Les racines du baobab. La construction d’une identité nationale à Madagascar

24 juin 2023

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Les racines du baobab. La construction d’une identité nationale à Madagascar

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Madagascar mène, depuis l’accession au pouvoir du président Andry Rajoelina en 2018, l’écriture d’un roman national. De la politique culturelle à la diplomatie, l’élan nationaliste s’exprime dans plusieurs champs. Écran de fumée ? Cache-sexe de l’impuissance politique ? Ou bien brillante invention d’un destin collectif ? La revendication identitaire de la Grande île se heurte toutefois à quelques embûches et occasionne des frictions avec la France. 

« Une île est toujours la veuve d’un continent » disait Aimé Césaire. Madagascar, dont la terre est rouge sang comme pour exprimer sa souffrance d’avoir été arrachée du continent, incarne cette singularité proprement insulaire, à laquelle tout étranger arrivant sur l’île est confronté. Le problème remonte aux origines du monde. Placé au centre de l’immense Gondwana, Madagascar se serait détaché, pendant la dérive des continents, de l’Afrique à l’ère primaire, puis de l’Inde à l’ère secondaire. En résultent une faune et une flore unique au monde et une rencontre de deux populations, l’une venue d’Indonésie et l’autre d’Afrique. Un creuset ethnique qui faisait dire au premier président de la République, Philibert Tsiranana, non sans humour, que « Les Malgaches sont les seuls véritables Afro-asiatiques ». 

Madagascar, un monde à part

Ni tout à fait partie de l’Afrique, ni tout à fait en dehors, Madagascar est une terre de paradoxes étranges. Île-continent reléguée dans les confins du monde, flottant au bord de l’Océan, immensité enfermée, un cosmos en réduction, à la fois Eden et prison, rêve et cauchemar ; l’île comme une sorte de vaisseau-monde fiché au large du Mozambique, une arche de Noé fantastique, où les arbres ont des branches qui ressemblent à des racines, où les animaux, du aye-aye maléfique à la splendide mantelle dorée, semblent sortis du cabinet de curiosités d’un démiurge sous substance, où la nature ressemble à une « forêt ivre » (Gérald Durrell) qui mêle étrangement les frondaisons de plantes tempérées, tropicales et subtropicales, où l’arbre du voyageur voisine avec l’euphorbe, le flamboyant avec le palmier plume ; ivresse de couleurs aux émanations magiques et morbides, divines et pourries, où l’on retourne les morts au milieu des chants et des danses, où l’on brûle la forêt enchantée avec une frénésie de pyromane : la Grande île est au confluent géographique, culturel et historique de plusieurs mondes. Un pays hors du temps, hors du tourisme de masse, hors des sentiers battus. C’est cette identité chatoyante qui a façonné l’être collectif de la nation malgache. C’est là que bat le cœur du pays, et que se joue son constant désir d’unité autant qu’un farouche besoin d’indépendance. 

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Isika Malagasy (« Nous les Malgaches »), entend-on à tout bout de champ dans la Grande île. La formule rend compte d’une conscience de groupe, qui différencie les autochtones des étrangers (vazaha). De fait, « Être insulaire, être né dans une civilisation d’îles, cela veut dire qu’on est séparé, éloigné, écarté des autres » écrit Le Clézio1. Et pourtant, cela suffit-il à créer une identité nationale, qui s’étende des Hautes Terres vermillon jusqu’aux rives lointaines de la Grande île ? L’unité d’un peuple demande plus qu’une tournure de phrase. Elle doit s’incarner dans une geste glorieuse, dans la noblesse des héros, dans les collines enchantées du paysage, dans une fresque recomposée dont on aura exhumé les traces du fond des âges. « Une nation est une âme, un principe spirituel », rappelle Ernest Renan. L’identité nationale procède d’un roman dont le président a la charge de faire le récit. C’est à ce prix que les vivants seront prêts à mourir pour la terre. Son histoire est son ciment. Sans récit pas de ferveur, sans récit, pas de patriotisme, sans récit, pas de nation. La fierté nationale est d’abord une question d’écriture. 

« De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé », écrit Simone Weil2. Passionné d’histoire, le président Andry Rajoelina est conscient de cela et en a même fait un leitmotiv de sa politique. Depuis son élection fin 2018, il n’a eu de cesse de vouloir faire vibrer la corde patriotique de la population en teintant ses discours de ferveur identitaire. Celui qui se décrit comme un « révolutionnaire nationaliste » égrène des formules du type « refonder l’identité nationale », « défendre notre souveraineté » ou « rendre leur fierté aux Malgaches ». C’est peu dire qu’il s’attelle à la mission avec énergie. Mais un grand roman national ne se forge pas en un jour. Sa vocation centralisatrice, sa puissance symbolique et son ancrage dans l’imaginaire collectif résultent d’une symphonie complexe et subtile. À Madagascar, malgré l’ardente énergie du chef d’orchestre, des fausses notes viennent parfois compliquer la donne.  

La politique culturelle à Madagascar : un enjeu d’avenir pour le pays au passé perdu

L’un des fers de lance de la politique culturelle est la reconstruction du Rova, le Palais de la Reine. Perchée sur la plus haute des collines d’Antananarivo, l’enceinte royale domine la capitale. Il s’agit du lieu de résidence des derniers rois et reines de Madagascar et symbolise l’indépendance de la Grande île avant son annexion par la France en 1895. Bijou architectural et historique, le Rova constitue aussi un symbole de la spiritualité malgache. L’édifice avait été ravagé par un incendie en 1995. Si les travaux de rénovation du Palais se sont achevés en 2020, une série d’autres bâtiments dans l’enceinte royale sont encore en cours de restauration. 

Le site devrait ouvrir au public d’ici au 26 juin 2023, jour de célébration de l’indépendance du pays dont Andry Rajoelina espère faire un moment d’unité nationale. Une perspective ternie toutefois par la polémique sur la construction dans l’enceinte royale du Rova d’un amphithéâtre aux airs de colisée romain, planté face à l’ancien palais. L’arène en béton d’une capacité de 400 places accueillera des représentations qui raconteront l’histoire de l’Île rouge. Mais pour forger un roman national, tout n’est pas bon à prendre. Une bévue sèmera la discorde aussi sûrement que les nuages cachent le soleil3. Pourquoi convoquer les toges de patriciens romains au pays des baobabs ? Ce romanisme de carton-pâte a-t-il sa place dans la construction identitaire du mystère malgache, déjà si prodigieusement riche en symboles ? L’incongruité de cette structure suscite de vives polémiques, car beaucoup y voient un sacrilège du site royal. Béton contre granit, modernisme contre sacré, Disneyland contre l’histoire, ersatz d’antiquité romaine contre tradition malgache du XIXe siècle : le mélange ne prend pas. D’autant que le site est en cours d’instruction pour figurer au Patrimoine mondial de l’UNESCO, une candidature que ce monument risque d’invalider. 

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Le président peut néanmoins se targuer d’autres succès symboliques pour refonder l’identité malgache. Parmi eux, le retour en grande pompe de la couronne du « dais » de la dernière reine malgache, Ranavalona III, qui gouverna l’île entre 1861 et 1917, celle-là même qui fut à la pointe de la résistance à la pénétration coloniale française. La coiffe de zinc doré garnie de velours ocre et grenat, qui trône dans une vitrine au premier étage du Rova, séjournait au Musée des Invalides à Paris depuis 1910. Le joyau fut remis par la France à Antananarivo le 5 novembre 2020, à la faveur d’une mise en dépôt, c’est-à-dire d’un prêt de long terme (cinq ans). Pour la ministre de la Culture, Lalatiana Rakotondrafazy, il ne fait aucun doute que cette mise en dépôt aboutira à une restitution permanente4, bien que ce transfert a suscité le courroux de certains élus en France qui dénoncèrent l’absence de concertation avec le Parlement. 

Après le dais de la reine, une autre demande de restitution est en cours par les autorités malgaches. Elle concerne trois crânes de guerriers Sakalava, emportés, semble-t-il par l’armée française après la bataille de 1897 entre les troupes coloniales et les Sakalava, un peuple de la côte ouest de l’île. « Tant que ces crânes n’auront pas été restitués, le peuple Sakalava ne pourra pas faire son travail de deuil » explique la ministre de la Culture. Madagascar souhaite récupérer ces reliques en 2023, année qui correspond à une fête célébrée tous les 7 ans par les Sakalava. 

La question des œuvres culturelles 

Les pourparlers sont toutefois suspendus au calendrier législatif français. Près de six ans après le discours controversé d’Emmanuel Macron à Ouagadougou, au Burkina Faso, dans lequel le président plaidait pour « des restitutions » à l’Afrique et rompait avec le principe d’inaliénabilité des collections nationales5, un rapport publié le 27 avril dernier est en passe de changer la donne. Le document de 80 pages, commandé par Macron à l’ancien président du Louvre Jean-Luc Martinez, encadre la future loi-cadre sur les restitutions des biens culturels à leurs pays d’origine. Cette loi sera soumise au Parlement début 2024. Si elle est validée, elle encadrera beaucoup plus fermement les procédures de restitution par la France, mettant notamment fin au « fait du prince » et aux logiques diplomatiques. Si cette future loi n’offre aucune garantie de voir aboutir la demande d’Antananarivo au sujet des trois crânes, ni même aucune des nombreuses demandes de restitution sur le continent6, elle posera des bases propices aux discussions. 

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Le gouvernement a fait de ces restitutions une clé de voûte de l’écriture identitaire de la Grande île. Pourtant, cette dernière ne possède-t-elle pas d’autres trésors à exhumer pour mettre en valeur le patrimoine malgache ? En s’arc-boutant sur les responsabilités de l’ancienne puissance coloniale, les autorités risquent de céder à la tentation de tout miser sur la récupération des objets convoités. Il est certes plus facile d’en appeler à la réparation du passé en pointant les supposés coupables que de s’attacher à valoriser le patrimoine existant, d’exalter une identité d’opposition plutôt que d’inventer une identité d’adhésion. Améliorer les conditions de vie de ses administrés, préparer l’avenir et imaginer le destin de son pays est une tâche plus difficile que d’instituer le procès des colonisateurs, soixante ans après l’indépendance. L’Algérie ne parvient pas à empoigner les vrais défis, toujours aux prises avec les exigences de réparation. La crispation identitaire devient alors le voile pudique des faillites politiques. Reconnaissons toutefois au président actuel le mérite de ne pas se contenter du roman patriotique et d’œuvrer sur tous les fronts du développement à travers maints chantiers prometteurs7. 

La posture du non-aligné : une ligne de crête diplomatique

Outre la politique culturelle, il est un autre domaine où s’exprime l’affirmation du nationalisme « à la malgache » du président Andry Rajoelina, à savoir la politique étrangère. Lors du vote à l’ONU le 2 mars 2022, Madagascar a fait partie des 35 pays à ne pas avoir condamné l’agression de Moscou contre l’Ukraine. La Grande île s’était jointe en cela à de nombreux autres pays africains, qui représentent près de la moitié des pays qui se sont abstenus. Le gouvernement avait soutenu qu’Antananarivo avait adopté cette position en vertu du « principe de non-alignement ». 

Néanmoins, lors d’un nouveau vote sur le conflit russo-ukrainien à l’ONU le 23 février 2023, Madagascar s’était rangé du côté de l’Occident en condamnant Moscou et « les annexions illégales de la Russie en Ukraine ». Cette volte-face avait semé la confusion au sein même du gouvernement. Le ministre malgache des Affaires étrangères, accusé d’avoir pris une initiative personnelle, fut aussitôt limogé par le président Rajoelina. Par la suite, le pays est revenu à sa posture de non-aligné en s’abstenant, lors d’un vote à l’ONU le 7 avril, sur la résolution demandant l’exclusion de la Russie du Conseil des droits de l’Homme.

Opportunisme, indifférence ou stratégie d’évitement ? En réalité, cette diplomatie tous azimuts traduit un pragmatisme souple. « Notre pays n’a ni les moyens, ni la puissance de s’impliquer dans le conflit » résume le ministre des Affaires étrangères. « Elle n’y a pas intérêt », aurait-il pu ajouter. Pour éviter de crisper deux partenaires qui se trouvent être des superpuissances, plutôt que le dogmatisme rigide, le pari de la neutralité est une posture réaliste. Une façon de ménager la chèvre et le chou. Cette tradition du non-alignement est d’ailleurs héritée de la Guerre froide. À l’époque l’ancien président Didier Ratsiraka avait déclaré, terre-à-terre, « Nous sommes condamnés à être non-alignés, vu notre position stratégique dans l’océan Indien ». 

Positionnement géographique 

C’est que Madagascar entretient des attaches avec tout à la fois la France et la Russie. Avec l’Hexagone, la Grande île partage une langue commune, portée par 29 Alliances françaises et leurs 30 000 élèves, le plus grand nombre de tout le réseau mondial. Un demi-siècle de colonisation a tissé des liens historiques, économiques et culturels forts entre les deux pays, mais aussi la blessure d’un traumatisme, celui de la sanglante répression par la France de l’insurrection malgache de 1947, qui fit entre 30 et 100 000 morts selon les estimations. 

Avec la Russie, les liens remontent à une cinquantaine d’années, du temps où le président Didier Ratsiraka s’était tourné vers le bloc soviétique pour sa politique socialiste. De nombreux étudiants malgaches se rendaient alors en Russie pour leurs études. Depuis, les deux pays ont noué divers partenariats de défense, dont un accord de coopération militaire signé le 18 janvier 2022 (soit avant le début de l’offensive russe en Ukraine), dans la continuité d’un accord datant de 2018. Le partenariat comporte un important volet de renouvellement de matériels et de formation d’officiers. La présence d’hommes de la société militaire privée russe Wagner à Madagascar est toutefois démentie par le président lui-même8. 

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Alors même que l’image de la France en Afrique se ternit et que de nombreuses villes africaines bruissent d’accents antifrançais, celle de la Russie est restée positive, un héritage du soutien apporté par l’ex-Union soviétique au mouvement de décolonisation. Un soutien que Moscou manifeste encore, notamment dans le dossier brûlant des îles Éparses qui oppose la France et la Grande île. L’ambassadeur russe à Antananarivo a en effet affiché ouvertement son soutien en faveur de la rétrocession des îles Éparses à Madagascar par la France.

Le non-alignement est-il le palliatif de la faiblesse, ou une véritable position de force ? Cette ligne de crête diplomatique brouille les pistes. Elle résulte de calculs politiques, qui peuvent être assujettis à des considérations économiques et militaires, tels que des partenariats avec la Russie ou la Chine. En cela, elle obéit à une stratégie de prudence. Mais l’abstention est aussi un message politique en soi, qui peut s’interpréter à l’aune d’un désir d’émancipation vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale et la volonté d’affirmer sa propre souveraineté. Elle s’inscrit donc en droite ligne de la politique d’affirmation patriotique et identitaire du président Rajoelina. 

Toutefois, une ligne de crête est périlleuse. Cette neutralité revendiquée doublée d’opportunisme risque, en cas de maladresse, de froisser l’un ou l’autre de ses alliés. Alors même que côté économique, la Russie semble absente de la Grande île, la France en est le premier client (21,6 % des exportations malgaches en 2020). Si la souveraineté véritable d’un pays est la fille de son niveau de développement, elle implique de privilégier les relations bilatérales les plus fructueuses. En l’occurrence, le pragmatisme consisterait peut-être à choisir son camp. 

1 J. M. G. Le Clézio, dans Préface du livre Une maison pour Mr Biswas, V. S. Naipaul, Gallimard, 1964.

2 Simone Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Éditions Gallimard, Paris, 1990 (1949).

3 Le bâtiment est nommé Kianja Masoandro : « Place du soleil » en malgache.

4 Entretien avec la ministre de la Culture, Lalatiana Rakotondrafazy le 24 mai 2023.

5 Celle-ci est inscrite dans le Code du patrimoine français (article L. 451-5).

6 Le Tchad réclame 10 000 objets à la France, l’Éthiopie en a listé 3 000, la Côte d’Ivoire 148. D’autres pays, comme le Sénégal et le Mali, réclament aux aussi de nombreux objets. 

7 Sur les nombreux chantiers en cours menés par le gouvernement actuel, voir l’article de Catherine Van Offelen, « Madagascar à la croisée des chemins », Conflits, 10 juin 2023. 

8 Entretien avec le Président Andry Rajoelina le 27 mai 2023.

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À propos de l’auteur
Catherine Van Offelen

Catherine Van Offelen

Consultante en sécurité internationale, spécialiste des questions de sécurité et de terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest.

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