<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’espace, un terrain d’affrontement pour la puissance

27 août 2024

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Station soviétique Mir (C) Wikipedia

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L’espace, un terrain d’affrontement pour la puissance

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Entretien avec le général Jean-Paul Paloméros

Chef d’état-major de l’armée de l’air (2009-2012), le général Jean-Paul Paloméros fut commandant suprême allié Transformation au sein de l’OTAN (2012-2015).

Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé

Article paru dans la Revue Conflits n°52, dont le dossier est consacré à l’espace

En 2020, l’armée de l’air est devenue « armée de l’air et de l’espace ». Pourquoi avoir associé les deux ; quelle est la nécessité stratégique d’un tel changement de nom ? 

Cette évolution marque une étape importante dans la reconnaissance du fait que l’espace exo-atmosphérique s’est imposé comme un domaine de compétition voire de confrontation entre les grandes puissances. Pour la France, il s’agit donc de pouvoir surveiller l’espace, d’assurer la sécurité de nos satellites, d’identifier toute forme de menace et de s’en protéger. Cette dimension spatiale revêt à l’évidence une dimension européenne. Pour répondre à ce défi spatial, il a été décidé de confier à l’armée de l’air cette mission de « souveraineté spatiale » en pleine coopération avec le Centre national d’études spatiales (CNES). En fait, cette coopération existe depuis de nombreuses années, elle est aujourd’hui érigée en véritable politique spatiale nationale. Le choix de l’armée de l’air pour assurer cette mission au profit de l’ensemble des armées permet de s’appuyer sur la continuité entre les milieux aériens et spatiaux et sur une culture spatiale déjà bien ancrée au sein de l’armée de l’air comme en témoigne entre autres l’origine d’une grande partie des spationautes français que vient de rejoindre la lieutenant-colonelle Sophie Adenot, pilote d’hélicoptère au sein de l’armée de l’air. 

La France est dotée d’un Commandement de l’espace (CDE, créé en 2019), qui est un service interarmées. Quelle est la fonction de ce Commandement et comment opère-t-il avec les autres armes (marine et terre) ? 

L’arrêté ministériel du 3 septembre 2019 crée le Commandement de l’espace (CDE) comme Organisme à vocation interarmées (OVIA). À ce titre, son chef, l’officier général commandant de l’espace, reçoit ses directives fonctionnelles du chef d’état-major des armées dont il est le conseiller pour le domaine spatial. Ainsi, le CDE participe à l’élaboration de la politique spatiale militaire qu’il est chargé de mettre en œuvre au profit de l’ensemble des armées. Sur le plan de l’organisation, du fonctionnement, des ressources humaines, de la formation et de l’entraînement des femmes et des hommes placés sous son commandement, il agit sous l’autorité du chef d’état-major de l’armée de l’air et de l’espace.

En matière d’armée de l’air et de l’espace, y a-t-il une pensée stratégique française spécifique qui la distingue de ses alliés ? 

Tout d’abord, le modèle spatial militaire français a fait des émules au sein d’autres pays européens, entre autres en Allemagne.

En France, la dimension militaire de l’espace a été prise en compte depuis de très nombreuses années.

Ainsi, dès le début des années 2000, l’armée de l’air s’est-elle dotée avec le soutien de l’ONERA et de la DGA d’un système de surveillance de l’espace (GRAVES) unique en Europe et qui permet de détecter et suivre en toute autonomie l’évolution de la situation spatiale, y compris les satellites militaires utilisés par les autres grandes puissances. De longue date, les armées françaises ont pu tirer parti de la dualité des capacités spatiales (en particulier dans le domaine des lanceurs) tout en développant les moyens satellitaires spécifiques à la défense pour le renseignement, les télécommunications ou le positionnement de précision.  

Quel est l’usage des satellites et des éléments spatiaux dans la doctrine française d’emploi des forces ? 

Comme exposé supra, les capacités spatiales sont de plus en plus et de mieux en mieux intégrées dans la planification et la conduite des opérations militaires. Comme démontré en Ukraine, l’emploi de satellites de communication sécurisés permet aux différents acteurs opérationnels de s’intégrer dans le cycle de commandement contrôle, conduite, exécution. Il s’agit là d’une capacité essentielle pour assurer la résilience des forces armées et plus généralement celle du pays. De même, le rôle des satellites ou plutôt des charges utiles dédiées au renseignement n’est plus à souligner. Elles sont de plus en plus capables d’agir sur un vaste spectre qui va de l’optique au radar en passant par l’analyse des signaux électromagnétiques, ce qui contribue à l’établissement de véritables bibliothèques au service des agences de renseignement et des armées. Enfin, la navigation de précision permise par des constellations telles que le GPS américain ou Galileo européen est devenue quasiment une seconde nature pour le combattant, ce qui entraîne d’ailleurs une dépendance dont il faut mesurer les risques opérationnels. Ainsi, aujourd’hui, les capacités spatiales font désormais partie intégrante des différentes doctrines militaires et il y a fort à parier que cela va s’accentuer au rythme des technologies numériques et de la miniaturisation des microprocesseurs et des différents composants. 

La question de l’équipement et de l’autonomie stratégique est un sujet crucial. En dépit des appels répétés à la construction d’une Europe de la défense, nombreux sont les pays européens à s’équiper en matériel américain, notamment pour s’adapter aux conformités OTAN. N’est-ce pas là une limite essentielle à la construction d’une politique européenne commune ? 

Il s’agit là d’une question qui dépasse largement le cadre du domaine spatial, mais il est clair que l’accès à l’espace et à son utilisation joue un rôle important dans les rapports de force entre les grandes puissances comme le démontrent les efforts fournis par exemple par la Chine ou l’Inde, sans parler évidemment des États-Unis.

Pour l’Europe, la dimension spatiale a été identifiée très tôt comme un champ de coopération de prédilection.Dans le domaine civil, la création de l’Agence spatiale européenne (ESA) en 1975 a constitué une étape clé de cette construction.

L’évolution du contexte géostratégique marquée par la guerre en Ukraine, mais aussi par les perspectives de compétition/confrontation sino-américaines ont poussé les Européens de se doter en 2023 d’une véritable feuille de route portant sur la sécurité dans l’espace et ouvrant la voie à une réelle stratégie spatiale de défense et de sécurité européenne. Il s’agit là d’une évolution indispensable que l’on peut saluer, mais beaucoup reste à faire. C’est en particulier le cas dans le domaine de l’autonomie d’accès à l’espace et des lanceurs associés. Comme les Américains l’ont vécu il y a quelques années après l’arrêt du programme de navettes spatiales, les Européens sont aujourd’hui confrontés au retard d’Ariane 6 et aux défis du New Space. On ne peut que souhaiter qu’ils soient capables de continuer à harmoniser leurs politiques dans ce domaine pour éviter la fragmentation des efforts qui affaiblirait l’Europe à un moment crucial.

Y a-t-il des enseignements à tirer de la guerre en Ukraine en matière d’usage du spatial ?

Cette guerre de haute intensité qui se déroule sur le sol européen est bien entendu pleine d’enjeux et d’enseignements. Dès les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et l’on pourrait même dire avant, l’attaque des moyens de communication spatiaux indispensables à l’Ukraine et à ses forces armées ont constitué une priorité pour les Russes. Ainsi ont-ils lancé quelques jours avant le début du conflit une cyberattaque de grande envergure contre le principal système de communication ukrainien fourni par la société Viasat à partir d’un satellite géostationnaire. En fait, l’attaque russe du 24 février 2022 a porté non pas sur le satellite lui-même, mais sur les moyens terrestres (Modems) de diffusion des communications du réseau KA-SAT en particulier ceux alimentant l’Ukraine, cherchant ainsi à paralyser les communications gouvernementales et militaires ukrainiennes. Seul un partenariat très étroit avec la société Starlink d’Elon Musk a permis aux Ukrainiens de bénéficier en un temps record des capacités de cette constellation. Un autre enseignement du conflit porte sur le brouillage électromagnétique par les Russes des systèmes de navigation spatiaux du type GPS, déjà rencontré par ailleurs dans d’autres opérations (Kosovo par exemple) d’où l’intérêt de la redondance fournit par le système européen autonome Galileo.

Dans le cadre de la généralisation de l’emploi des drones dans cette guerre, il faut aussi souligner l’importance de communications satellitaires sécurisées pour le contrôle des drones opérant à grande distance. 

Ce conflit souligne entre autres le besoin d’anticipation dans la constitution de systèmes de communication fiables, redondants et résilients aux attaques électromagnétiques et cyber. D’une manière plus générale, cette guerre met en évidence en quelque sorte l’interpénétration et l’interaction des différents domaines de confrontation, terrestres, maritimes, aériens, spatiaux, cyber sans oublier celui de la lutte informationnelle. C’est sans nul doute dans cette dimension multi-domaines / multi-milieux qu’il faut concevoir désormais l’apport des moyens spatiaux à la défense et la sécurité de notre pays, de l’Europe, mais aussi de l’OTAN. 

Les pays européens et singulièrement la France possèdent les talents et les compétences pour porter une ambition spatiale nationale au service d’une autonomie stratégique spatiale européenne. Les énormes investissements consentis pour leurs moyens spatiaux par les grandes puissances, selon leur modèle spécifique, ne peuvent que nous inciter à poursuivre sur les traces des concepteurs des succès spatiaux européens.

L’Europe est à un tournant de son aventure spatiale, il lui appartient de se montrer à la hauteur des enjeux considérables que recèle l’espace, au risque de paraphraser quelques Européens convaincus : « L’Europe du xxie siècle sera spatiale ou ne sera pas… ! »

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À propos de l’auteur
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Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l'école de géopolitique réaliste et pragmatique.

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