<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les trois moments du populisme

30 juin 2017

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Affiche mettant en avant le taux de meurtres qui augmente à Tijuana en raison d’un nouveau développement où de petits revendeurs locaux de méthamphétamine en cristaux se battent pour obtenir un territoire. Photo : SIPAUSA30171253_000004

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Les trois moments du populisme

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Inutile de remonter aux Gracques ni à la Rome antique – ce serait risquer l’anachronisme. Pour que le terme de « populisme » émerge, il faut attendre la Révolution française, il faut que le Peuple devienne souverain. Dès lors, la définition du populisme tient tout entière dans la racine du mot : il s’agit de défendre les intérêts du Peuple, plus encore de s’assurer qu’il est bien le souverain, qu’il détient effectivement le pouvoir et qu’aucune force ne se substitue à lui.

 

Des questions affluent aussitôt : contre qui faut-il défendre le Peuple ? Et comment faut-il le définir ? Les Grecs distinguaient le laos, la masse des soldats dans l’Iliade, l’ethnos, les hommes descendant d’une même origine et partageant des mœurs communes, et le démos, un groupe d’hommes soumis aux mêmes lois. Le deuxième terme renvoie à l‘idée de nation qui, chez un Michelet, est associée à celle de Peuple. Il nous ramène à la Révolution française. Depuis lors le populisme s’est déployé en trois moments.

Le moment russe et américain 

Les spécialistes s’accordent à dire que les berceaux du populisme sont les grands espaces de la Russie tsariste et de l’Ouest américain. En Russie, les narodniks (de narod, peuple) ; aux États-Unis, le Parti du Peuple (People’s Party) fondé en 1891 (voir page 44). Ici les populistes s’enracinent dans le monde paysan. Cela leur vaut une réputation de mouvement d’arrière-garde voire réactionnaire. En Russie, les marxistes du POSDR [simple_tooltip content=’Parti ouvrier social-démocrate de Russie fondé en 1898 et divisé entre bolcheviks et mencheviks.’](1)[/simple_tooltip]refusent l’idée que les moujiks puissent former une classe révolutionnaire, ils n’ont d’yeux que pour le prolétariat. Aux États-Unis, l’échec électoral de Bryan associé aux populistes conduit à l’émergence d’un courant qualifié de progressiste dont l’historien Richard Hofstadter fait l’exact opposé du populisme ; il accuse ce dernier d’être provincial, conspirationniste, nativiste, anti-intellectuel. Une révolte réactionnaire.

Pourtant Lénine retiendra des socialistes révolutionnaires, héritiers des narodniks, l’idée qu’il faut, pour l’emporter, mobiliser les paysans pauvres. À propos des États-Unis, d’autres analystes [simple_tooltip content=’Gene Clanton, Charles Postel.’](2)[/simple_tooltip] voient dans le populisme l’héritier de Jefferson, défenseur des « droits humains » contre le progrès capitaliste et incarnation de la méfiance envers Washington et le pouvoir central. On voit ce que ce « vieux » populisme contenait de modernité et même de prescience.

 

Le moment de l’entre-deux guerre 

Après 1919 le populisme prend un nouveau visage. Faut-il qualifier les fascismes européens de « populistes » ? Après avoir quitté le parti socialiste, Mussolini avait lancé le Popolo d’Italia et l’on pourrait trouver dans le « Fascisme mouvement [simple_tooltip content=’Selon la formule de Renzo De Felice’](3)[/simple_tooltip]», le fascisme d’avant la prise du pouvoir, des points communs avec le populisme. Mais la marche sur Rome (1922) ne fut possible que grâce à un compromis avec les élites en place qui aboutit au maintien de la monarchie. Dès qu’il est aux manettes, le fascisme n’a plus grand-chose à voir avec le populisme, quelle que soit la définition qu’on en donne.

C’est l’Amérique latine qui devient sa terre de prédilection. Dans l’entre-deux guerres il prend des formes de gauche (le Mexique de Cardenas) ou de droite (le Brésil de Vargas, inspiré d’ailleurs par l’Italie de Mussolini). En Argentine, la journaliste Eva Duarte mobilise la foule des «sans-chemises » (descamisados) en faveur du général Peron, qui est élu président en 1945 et qui devient son mari à la fin de l’année. Peron se réclame d’une troisième voie entre communisme et capitalisme libéral, le justicialisme ; il adopte de nombreuses mesures sociales, pratique le patriotisme économique et entretient des relations houleuses avec les yankees. En proie à des difficultés économiques croissantes, il est renversé par un coup d’État en 1955.

Que nous enseigne l’Amérique latine à propos du populisme ? D’abord qu’il s’impose, comme tous les populismes, contre des élites jugées incapables, ici les grands propriétaires de terres et de mines. Fait notable, ces propriétaires et les hommes politiques qu’ils soutiennent sont accusés d’être au service d’intérêts étrangers. Le symbole en était l’ambassadeur des États-Unis en Argentine, Spruille Braden, pris la main dans le sac en train de financer les adversaires de Peron qu’il comparaît en permanence à Hitler. Au point que la campagne électorale de 1945 se fit au son du slogan Braden no, Peron si.

Le populisme prend donc l’allure d’un nationalisme qui combat des élites acquises à l’étranger, estime-t-il. En même temps il amène au pouvoir de nouvelles élites, classes moyennes urbaines, syndicalistes, fonctionnaires et, bien sûr, militaires qui jouent un rôle essentiel dans tous les mouvements de l’époque. Le sous-continent démontre les rapports complexes entre les notions de populisme et d’élite.

La guerre froide met fin au mouvement populiste. Castro pouvait être assimilé aux populistes lors de son arrivée au pouvoir mais il évolue vers le communisme et se place sous protection soviétique, comme si l’on ne pouvait échapper à la tutelle américaine qu’en se plaçant sous une autre tutelle. Par anticommunisme, les militaires latino-américains qui avaient constitué la colonne vertébrale des régimes populistes mettent en place des dictatures pro-américaines, souvent ralliées au libéralisme économique (Chili), que l’on ne saurait qualifier de populistes.

 

Le retour du populisme 

De populisme il n’est plus guère question dans les années 1960 à 1990, du moins dans les pays développés qui s’enrichissent, même après la crise de 1973, où les inégalités régressent, jusqu’à la fin des années 1960, où les élites ne sont guère contestées. En France, « l’élitisme républicain » permet l’essor des technocrates qui passent pour efficaces et désintéressés. Dans le monde dominent les idéologies communiste ou capitaliste-libérale qui ne laissent pas de place à une « troisième voie ».

Le mouvement reprend force dans les années 1990. Trois phénomènes l’expliquent, d’ailleurs liés : la mondialisation, la montée des inégalités et la disparition de l’URSS. La menace communiste avait conduit la classe dirigeante à développer l’État-providence pour éviter la révolution. La peur a disparu et les élites ne sont plus prêtes aux mêmes concessions. À nouveau elles sont sur la sellette, accusées de former « une hyper classe mondiale » et d’accaparer l’essentiel de la croissance au détriment des plus pauvres. La crise financière de 2008 achève de les décrédibiliser. On connaît la suite, de Brexit en élections américaines.

De ce rapide historique quelques conclusions peuvent être tirées.

Il démontre d’abord l’extrême diversité du populisme, de gauche ou de droite, traditionnaliste ou révolutionnaire, mobilisant les paysans, les ouvriers ou les classes moyennes, arrivant au pouvoir par la force ou par les urnes et en étant chassé par les urnes ou par la force. Cette variété a pu faire douter de l’existence du populisme – qu’en reste-t-il finalement, un terme vague, un presque rien, une insulte…

Il existe pourtant des points communs entre tous les mouvements populistes : la présence d’un leader charismatique ; la mise en cause des élites accusées de ne plus se soucier du peuple-nation ; la capacité à s’appuyer sur les milieux les plus défavorisés tout en attirant de larges portions de la classe moyenne et même de nouvelles élites, en une logique trans-classiste étrangère au marxisme ; la critique du capitalisme libéral ; les doutes sur le fonctionnement de la démocratie que l’on soupçonne d’être confisquée par les élus.

Le rapport à la démocratie constitue l’un des aspects les plus originaux du populisme. Il pourrait même être défini comme un extrémisme démocratique, il se réclame d’une démocratie idéale contre la démocratie réelle qui est généralement représentative. C’est pourquoi il existe des moments populistes : ils se produisent quand la démocratie est en crise, quand les inégalités sociales s’aggravent, quand les élites préfèrent leurs biens au bien commun et étalent leur richesse et leur sentiment de supériorité. Tel était le cas dans le troisième tiers du XIXe siècle, dans l’entre-deux guerres et aujourd’hui.

Les trois moments du populisme coïncident avec les trois grandes dépressions que le monde occidental a traversées depuis 1873, et leur reflux accompagne les relances économiques de la fin du XIXe siècle et de l’après Seconde Guerre mondiale. Tant que la croissance économique, le progrès social et la solidarité nationale ne redémarreront pas, le populisme aura de beaux jours devant lui malgré les échecs qu’il a subis en 2017.

 

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Pascal Gauchon

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