Après la fermeture de la route italienne, l’Espagne est devenue la principale porte d’entrée des migrants et réfugiés en Europe. D’abord favorable à cet afflux, notamment pour pallier sa démographie en berne, l’Espagne tente aujourd’hui de freiner ces arrivées. Mais elle subit la pression du Maroc, qui utilise ce levier comme arme diplomatique.
Article paru dans le numéro 48 de novembre 2023 – Espagne. Fractures politiques, guerre des mémoires, renouveau de la puissance.
Historiquement, l’Espagne fut une terre d’émigration. Jusque dans les années 1960, la pauvreté de son économie agraire et les conséquences de la guerre civile (1936-1939) conduisirent à un exode intense vers l’Amérique latine et l’Europe occidentale. Cette tendance s’inversa au cours des dernières décennies. La mort du général Franco en 1975 et le changement démocratique qui s’ensuivit, l’intégration dans l’Europe communautaire en 1986 et enfin la montée des prix dans presque tous les pays environnants ont provoqué l’apparition d’un flux en sens contraire. À l’émigration du passé se substitue actuellement une immigration massive, avec environ 400 000 arrivées en moyenne entre 2017 et 2020[1], faisant de l’Espagne le deuxième pays d’accueil en Europe après l’Allemagne.
L’Espagne, de l’émigration à l’immigration
Jusqu’à présent, l’Espagne était plutôt favorable à cet afflux. Tourisme, chantiers, agriculture, restauration : le pays connaît une pénurie chronique de personnel dans de nombreux domaines. C’est le grand paradoxe auquel doit faire face le royaume, dont le chômage grimpe à 13,7 %, soit un des taux les plus élevés de l’Union européenne. Depuis la pandémie de Covid, le manque de main-d’œuvre s’est encore accru dans plusieurs secteurs, mettant en péril l’activité économique.
En outre, la démographie en berne de ce pays de quelque 47 millions d’habitants inquiète. L’Espagne va devoir ouvrir ses portes, déclarait en substance le ministre espagnol en charge de la Sécurité sociale, de l’inclusion et des migrations, José Luis Escrivá, en 2020. Pour lui, ce ne sont pas moins de 8 ou 9 millions de personnes qu’il faudrait accueillir dans le pays « juste pour garder [sa] population active au même niveau[2] ». Ces déclarations font écho aux propos de l’ex-haut-commissaire aux retraites, Jean-Paul Delevoye, qui affirmait en novembre 2019 que la démographie européenne et son vieillissement nécessiteraient la venue de « 50 millions de populations étrangères pour équilibrer la population active en Europe en 2050[3] ».
Mais l’ampleur de ce phénomène génère une opposition grandissante dans une partie du pays. Lors des élections générales de 2019, la droite radicale a fait une percée historique sous la bannière du parti Vox. Le groupuscule nationaliste radicalement opposé à l’immigration y est allé franco en s’imposant comme la troisième force politique du pays à la chambre des députés. Malgré leur recul lors des législatives en juillet 2023, l’irruption de Vox marque une nouvelle donne politique au sein du royaume, mettant fin à l’exception espagnole dans le paysage politique européen[4].
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L’Espagne aux premières loges de la pression migratoire
Quand on évoque l’immigration clandestine en Europe, c’est d’abord l’Italie ou la Grèce qui viennent à l’esprit. Pourtant, c’est bien l’Espagne qui est devenue en 2018 la première porte d’entrée des migrants irréguliers dans l’espace européen. Le changement fait suite à la fermeture en 2018 de la voie italienne qui passait par la Libye. En 2016, la péninsule ibérique ne représentait que 3,4 % du total des arrivées en Europe avec 13 246 migrants et réfugiés débarqués sur son sol, loin derrière la Grèce (45,6 %) et l’Italie (46,7 %). Mais la hiérarchie s’est inversée depuis que les nouvelles routes de l’immigration se sont déportées vers l’Espagne. Le royaume absorba 42 % du flux en 2020 avec 41 861 arrivées, devant l’Italie (34,3 %) et la Grèce (14,8 %) selon les chiffres de l’Organisation internationale des migrations (OIM)[5].
Sa situation géographique, aux avant-postes de la frontière méridionale de l’espace Schengen, fait de la péninsule ibérique un véritable couloir de passage vers l’Europe pour les migrants en provenance du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. L’immense majorité des migrants arrive par la voie maritime. Pour se rendre en Espagne, les candidats à l’exil traversent le détroit de Gibraltar à bord de pateras et cayucos (embarcations de fortune). La route du Sénégal et de Mauritanie vers les îles Canaries, un archipel espagnol situé au large des côtes nord-ouest de l’Afrique, se révèle la plus dangereuse en raison des forts courants et de l’état des bateaux. Trois autres zones de traversée maritime offrent une entrée clandestine en Espagne : du Maroc vers la côte atlantique espagnole, du Maroc vers le littoral méditerranéen, et enfin de l’Algérie vers les côtes espagnoles et les îles Baléares. Selon l’ONG Caminando Fronteras, plus de 11 000 migrants sont morts entre 2018 et 2022 en tentant de gagner l’Espagne depuis le continent africain, faisant de la Méditerranée une « nécrofrontière »[6].
L’autre voie de passage pour les migrants attirés par l’eldorado européen est la terre, apportant elle aussi son lot de nécrologies. Ils sont chaque année des milliers à tenter de forcer la triple clôture de barbelés renforcés de lames tranchantes qui enserre Melilla, ville autonome espagnole encastrée en territoire marocain, tout comme Ceuta, ville de 85 000 habitants située à seulement 14 km des côtes espagnoles. Les deux confettis, hérités du temps lointain de la Reconquista, représentent les seules frontières terrestres entre l’Afrique et l’Union européenne. Elles sont donc, de longue date, un point névralgique des migrations méditerranéennes. Mais l’augmentation de la pression migratoire a fait de ces enclaves le théâtre d’une crise frontalière permanente, au gré des crispations géopolitiques avec le Maroc qui revendique ces enclaves.
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Les migrants comme outil stratégique et levier diplomatique marocain
Depuis plusieurs années, les pays de l’Union européenne cherchent à négocier la sécurité de leurs frontières extérieures avec des pays situés en bordure du continent (Turquie, Maroc et Libye par exemple). Un accord signé en mars 2016 entre l’UE et la Turquie a ainsi permis d’externaliser l’accueil des migrants en échange d’aide financière pour la Turquie et de facilitation de visas pour ses citoyens. Mais la question migratoire demeure soumise à l’évolution de relations diplomatiques bilatérales entre pays. Le cas des deux enclaves Melilla et Ceuta en témoigne. Le durcissement du Maroc ou, au contraire, sa souplesse relative, est tributaire des tractations diplomatiques ou financières du moment avec l’Espagne. Cette attitude signale l’instrumentalisation de l’immigration comme arme stratégique par les autorités marocaines visant, à terme, l’obtention de contreparties.
L’Espagne est confrontée à des pressions migratoires intenses.
À l’été 2021, au plus fort d’une querelle diplomatique entre la monarchie marocaine et le gouvernement espagnol, Rabat se décidait à user de cette arme diplomatique redoutable et ouvrit les vannes migratoires. En mai 2021, plus de 8 000 migrants traversèrent en vingt-quatre heures l’enclave de Ceuta. Le royaume chérifien reprochait à Madrid d’avoir accueilli Brahim Ghali, le chef indépendantiste du Front Polisario, pour des soins médicaux sans que Rabat en soit prévenu. Un geste médical effectué « pour des raisons strictement humanitaires » selon les autorités espagnoles. Mais Rabat, épidermique sur le sujet de la marocanité du Sahara, n’a pas digéré cette faveur. En représailles, les troupes de sécurité marocaines avaient relâché les contrôles aux frontières, déclenchant une crise migratoire sans précédent pour l’enclave.
Dénonçant un « chantage » et une « agression », Madrid a alors rapidement approuvé un accord de 30 millions d’euros pour contribuer à la surveillance des frontières maritimes par Rabat. Les deux pays se sont rapprochés à la faveur d’un changement de politique de la part de l’Espagne à l’égard du Maroc au printemps 2022. Moins d’un an plus tard, Rabat a non seulement été en mesure de restaurer ses relations diplomatiques avec l’Espagne, mais a également bénéficié d’un soutien formel de la part de Madrid pour son plan d’autonomie du Sahara occidental, à rebours de la position de neutralité adoptée par l’Espagne pendant des décennies.
L’épisode, fruit des tensions hispano-marocaines, a montré que les réfugiés pouvaient être utilisés comme « une arme coercitive à des fins stratégiques[7] ». Si l’Espagne est parvenue à réguler une partie des flux depuis 2022 grâce à une meilleure coopération policière avec le Maroc[8], l’incident de Ceuta a révélé la vulnérabilité de l’Espagne et, par extension, de toute l’Union européenne, dans la gestion externalisée de ses frontières.
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[1] Selon une étude réalisée par TBS Education-Barcelona intitulée « Migración en España. España, un país atractivo para los extranjeros », avril 2023.
[2] Allocution du ministre José Luis Escrivá lors du forum de l’OCDE sur les migrations, le 16 janvier 2020 à Paris.
[3] Propos tenus par le haut-commissaire Jean-Paul Delevoye lors d’un déplacement à Créteil (Val-de-Marne) le 29 novembre 2019.
[4] Après trente-six ans de dictature franquiste, l’Espagne semblait immunisée contre la droite radicale en Europe.
[5] « Une région en mouvement. Tendances de mobilité en Afrique de l’Ouest et du Centre », OIM, janvier-décembre 2021.
[6] « Victimes de la nécrofrontière 2018-2020. Pour la mémoire et la justice », Caminando Fronteras, décembre 2022.
[7] Eric Hovey, « Les réfugiés peuvent-il être utilisés comme armes ? Un défi pour l’Occident », dans Les nouvelles formes de guerre, Éd. des Équateurs, « Le Rubicon », 2022, p. 98.
[8] L’Espagne a enregistré une baisse de l’immigration clandestine de 70 % par rapport à l’année précédente dans les enclaves de Ceuta et Melilla au 31 juillet 2023. En ce qui concerne les traversées par voie maritime en revanche, l’arrivée de migrants illégaux continue de croître, avec 15 604 clandestins (soit 608 de plus qu’en 2022) sur son littoral.