<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les sociétés militaires privées, illustration des tensions de l’ordre international

25 mars 2023

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : DONETSK, DONETSK PEOPLE'S REPUBLIC - JUNE 9, 2022: Moroccan national Saaudun Brahim (R) who is facing criminal charges in connection with his fighting as a foreign mercenary in the Ukrainian Armed Forces is escorted to a sentencing hearing at the Supreme Court of the Donetsk People's Republic (DPR). The court has sentenced the Moroccan man to death penalty. The DPR Prosecutor-General's Office has stated that the defendant has been found guilty of crimes under three articles of the Criminal Code of the Donetsk People's Republic. Earlier, the DPR Prosecutor-General's Office said that the defendant could face death penalty. Vladimir Gerdo/TASS/Sipa USA/39813412/DF/2206091721

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Les sociétés militaires privées, illustration des tensions de l’ordre international

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Les sociétés militaires privées (SMP) se sont installées dans le débat politico-médiatique depuis le 11 septembre 2001 en raison des enjeux et des questions que soulève leur utilisation dans des missions traditionnellement dévolues aux armées. Selon le département de la défense (DoD) des États-Unis, trois grands types de missions sont externalisés : les opérations d’information, les activités de logistique et de reconstruction, et les opérations de sécurité.

Éric Pomès, doyen de la faculté de droit et d’économie, McF de l’ICES, HDR, CRICES, epomes@ices.fr

Matthieu Grandpierron, directeur de la licence de science politique, McF de l’ICES, CRICES, m-grandpierron@ices.fr

Le développement de ces « entités commerciales privées qui fournissent des services militaires et/ou de sécurité » (Document de Montreux) coïncide avec la mutation des conflictualités et l’application, après la guerre froide, de la logique néolibérale du New Public Management à la défense. Cette externalisation de la guerre s’explique par le recentrage des armées sur des missions dites essentielles, l’insuffisance de certaines forces armées, l’emploi des sociétés militaires privées (SMP) comme moyen de coercition non attribuable à l’État, l’aversion pour les populations des pertes militaires et la recherche de profits par les actionnaires des SMP. Cela conduit à s’interroger sur les différents effets de la « privatisation » (externalisation) de la guerre sur l’ordre international et sur le droit international.

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La saisie par le droit des actions des SMP

De nombreuses violations du droit international humanitaire et des droits de l’homme, attribuées à des SMP, ont été rapportées (attaques indiscriminées, trafics sexuels…). Cela pose la question de l’imputation à un État (recruteur, hôte ou d’origine), selon les règles de la responsabilité internationale, des comportements des employés des SMP.

La réponse à cette hypothèse ne dépend pas de l’intégration d’une SMP dans la structure étatique. En droit international, les États engagent leur responsabilité, pour les actes officiels de leurs organes et agents, mais aussi pour les actes de personnes ou d’entités privées auxquelles ils ont délégué certaines tâches ou qui agissent sous leur contrôle. Or, l’établissement des responsabilités des États et/ou des SMP s’avère complexe en raison notamment d’une chaîne de commandement entre la SMP et son client souvent floue.

Néanmoins, la responsabilité d’un État peut aussi reposer sur la violation d’une obligation d’agir avec la diligence requise (due diligence). L’engagement de la responsabilité de l’État reposera sur l’absence de mesures adéquates pour contrôler les SMP et prévenir, enquêter, punir ou réparer leurs violations du DIH ou du DIDH. Le contrat entre le gouvernement américain et l’entreprise américaine CACI portant sur la fourniture d’interrogateurs affectés à la prison d’Abu Ghraibillustre ce défaut de contrôle étatique.

Outre cette question de responsabilité, la qualification juridique de ces employés se révèle complexe : sont-ils des mercenaires, des combattants, des civils ? Politiquement, ils sont souvent qualifiés de « mercenaires » afin de délégitimer et de susciter une aversion envers leurs actions. Ce discours moral cache une attaque envers l’État qui les soutient ; la critique des actions de Wagner en Afrique vise ainsi à délégitimer la politique étrangère africaine de la Russie. Pourtant, en vertu du droit international, ni les SMP (seules les personnes physiques peuvent être qualifiées de mercenaires), ni leurs employés (n’œuvrent pas dans un conflit armé spécifique, ne participent pas forcément directement aux hostilités et ne sont pas nécessairement motivés par un avantage personnel et financier) ne peuvent être qualifiés de mercenaires. Par conséquent, les employés des SMP, dans le cadre d’un conflit armé, pourront relever, très schématiquement, soit du statut de combattant au sens juridique soit du statut de civil.

Cette qualification rejaillira inévitablement sur la responsabilité pénale de ces employés. Si rien n’empêche d’engager celle-ci devant des tribunaux nationaux ou la Cour pénale internationale, force est de constater l’existence d’une impunité, c’est-à-dire l’absence de la mise en cause de leur responsabilité pour les violations commises. Cette impunité peut être soit passive (impunité de facto), soit active (impunité de jure). Ces deux types d’impunité s’appliquent aux SMP en raison d’obstacles politiques[1], ou de systèmes judiciaires défaillants des États où opèrent les SMP, voire une absence de volonté politique de les poursuivre.

L’externalisation pose ainsi la question de son encadrement juridique qui paraît, pour l’heure, succinct et se compose davantage de soft law que de hard law. Toutefois, les normes existantes se montrent suffisamment flexibles pour s’adapter aux activités des SMP. Les difficultés se révèlent ainsi moins juridiques que politiques.

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Les SMP révélateurs de l’ordre international libéral et de ses contestations

Les questions juridiques dominent les débats sur les SMP éclipsant à tort la dimension politique. Les discours des uns et des autres montrent pourtant que cette dimension est sous-jacente aux débats juridiques. Les discours russes et chinois sur les opérations américaines en Irak et en Afghanistan critiquaient leur dimension de nation building en arguant que les actions des SMP américaines participaient à la déstabilisation régionale. De même, les discours occidentaux cherchent à légitimer leur recours aux SMP et à délégitimer leur usage par la Russie en montrant que les premières exercent une fonction pacificatrice alors que les secondes véhiculeraient l’insécurité de la politique étrangère russe.

Cette dimension de puissance se retrouve dans l’intention des États d’utiliser des SMP pour éviter les accusations d’impérialisme. L’externalisation participe pourtant à la défense américaine de l’ordre international libéral par un impérialisme informel qui consiste à conserver la souveraineté de jure des États (absence de politique néocoloniale territoriale) tout en faisant pression pour une conversion au modèle libéral[2]. Cela peut justifier des engagements militaires contre des États considérés comme récalcitrants.

L’externalisation s’intègre dans des « guerres de substitution » (surrogate warfare) dans lesquelles un État se déleste du fardeau de la guerre, partiellement ou totalement, sur un délégué[3] ; les SMP jouent alors le rôle de proxy comme l’illustrent les actions de Wagner en Ukraine et en Afrique. Les SMP s’inscrivent donc dans le cadre de politiques d’influence qui, combinées avec le lawfare, participent de la guerre hybride ; ce qu’illustrent les tentatives pour les interdire ou les réguler. Selon Martti Koskenniemi, le discours juridique international et l’activité normative résultent d’une contestation hégémonique dans le sens où l’expression d’une règle objective et universelle n’est que l’expression des intérêts d’un acteur particulier dans un certain contexte sociopolitique[4]. Les discussions entourant les SMP répondent à cette vision puisque certains acteurs défendent un point de vue prétendument objectif et universel, tout en accusant les autres acteurs d’avoir des positionnements subjectifs[5]. Alors que certains, notamment les États d’origine des SMP, estiment suffisantes les normes en vigueur, d’autres, notamment les Nations unies et les ONG, réclament l’adoption de nouvelles. Or, l’adoption de règles encadrant les activités des SMP se révèlerait illusoire, car trop normatives pour les plus puissants alors que le droit actuel serait impuissant, car trop politique. Tous ces éléments s’imbriquent dans le mouvement d’évolution de la conflictualité.

Un renouvellement du contrôle de la violence légitime ?

L’externalisation participe à la transformation des conflictualités. Si l’emploi de forces privées jalonne l’histoire, l’idée du monopole étatique de la violence naît avec la paix de Westphalie. Or, l’emploi des SMP oblige à repenser ce monopole de la violence légitime, car l’externalisation leur octroie un degré d’autonomie dans l’exécution des missions menant à une certaine perte de contrôle du délégant (État). L’idée de Weber ne s’entend plus comme le monopole du déploiement des forces armées (et policières), mais comme un contrôle juridique de l’État sur les acteurs auxquels il délègue la violence[6].

Le contrôle se retrouve ainsi au centre des controverses relatives à la délégation des opérations de sécurité ou de défense. L’évaluation de l’externalisation nécessite de prendre en compte l’autorité qui décide du déploiement des forces (contrôle politique), la capacité des forces à relever les défis contemporains de la Communauté internationale (contrôle fonctionnel) et le respect, quel que soit le type de forces (privées ou publiques), des valeurs internationales dominantes (contrôle social). L’acceptabilité et l’efficacité de l’externalisation obligent le délégant à veiller au respect de ces trois dimensions[7]. Cela s’avère d’autant plus important que les SMP, comme l’illustrent les débats relatifs au rôle du groupe Wagner en Ukraine ou au Mali, agissent comme outil de politique étrangère.

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[1] Clauses d’immunité en Irak par le Coalition Provisional Authority Order 17 du 27 juin 2004 (section 5, 3).

[2] J. E. Thomson, Mercenaries, pirates, and sovereigns: state-building and extraterritorial violence in early modern Europe, Princeton, Princeton University Press, 1994.

[3] A. Krieg et J.-M. Rickli, Surrogate warfare: the transformation of war in the twenty-first century, Washington, Georgetown University Press, 2019.

[4] M. Koskenniemi, The politics of international law, Oxford, Hart, 2011, p. 35-75.

[5] K. Sorensen, « The politics of international law: the life cycle of emerging norms on the use and regulation of private military and security companies », Griffith Law Review, 2017, vol. 26, n° 1, p. 89-127.

[6] E. Krahmann (éd.), New Threats and New Actors in International Security, New York, Palgrave Macmillan US, 2005, p. 204-211.

[7] D. D. Avant, The market for force: the consequences of privatizing security, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 4-7.

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