Plusieurs projets visent à démanteler la Russie pour la découper en plusieurs États. Réalisés par des Polonais, des Américains ou des Ukrainiens, ils témoignent tout autant de la peur de la Russie que de visions géopolitiques expansionnistes.
Un article de Agnese Rossi, parution dans Limes. Traduction de Conflits. Original à retrouver ici.
Le Forum des nations libres de l’après-Russie, un cadre de dialogue qui rassemble les revendications indépendantistes des minorités ethniques russes et les réalités régionales (et leurs sympathisants euro-atlantiques – Américains, Polonais et Baltes), s’est réuni le 31 janvier 2023 au Parlement européen pour sa cinquième réunion. Le groupe a présenté à Bruxelles son projet de « décolonisation et de reconstruction » de la Fédération de Russie, parrainé par la composante polonaise du Parti des conservateurs et réformistes européens. Anna Fotyga, députée européenne et ancienne ministre polonaise des affaires étrangères (Pis, parti Droit et Justice), impliquée dans les travaux du Forum depuis sa création, a rappelé sa mission fondatrice : « Comme dans le cas du Troisième Reich allemand, la Fédération de Russie, en tant que menace existentielle pour l’humanité et l’ordre international, devrait subir des changements drastiques. Il est naïf de penser que la Russie, après avoir été définitivement vaincue, restera dans le même cadre constitutionnel et territorial. La communauté internationale ne peut pas adopter une position confortable en attendant les développements, mais doit entreprendre une […] re-fédéralisation de l’État russe, en tenant compte de l’histoire de son impérialisme et en respectant les droits et les désirs des nations qui le composent » 1.
Démembrer la Fédération
Parmi les orateurs du dernier forum figurait l’analyste américain d’origine polonaise Janusz Bugajski, ancien conseiller des départements d’État et de la Défense, que l’on a qualifié sans raison valable de « nouveau Brzezinski ». Son dernier livre, Failed State. A guide to Russia’s Rupture s’est retrouvé dans le collimateur de la presse russe, présenté comme un bréviaire des plans américains visant à démembrer la Fédération en encourageant le séparatisme ethnique.
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Depuis son inauguration (le 8 mai à Varsovie), le Forum a gagné en notoriété et en nombre de membres. La première carte produite par le groupe (publiée dans le numéro du 9/22 de Limes) envisageait une implosion de la Russie à partir de laquelle plus de trente États différents, délimités selon des critères ethniques et culturels disparates, prendraient naissance. Nous en reproduisons ici une mise à jour (carte couleur 6) : le changement le plus important consiste en la réduction de la taille de la région de Moscou au profit de nouveaux projets ethnico-nationaux.
Par exemple, certains représentants des régions de Pskov et de Tver (anciennes principautés non représentées dans la version précédente) ainsi que de la région de Smolensk/Smaland ont annoncé la naissance de la « Plate-forme de la Kryvie orientale », un groupement créé dans le but « d’intégrer les peuples de la Grande Baltique » et de pencher « vers la variante est-européenne de la voie euro-atlantique, qui implique la préservation de l’identité et des fondements culturels et démographiques des pays et des peuples »3.
Dans la nouvelle version de la carte, les républiques caucasiennes d’Ingouchie, d’Ossétie et de Kabardino-Balkarie gagnent également de l’espace et des frontières spécifiques. Selon leurs propres auteurs, cette carte-matrice est ouverte à des variations potentiellement infinies. Tant qu’elles servent un objectif unique : imaginer « des stratégies pour un démantèlement contrôlé, constructif et non violent du dernier empire colonial en Europe »4.
Découpage ukrainien
Les séparatistes russes et leurs porte-parole euro-atlantiques ne sont pas les seuls à se livrer à de tels exercices cartographiques. Sur un mur du bureau du chef du renseignement militaire ukrainien Kyrylo Budanov, photographié par des journalistes lors d’une interview, se trouve la carte en couleur 6a. Dessinées au feutre, les lignes de partage de la Russie imaginées par Kiev contestent et remplacent les frontières fédérales actuelles : le Japon (Япония) obtient les îles Kouriles contestées, l’Allemagne (ФРГ) Kaliningrad (Königsberg), la Finlande (Ф) la Carélie et une partie du Nord-Ouest russe. La Chine (Китай, à laquelle correspond la lettre К) comprend toute la Sibérie et l’Extrême-Orient.
Dans la partie centrale de l’actuelle Fédération, une « République d’Asie centrale » devrait alors voir le jour, sous le nom de ЦАР (Car). La Russie proprement dite, décapitée de sa tête orientale, se retrouve avec le territoire marqué par les lettres РФ (RF). Dans la correspondance avec le Caucase, on lit « Ičkerija », le nom de la république séparatiste tchétchène proclamée en 1991 ainsi que le territoire que le parlement ukrainien a récemment reconnu comme « temporairement occupé » par les Russes5, ce que le président ukrainien Volodymyr Zelensky avait déjà fait pour les îles Kouriles6. Surtout, les frontières ukrainiennes comprennent non seulement le Donbass et la Crimée, mais aussi les régions de Koursk, de Belgorod et du Kouban. Il a été demandé à Budanov si la carte représentait les plans d’expansion territoriale de Kiev une fois les frontières de 1991 retrouvées. Sa réponse a été sibylline : « Chacun voit ce qu’il veut voir. Il s’agit peut-être d’un indicateur approximatif. Ou peut-être pas »7.
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Si la première carte divise le corps de la Fédération selon ses lignes ethniques et selon le critère « autochtone » »des droits historiques, la seconde rappelle les projets de partition de l’Eurasie en sphères d’influence élaborés par un certain courant stratégique de l’appareil américain8. Américains, Polonais, Ukrainiens et séparatistes ethniques imaginent des géométries de désintégration différentes, fonction de leurs projections géopolitiques respectives. Mais ce qui est le plus important à noter, outre la plausibilité des scénarios envisagés, c’est précisément la diffusion et la résonance croissante de cartographies similaires, signe de la récupération de la dimension spatiale dans la grammaire des puissances. Le retour de la géographie sanctionne peut-être aussi l’obsolescence de la thèse de la fin de l’histoire.
© Carte de Laura Canali – 2022
Notes :
1. A. Fotyga, « The dissolution of the Russian Federation is far less dangerous than leaving it ruled by criminals », Euractiv, 27/1/2023.
2. V. Nikiforova, « V SŠA obnarodovan plan razrušenija Rossii » (« Aux États-Unis a été rendu public le plan de destruction de la Russie »), Ria Novosti, 16/9/2022 ; V. Kornilov, « Il est temps d’abandonner nos illusions, l’Occident mène une guerre pour détruire la Russie », RT, 20/9/2022.
3. Vostočno-Krivskaja Platforma, 16/1/2023, bit.ly/3DmRKDO.
4. Depuis le canal Telegram du Forum, t.me/freenationsrussia.
5. « Le parlement ukrainien déclare la « République tchétchène d’Ichkérie » territoire occupé par la Russie », Meduza, 18/10/2022.
6. « L’Ukraine déclare les îles Kouriles territoire japonais occupé par la Russie », Meduza, 7/10/2022.
7. « Interv’ju – Kyrylo Budanov : Naši podrazdelenija zajdut v Krym s oružiem v rukakh » (« Interview with Kyrylo Budanov : Our units will enter Crimea armed »), liga.net, 26/12/2022.
8. Voir par exemple Z. Brzezinski, « A Geostrategy for Eurasia », Foreign Affairs, vol. 76, no. 5, 1997.