plus perfide qu’elle ruine la cité de l’intérieur d’elle-même. La guerre contre un ennemi extérieur soude les citoyens entre eux. « L’union sacrée » qui s’en dégage crée une fraternité d’armes, dans les tranchées les préjugés peuvent tomber. Quelle que soit l’idéologie de chacun, c’est pour un bien supérieur que tous abandonnent leur charrue et mettent la main au fusil. La patrie est en danger, la terre des morts, le clos sacré de l’histoire, le terroir labouré et construit par les ancêtres. Fini les querelles quotidiennes : il y a un bien supérieur à défendre. Rien de cela dans la guerre civile. Loin de souder, elle dissout, loin de projeter un horizon de sortie, elle crée un cycle de violence infinie dont nul ne pourra s’échapper, loin de créer une nation, elle l’a détruit. La guerre civile est la guerre des familles assemblées au sein d’une même cité, ce qui la rend d’autant plus dramatique et terrible.
A lire également
À propos de la guerre civile. La stasis de Corcyre (Thucydide, III, 82)
Une cité est une association de personnes partageant même langue, même culture, même foi, même horizon. Parce que la personne est un être de relations, elle fonde une famille et ce sont les associations de familles qui forment les cités et les nations. La relation engendre la richesse, par les échanges et les transferts. C’est ainsi qu’une nation devient prospère. Dans une guerre menée contre l’extérieur, les relations continuent d’exister et peuvent même s’amplifier : on échange pour combattre, on échange dans les combats. Dans une guerre civile, la qualité de la relation se dissout, dissolvant la cité. Ces relations perdues, il faudra des années pour pouvoir les recréer. Car toute la question est là : comment sortir d’une guerre civile ? Dans une guerre des nations, c’est celle qui a la victoire sur le terrain qui peut opposer sa paix à la nation défaite. Encore faut-il que le rapport de force soit inégal et la déroute claire. Mais dans une guerre civile, où l’ennemi n’est pas l’autre, mais un autre moi-même devenu adversaire, un frère, un ami, un camarade, la paix et la réconciliation sont beaucoup plus difficiles. Il est alors nécessaire de faire usage du pardon et de l’amnistie : un oubli volontaire. Juger les principaux chefs, quitte à commuer leurs condamnations, comme cela se fit durant l’Épuration. Puis jeter le voile de l’oubli, à défaut du pardon, pour passer à autre chose. C’est ce que fit le président Pompidou, afin de ne pas ressasser éternellement les mêmes histoires, afin de pouvoir passer à d’autres sujets en enterrant les démons de la guerre civile. À moins que, comme en Espagne, certains, pour des raisons de clientélisme électoral, ressortent les dilemmes de la guerre civile pour rejouer le match et gagner dans les mémoires ce qui fut perdu sur le terrain. Imposer une lecture unique de la guerre, pour en déformer la perception chez les nouvelles générations. Généralement, ce sont les vainqueurs qui imposent leur histoire et leur grille historique. En Espagne, c’est le vaincu qui a réussi à prescrire sa lecture des événements et à imposer dans les écoles et le débat public sa version de la guerre civile ; pour une fois, le vaincu a écrit l’histoire. Déchirer le voile du pardon est une façon de créer une guerre civile permanente, d’entretenir la haine et la confrontation, en vue d’atteindre des objectifs politiques. La mémoire de la guerre civile devient alors une rente électorale nécessaire pour des partis en perte de voix et de légitimité.
Guerre civile et naissance des nations
De façon non paradoxale, la guerre civile n’est pas toujours synonyme de dissolution des nations. Souvent, elle en est même le berceau. Il fallait tuer Rémus pour que Rome naisse vraiment. Acte d’émancipation, de rupture, de délimitation et de définition de ce qu’est la nouvelle cité. La nation française s’est forgé, aussi, dans les guerres civiles du XVIe siècle, en combattant Coligny et les aristocrates s’étant drapés dans la bannière du protestantisme pour mieux renverser le roi et imposer leur logique politique. La Révolution française, en guillotinant les opposants et en massacrant qui les Lyonnais, qui les Provençaux, qui les Vendéens, a forgé une nation nouvelle. En purgeant le mauvais sang, c’est un sang épuré, purifié, lavé qui en ressort, une cité nouvelle, une nation nouvelle. La guerre civile russe a permis l’avènement de l’homme soviétique, la guerre civile américaine a créé l’homme américain, « poursuivant le bonheur », en le détachant et de l’Angleterre et du vieux continent. En Ukraine, la guerre déclenchée par les Russes en mars 2022 a débuté comme une guerre civile : Slaves contre Slaves, frères contre frères. Elle a contribué à acter la naissance de la nation ukrainienne, qui a accouché de ces fleuves de bombes et de sang. C’est en lavant les vêtements dans le sang de l’agneau que nait l’homme nouveau : le sacrifice n’honore pas tant les morts qu’il fait advenir les vivants.
A lire également
Comment les régions ont construit la nation. Entretien avec David Chanteranne
Un autre texte biblique nous éclaire sur l’essence de la guerre civile, celui du prophète Jonas. Il doit se rendre à Ninive, « la grande ville », à la demande de Dieu « car [la] méchanceté [des habitants] est montée jusqu’à moi ». Loin d’obéir, Jonas fuit à Tharsis afin de se rendre « loin de la face de Yahweh ». Premier moment, la rupture avec le père, c’est-à-dire sa patrie, ce refus de voir le visage de Dieu, celui qu’il peut contempler « face à face ». Deuxième moment, la tempête maritime. Le bateau est une allégorie de la cité : les hommes y vivent dans un espace clos et doivent veiller à une contribution commune afin de le mener à bon port. La tempête est l’image de la stasis, la guerre civile qui frappe la communauté. Cette fois, ce n’est ni Abel ni Rémus qui sont sacrifiés, mais Jonas : la guerre de tous contre lui, jetée par-dessus bord, permet de rétablir le calme, c’est-à-dire la paix civile. Le sacrifice de Jonas a contribué au rétablissement de la paix. Troisième moment : le voyage dans le ventre du grand poisson. C’est le règne de l’obscurité, c’est la cité détruite, annihilée, la cité en cendre après les combats. La reconstruction passe par la réconciliation avec Dieu : Jonas n’est plus chassé de devant ses yeux. Il peut alors remonter sur le rivage et se rendre, cette fois-ci, à Ninive, accomplir la mission initialement confiée. C’est parce que Jonas a reconnu ses fautes et qu’il a demandé pardon que la réconciliation put se faire, éteignant la guerre civile et assurant ainsi le retour de la paix. Le livre de Jonas présente trois guerres civiles différentes : celle de Jonas contre Dieu, celle du bateau dans la tempête, celle des habitants de Ninive qui, ayant cédé aux plaisirs et s’étant détournés de la loi naturelle, connaissent une guerre civile intérieure. Trois guerres civiles qui sont de mêmes natures : le rejet de l’amitié politique, c’est-à-dire le rejet de la fréquentation de la loi commune qui permet à la communauté de vivre ensemble. Le seul moyen d’y mettre un terme est de passer par la réconciliation : reconnaissance des fautes et des erreurs communes, amnistie des actes accomplis. L’amnistie n’est pas l’oubli, ni encore moins la légitimation des actes commis, c’est le signe du pardon politique, seul à même de restaurer l’amitié commune et donc d’achever le cycle des guerres civiles. L’édit de Nantes (1598) est l’une de ces formes d’amnistie, comme l’histoire en a connu beaucoup. Car une fois les armes tues, le danger est de nourrir une constante guerre civile des mémoires et de l’histoire. C’est ce que vit l’Espagne depuis une trentaine d’années, culminant avec l’exhumation des restes de Franco de la Vallée des martyrs. Idem en France avec la rupture des lois d’amnistie et le jugement de Maurice Papon. Si l’on peut comprendre que des coupables doivent être jugés et condamnés, l’usage des guerres civiles mémorielles ne répond pas à des finalités de justice, mais à des objectifs politiques. La guerre civile, en polarisant à l’extrême les populations vivant à l’intérieur d’une cité, rendent impossible tout échange et tout dialogue. Le sang est la seule réponse possible et l’épée la seule voie de la discussion. L’arme mémorielle est donc un ressort essentiel pour créer ou maintenir les clivages et ainsi s’assurer une rente électorale certaine. L’histoire est ainsi manipulée pour asseoir une domination politique.
Guerre civile ou guerre ethnique ?
La récurrence des émeutes ethniques a ravivé en France le sceptre de la guerre civile. C’est commettre une erreur de définition. La guerre civile oppose des personnes d’un même peuple, pour des raisons essentiellement politiques avec, souvent, instrumentalisation des questions religieuses. Le chemin de la paix passe par le pardon et la réconciliation. Tout autre est la guerre ethnique qui, si elle est bien un affrontement de civils, n’est pas une guerre civile puisqu’elle voit s’opposer deux ou plusieurs peuples différents. La guerre d’Algérie, la guerre en Yougoslavie, l’épuration des fermiers blancs en Afrique du Sud sont des guerres ethniques, non des guerres civiles. Aristote l’avait déjà perçue :
A lire également
Comment les régions ont construit la nation. Entretien avec David Chanteranne
« Est aussi facteur de sédition l’absence de communauté ethnique tant que les citoyens n’en sont pas arrivés à respirer d’un même souffle. Car de même qu’une cité ne se forme pas à partir d’une masse de gens pris au hasard, de même ne se forme-t-elle pas dans n’importe quel espace de temps. C’est pourquoi parmi ceux qui ont, jusqu’à présent, accepté des étrangers pour fonder une cité avec eux ou pour les agréger à la cité, la plupart ont connu des séditions. » Aristote, Politique, V, 1303.
La sédition survint quand des personnes vivant dans une même cité « ne respirent pas d’un même souffle ». Ce que constate le philosophe grec c’est que les personnes ne sont pas des pions que l’on pourrait agréger et additionner ; ce n’est pas le hasard qui fait la cité, mais le fait de se reconnaitre d’une même culture, d’un même esprit, d’un même souffle. Sinon, c’est la « sédition » assurée. Les Grecs distinguaient la stasis, la guerre civile, de la polémos, la guerre avec l’extérieur. La sédition, ou guerre ethnique, conjugue les deux : c’est l’ennemi extérieur qui se trouve au cœur même de la cité. Problème : pour l’arrêter, on ne peut faire usage ni du pardon ni du traité de paix. La guerre ethnique ne cesse que lorsque l’une des ethnies belligérantes a disparu, soit qu’elle fut soumise, soit qu’elle parte, soit qu’elle fut éradiquée. Soumise, comme les hilotes de Sparte, mais toujours prêt à reprendre l’épée et à repartir au combat. Le plus sûr moyen de la paix civile est encore la voie de la purification ethnique : départ d’une population, comme en Algérie (départ des Pieds-Noirs) et en Afrique du Sud (exil des fermiers blancs), extermination d’une population (Afrique du Sud, Yémen, Yougoslavie). Le génocide devient ainsi l’une des voies de sortie de la guerre ethnique, ce qui la rend particulièrement dramatique. Par la force des choses, si une ethnie est expulsée ou éradiquée du territoire revendiqué, il n’y a plus de guerre possible. Abel et Rémus sont morts, définitivement. Les Indiens d’Amérique aussi, tout comme les colons blancs de Rhodésie.
Guerre sale, horrible, touchant tous les civils, elle se meut au cœur des villes, plaçant partout la ligne de front, jusqu’au cœur des familles et des maisons. La guerre civile est probablement la plus terrible de toutes, car il n’y a pas de distinction entre les zones de guerre et les zones de paix : l’arrière est, partout, absorbé par le front. Leonello Spada a pu sublimer le sacrifice d’Abel et le geste jalousé de Caïn mais, dans l’âpreté des combats, la composition guerrière est nettement moins artistique que ce que les peintres sont capables de montrer.
[1] Évidemment, dès que l’on parle de sacrifice, l’œuvre magistrale de René Girard n’est jamais loin. Nous ne revenons pas ici sur ses thèses, afin de ne pas alourdir le texte, même si elles sont le soubassement de notre réflexion.