Encore un livre sur l’espionnage par les sbires du Kremlin ? Oui, mais un très bon livre. Cet ouvrage doit être recommandé aux néophytes qui souhaitent acquérir d’emblée une vue synthétique des activités et des méthodes des services russes et soviétiques d’hier et d’aujourd’hui. Andreï Kozovoï nous offre en effet un panorama des principales actions et affaires connues, replacées avec soin dans leur contexte géopolitique, ainsi qu’une analyse fine des mécanismes de l’espionnage « russoviétique » dirigé contre l’Occident, centre de gravité des préoccupations de Moscou.
Andreï Kozovoï. Les services secrets russes des tsars à Poutine. Paris, Tallandier, collection Texto, mai 2022, 607 pages.
Cet inventaire, essentiellement considéré sous l’angle de la manipulation des sources humaines, n’est pas une vue depuis l’intérieur du système. Faute d’accès à des sources secrètes ou inédites, il ne contient pas non plus de révélations fracassantes, mais il ne doit pourtant pas être négligé par les experts, car les interactions qu’il met en évidence dans la conduite des affaires de l’État entre le monde du renseignement et la sphère politique montrent combien est précieuse la connaissance intime du monde russe et pertinente son application à un sujet d’étude plutôt monopolisé par des spécialistes occidentaux du renseignement ou des relations internationales. Quoique venant du froid, l’auteur n’est pas un ancien « guébiste » et cela saute aux yeux, du fait de quelques erreurs ou approximations mineures que ne commettrait pas un homme de l’art. C’est ce qui fait toute la valeur de son étude des services de renseignement, car son jugement n’est pas biaisé par la nostalgie d’une appartenance passée ni marquée par le dépit d’une foi reniée. L’auteur n’écrit pas la légende dorée des services « russoviétiques » au nom de la Sainte-Russie, du pays des soviets ou de la Russie poutinienne. Sachant néanmoins fort bien de qui et de quoi il parle, ses déductions ou conclusions font mouche à chaque coup.
Ce livre est en outre d’une grande actualité et la présente édition survient à point nommé, juste après le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne. Sur fond de corruption et de délitement du système, les événements actuels attestent pour le moins que les vieilles recettes qui firent la gloire du KGB ne sont pas oubliées : alimentation de la paranoïa des dirigeants, recours permanent à l’argument de la provocation, menaces d’emploi des armes bactériologiques et chimiques.
Plus ou moins explicitement, trois questions fondamentales sont posées : 1/ Le rôle et le fonctionnement des services de renseignement et de sécurité dans un système totalitaire accréditent-ils la thèse d’un État dans l’État ? 2/ En dépit des preuves accablantes livrées par des milliers d’affaires d’espionnage et des dizaines de déflecteurs venus de l’Est, l’Occident a-t-il jamais compris l’attitude et les intentions des dirigeants russes ou soviétiques à son égard ? 3/ Qu’a été la France de la seconde moitié du XXe siècle pour les services secrets « russoviétiques » ?
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La place des « organes » dans l’État
Ce livre est d’abord, sur fond de fresque historique, une petite anthologie de l’espionnage « russoviétique ». C’est une rétrospective lumineuse de deux siècles d’efforts pour guigner le dessous des cartes et pour tricher au jeu, avec constance et sans vergogne. Il contribue donc à explorer avec talent la face cachée de l’histoire et de la psychologie russes, qui, contre toute logique, voulaient et veulent encore faire de l’espionnage non seulement un appoint, mais le nerf de la guerre, l’arme absolue pour gagner la guerre, gagner toutes les guerres. La filiation des services d’espionnage et de sécurité depuis Ivan le Terrible nous montre le perfectionnement progressif d’un système étendu de renseignement politique et militaire à l’extérieur, de surveillance des étrangers et de contrôle de la population à l’intérieur. Mais l’objet du livre est bien le renseignement extérieur et pas la répression intérieure conduite par les services de sécurité proprement dits.
Cet ouvrage est également d’actualité, car il nous aide à comprendre pourquoi et comment les services secrets et de sécurité « russoviétiques », familièrement appelés les « organes », ne sont pas une émanation simplement stalinienne ou poutinienne, mais bien l’expression et l’instrument d’une culture du pouvoir autoritaire et il en tire « les conclusions qui s’imposent sur la continuité entre la Russie d’hier et celle d’aujourd’hui ».
Pour ce qui touche au passé, l’auteur retrace les grandes affaires d’espionnage Est-Ouest et les réformes qui affectèrent les services secrets « russoviétiques ». Il décrit ces services, à l’instar de tous les grands services secrets de la planète, comme une source d’information et une courroie de transmission. Il souligne combien ces services ne sont pas seulement l’œil qui épie et la main qui étrangle, mais ont également voix au chapitre, agissent comme communicants ou « influenceurs » au nom, voire en lieu et place du politique.
L’évocation des grands classiques est sans surprise, qu’il s’agisse des « Cinq magnifiques » de Cambridge, de Richard Sorge, de l’Orchestre rouge ou des époux Rosenberg et autres filières de l’espionnage atomique aux États-Unis et au Canada (y compris à travers l’opération « Venona »), autant d’études de cas centrées sur les officiers traitants et les agents, sur les méthodes des services secrets soviétiques plutôt que sur les avatars techniques et les polémiques politiques.
Contrairement à toute une littérature apologétique en provenance de l’Est ou inspirée par ses services, ce livre n’est pas une « défense et illustration » du travail des tchékistes, pas plus qu’il ne surestime le rôle des services secrets dans la décision politique. C’est une œuvre narrative et de réflexion qui pose les vraies questions sur la possibilité d’écrire une histoire vraie des services secrets dont l’essentiel des archives demeure jalousement fermé des décennies après les événements, sans parler de la fiabilité incertaine des témoignages et des rares documents rendus disponibles. A. Kozovoï se penche en particulier sur la pertinence douteuse d’une image du KGB comme un État dans l’État. L’interrogation est centrale dans le livre, car l’auteur la pose à plusieurs reprises sans parvenir à trancher. Pour le moins, les services secrets ont nourri et entretenu les délires et obsessions du Kremlin, son complexe obsidional et ses tendances paranoïaques, la crainte récurrente d’une attaque nucléaire américaine préventive. On comprend néanmoins que la réponse varie dans le temps. Comme l’URSS elle-même, ses services secrets extérieurs, colosse aux pieds d’argile, se donnèrent une importance surdimensionnée. Ils épuisèrent et dévoyèrent une partie des meilleurs cerveaux du pays pour des travaux et des résultats bien incertains. Ils contribuèrent à gagner des batailles, mais leurs revers stratégiques furent innombrables. Ils se montrèrent notamment impuissants à éviter les purges sanglantes dans leurs rangs, à anticiper l’opération « Barbarossa », à contrer le démantèlement de l’URSS et l’élargissement de l’OTAN.
L’adversaire principal
À la question de savoir si l’idéologie communiste a ou non joué un rôle secondaire dans l’action des espions soviétiques, l’auteur répond également de manière nuancée, à la fois en considération de la filiation russe des services soviétiques et de leur devenir dans la Russie post-communiste.
Sous Poutine, les services de renseignement et de sécurité (SVR, GRU, FSB) ont retrouvé des couleurs et un champ d’action élargi, de la cyberguerre aux nouveaux agents d’influence, en passant par la porosité financière avec la criminalité organisée. « Je voudrais mettre en garde les Américains. Vous êtes un peuple très naïf dès lors qu’il s’agit de la Russie et de ses intentions. Vous pensez que, depuis la disparition de l’Union soviétique, la Russie est devenue votre amie. Ce n’est pas le cas… ». Cet avertissement d’un défecteur du SVR en octobre 2000 ne vaut pas que pour les Américains et il mettra plus d’une décennie avant d’être compris. Le réveil a incontestablement été douloureux et la prise de conscience encore incomplète jusqu’à aujourd’hui, car les Russes sont et resteront des adeptes du double discours.
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Outre la nostalgie éprouvée pour le passé soviétique, ce qui crée une menace persistante, c’est l’esprit de revanche et la volonté de prouver que la Russie n’a pas perdu la guerre froide. L’auteur renvoie à la « difficulté fondamentale des Russes à concevoir un Occident qui ne soit pas un adversaire ou un allié de circonstance » et souligne à juste titre que « l’habitude de voir dans l’Occident le bouc émissaire des problèmes russes est bien ancrée dans les mentalités ». Aujourd’hui, si les États-Unis demeurent par essence « l’adversaire principal », l’OTAN et les institutions européennes comptent plus que jamais parmi les cibles privilégiées des services secrets russes.
Comme Dieu en France
La France tient une place particulière dans l’ouvrage, non pas tant par le rappel de l’affaire « Farewell » que parce que, plaque tournante de l’espionnage soviétique dans les années 1920, elle offrait, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et au moins jusqu’en 1969, un terrain de chasse privilégié aux services spéciaux soviétiques. Les secrets technologiques n’y étaient pas plus pointus ni les orientations politiques plus stratégiques qu’ailleurs, mais le recueil de renseignements y était moins risqué, les agents plus nombreux et plus faciles à recruter, parce que les services soviétiques s’y sentaient plus à leur aise et que les incidents diplomatiques y étaient toujours plus vite et plus discrètement réglés, sans compter sur l’appui d’un parti communiste toujours prêt à donner un coup de main, contrairement aux légendes sur sa prudente réserve. Par tropisme anti-américain d’une partie de la classe politique, le pouvoir y est indubitablement resté longtemps plus accommodant qu’ailleurs envers les espions rouges, d’où en 1983 le « divorce avec un pays qu’il (le renseignement soviétique) considérait comme définitivement acquis à sa cause ». Mais avant et après elle, d’autres pays occidentaux ont aussi été des victimes de choix de l’espionnage soviétique et les dupes de la fausse bonne volonté de l’URSS, qu’il s’agît de la dissolution du Komintern, de la pénétration de l’OSS, de l’Ostpolitik allemande ou de la promotion de la détente Est-Ouest – pour les Soviétiques « un blanc-seing à la diffusion du modèle communiste dans le monde ».
Un vocable entré dans les mœurs
Kozovoï évoque bien entendu les actions d’envergure des services secrets qui accompagnèrent l’expansion stratégique de l’URSS vers le Tiers-Monde, leur soutien aux mouvements révolutionnaires en vue de l’affaiblissement des démocraties occidentales, l’assistance aux coups d’État, l’aide aux services des pays frères pour l’élimination des opposants, le « flirt avec le terrorisme » palestinien ou d’extrême gauche. Il retrace la tradition et explicite les notions d’agent provocateur, agent de pénétration et agent d’influence. Il traite des mécanismes et vecteurs des opérations de désinformation (« mesures actives »), plus ou moins abouties et couronnées de succès, visant en particulier la déstabilisation ou la décrédibilisation de personnalités politiques occidentales. Il ne passe pas sous silence la persistance des « affaires humides » désignant la liquidation des déflecteurs et l’élimination des opposants.
Mentionnons pour mémoire seulement l’excellent traitement des évolutions et des réformes ayant affecté à maintes reprises les services « russoviétiques », de « l’âge d’or » des années 1930 à l’élection d’un pape polonais et de Ronald Reagan qui mirent fin à une période « où le monde allait dans le sens du KGB ». Au gré des modifications de l’ordre politique et économique mondial, l’URSS puis la Russie, en proie à une crise d’identité comme au début des années 1990, ont été souvent contraintes de revoir leur stratégie et de changer leurs priorités, d’afficher des pseudo-métamorphoses dans un contexte le plus souvent chaotique.
Enfin, ce livre fait une place non négligeable au traitement de l’espionnage par les films et les séries dans les deux blocs depuis un siècle. Il s’agit là sans doute du chapitre le plus original d’un livre consacré à l’histoire des services secrets russes et soviétiques. L’auteur a pris soin de ne pas traiter comme des « Jamesbonderies » les grandes affaires d’espionnage qu’il a évoquées précédemment, se réservant d’analyser dans ce chapitre particulier comment fantasme et réalité interagissent dans l’appréhension et le décryptage du monde souterrain que la défunte Allemagne de l’Est appelait le « front invisible ». Le film d’auteur exploite et renforce l’imaginaire qui baigne la perception de l’espionnage, car, sans doute davantage que les mémoires d’espions ou les romans d’espionnage, il expose à un vaste public les ressorts, les ruses et les techniques de cette inavouable profession. Les États utilisent les films et les séries pour diffuser leur version des faits et en véhiculer leur interprétation. Les services spéciaux s’en servent pour instruire leurs stagiaires et le cinéma est assurément à l’origine de nombre de vocations d’espion. Andreï Kozovoï en apporte la démonstration.
S’il faut émettre quelques critiques, disons que cet ouvrage en mérite fort peu. Il comporte un côté pratique qui fait défaut à bien des livres sur les services spéciaux, car il est doté d’annexes destinées à en faciliter la compréhension et utiles pour des recherches ponctuelles : index des noms, bibliographie et filmographie conséquentes, liste des sigles et abréviations, glossaire, mais aussi sitographie, organigrammes simplifiés et chronologie sommaire. Ces instruments, le plus souvent empruntés à des ouvrages déjà publiés, ne nous apprennent rien de neuf sur les services « russoviétiques ». Ils ne sont pas remarquables, dans la mesure où les définitions proposées ne sont pas toujours en harmonie avec les concepts utilisés à bon escient dans le corps du texte lui-même. On relève ainsi quelques obscurités et confusions à propos de notions mal maîtrisées comme celles d’illégal, de clandestin ou d’agent triple. C’est ce détail qui nous fait dire que l’auteur et ses relecteurs ne sont pas « du bâtiment ». Nous n’en donnerons qu’un seul exemple, tiré de la page 352 : un illégal ne saurait être un fonctionnaire ou un employé de nationalité russe ou soviétique travaillant dans la représentation à l’étranger d’une société d’État comme Sovexportfilm, ni même d’une société privée russe.
Passons sur quelques rares impropriétés (Académie du renseignement étranger au lieu de renseignement extérieur) ou parti-pris malheureux (la GRU au lieu du GRU, socio-traître au lieu de social-traître, khoziaïn traduit par « le Maître » et non pas « le patron » comme c’est l’usage pour Staline). En matière d’organigrammes des services secrets, le spécialiste reste cependant sur sa faim, car le livre ne donne pas de l’organisation des services de renseignement une vue différente ou plus complète que ce qu’on sait déjà. Tous sont empruntés à des ouvrages parus au tournant des années 1980-1990 et ne sont pas amendés par les informations fragmentaires mais cependant intéressantes qui figurent pourtant ça et là dans les différents chapitres.
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