Les PME doivent se former à la guerre économique

22 novembre 2019

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : La justice (c) Pixabay

Abonnement Conflits

Les PME doivent se former à la guerre économique

par

Jean-Baptiste Noé est interrogé par l’EM Normandie sur la guerre du droit et l’importance des entreprises à se former à ces sujets majeurs.

Pourquoi avoir consacré un dossier complet de la revue de géopolitique Conflits, que vous dirigez, à ce thème de la guerre du droit ?

Pour trois raisons essentielles. La première est qu’il s’agit d’un sujet d’actualité qui a été beaucoup évoqué en creux dans le cadre de l’affaire Alstom mais, à notre avis, insuffisamment expliqué et encore moins exploré dans ses conséquences concrètes. Ensuite, parce que cette question comporte des aspects très divers, juridiques bien sûr, mais aussi fiscaux, territoriaux, militaires, bref géopolitiques au sens large, dont l’analyse constitue l’ADN de notre revue ; enfin et surtout, parce que cette guerre du droit met en jeu non seulement la souveraineté des Etats mais l’indépendance des entreprises. Ce dernier point est important et il nous semble essentiel que tous les acteurs économiques en prennent conscience. On aurait tort de croire, en effet, que seuls des géants comme Alstom peuvent être concernés par le sujet : des entreprises de taille beaucoup plus modeste, des PME, et même des TPE peuvent, demain, se trouver confronter au rouleau compresseur du droit américain et à son bras armé, l’extraterritorialité du dollar. Or les petites structures sont plus vulnérables que les grosses puisqu’elles ignorent tout de l’univers dans lequel elles se trouvent projetées, parfois à leur insu.  Et a fortiori des instruments à utiliser pour survivre.

Lire aussi : Guerre du Droit et Droit de la guerre

D’où l’article que vous avez rédigé pour ce numéro spécial : « Les entreprises doivent se former à la guerre économique », et celui de Christian Harbulot, co-fondateur de l’Ecole de pensée sur la guerre économique (EPGE). Pouvez-vous nous en dire plus ?

Parmi les premiers, Christian Harbulot, fondateur de l’Ecole de guerre économique, a compris que pour se défendre, les moyens techniques étaient indispensables mais non suffisants. Une armature intellectuelle doit les sous-tendre, et c’est à cette tâche qu’il s’est attelée avec quatre autres personnalités rompues, comme lui, à analyser la violence dans le champ économique : l’universitaire Nicolas Moinet, pionnier dans l’étude du technoglobalisme japonais et des liens entre l’intelligence économique et l’innovation ; le journaliste Ali Laïdi, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la question ; l’avocat Olivier de Maison Rouge, spécialisé dans les relations entre le droit et l’usage de l’information dans la compétition économique ; enfin Eric Delbecque, expert en sécurité des organisations et, entre autres fonctions, Directeur Général Adjoint de l’IFET (Institut pour la Formation des Élus Territoriaux), adossé à l’ADF (l’Assemblée des départements de France).

Leur postulat de départ est simple : de même que, dans les écoles de guerre, on forme les officiers à la réflexion stratégique, de même est-il urgent de former les cadres de nos entreprises à réfléchir sur leur environnement.

Trop d’entre eux, y compris parmi les plus performants dans leur cœur de métier, ne s’intéressent pas aux réalités géopolitiques du monde et pensent qu’un bon savoir-faire et des coûts de production compétitifs sont suffisants pour l’emporter.

Persuadés qu’un monde « sans frontières » est un monde sans ennemis, beaucoup pensent encore que la technologie est neutre. On voit ainsi des cadres faire usage d’adresses fournies par des opérateurs américains qui ne disposent d’aucune sécurité. Ou bien des entreprises stocker leurs données sur le cloud sans se rendre compte que celles-ci peuvent être saisies par la justice américaine ou consultées par des concurrents. Au-delà des gestes simples à leur apprendre pour les prémunir, il convient de les doter d’une armature intellectuelle qui leur permette de déchiffrer les grandes évolutions du monde. Et notamment celle-ci, que beaucoup d’économistes eux-mêmes persistent à ignorer : la violence n’est plus l’apanage des politiques et des militaires. Elle a investi le champ des échanges commerciaux à mesure que la globalisation progressait. L’effondrement de l’URSS a ainsi marqué un tournant. Pour ne pas subir le même sort, la Chine a tiré des leçons précises des modèles japonais et coréens du Sud pour inventer une nouvelle forme d’accroissement de la puissance par l’économie. Les résultats foudroyants qui s’en sont suivis ont bouleversé l’échiquier de la globalisation. La guerre commerciale déclarée par les États-Unis au reste de la planète est aussi une réponse à cela, même si elle s’exerce aussi contre l’Europe, avec les dégâts que l’on sait…

Lire aussi : Orbis : se former à la guerre du droit et à la compliance

En quoi le concept d’extraterritorialité du droit américain est-il une arme de guerre ? D’où tire-t-il son origine ? Et en quoi se différencie-t-il de la tradition juridique française ?

Notons d’abord que le droit américain n’est pas sorti tout armé du cerveau des juristes d’outre-Atlantique pour conquérir le monde. Il s’est imposé pour lutter contre la corruption aux Etats-Unis même avant que la puissance publique américaine ne s’en serve comme levier pour déstabiliser les entreprises étrangères. Surtout, il a été puissamment aidé par le recul du droit romain en Europe, sous l’effet de l’ordre juridique communautaire. D’inspiration anglo-saxonne, celui-ci est désormais supérieur aux ordres juridiques nationaux par le jeu des traités. Rappelons que dans le droit romain, dont est restée solidaire la tradition juridique française, l’équité prime la norme. Dans le droit anglo-saxon comme dans le droit communautaire, c’est l’inverse : rien n’est supérieur à la norme, qui varie au gré de la jurisprudence des juges, ceux du DOJ (Department of Justice) comme ceux de la Cour de justice de Luxembourg. C’est dire si l’Europe s’est acculturée à la philosophie du droit américain avant même que celui-ci ne passe à l’offensive pour soutenir les entreprises états-uniennes !

Or il est utile de préciser que le principe d’extraterritorialité du dollar, déjà redoutable en soi puisqu’il s’agit d’une devise de réserve internationale, n’est que la face émergée d’un gigantesque arsenal.

L’usage d’un photocopieur ou d’un smartphone, dont quelques pièces seulement seraient d’origine américaine, voire le recours à une messagerie internet dont les serveurs seraient basés aux États-Unis (type Gmail et Hotmail) peut vous envoyer devant un tribunal américain – voire en prison ! – s’il est prouvé qu’ils ont servi dans le cadre d’une opération jugée contraire aux intérêts des États-Unis !

Dans votre dossier, vous montrez bien que, si les défis sont internationaux, il n’en demeure pas moins qu’ils ont des retombées directes – et souvent brutales – sur les territoires, comme l’a tristement prouvé l’affaire Alstom. Comment faire pour que ceux-ci prennent réellement en compte cette menace majeure ? D’autant que le droit du travail et les prestations sociales qui s’y rattachent sont directement touchés…

L’urgence des urgences consiste à sensibiliser tous les acteurs territoriaux aux nouvelles formes que prend la guerre économique, à commencer par son aspect juridique. D’abord les élus locaux qui manquent sérieusement de formation en la matière même si le rachat d’Alstom par General Electric a démontré combien il était important de contrôler a posteriori le respect des engagements pris. Je pense notamment à ceux de GE en matière de conservation, et même de développement de l’emploi local, engagements piétinés allègrement par le nouvel actionnaire, comme le montre excellemment le rapport Marleix (voir extraits, page 4). Mais c’est surtout dans le tissu économique local, celui des entreprises mais aussi des organismes de crédit, que l’effort de sensibilisation doit être mené.

Une intelligence territoriale efficace ne se conçoit pas sans une prise en compte aigüe de ce contexte international si particulier et, il faut bien le dire, si nouveau. Les banques doivent absolument informer les PME et les TPE des risques qu’elles encourent dès lors qu’elles acceptent d’être payées en dollars dans le cadre d’un marché international. Soit parce que l’entreprise peut être indirectement visée dans le cadre d’une procédure dont elle ignore l’existence (liée par exemple, à des sanctions unilatéralement décidées par Washington contre un pays avec lequel elle travaille comme sous-traitant) ; soit parce que la banque locale, filiale d’un établissement plus vaste qui, lui, est au fait de ces risques, demandera à son agence de bloquer le virement… Un tel incident peut être sans conséquence. Comme il peut aussi être fatal à l’entreprise !

Dans le cadre de la mondialisation, et surtout de la globalisation violente que nous connaissons, on n’est jamais « seulement » une entreprise locale. On est, qu’on le veuille ou non, intégré à un réseau planétaire dont il est vital de connaître les règles du jeu et les chausse-trappes.

Les parlementaires semblent, depuis quelques années, se saisir de la question. En 2016, il y a eu le rapport de Pierre Lellouche et Karine Berger sur l’extraterritorialité de la législation américaine, suivi en 2019 du rapport de Raphaël Gauvain et Christophe-André Frassa au Premier Ministre Edouard Philippe sur le thème « Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale ». Sans parler, bien sûr, de la Commission d’enquête parlementaire de 2018 présidée par Olivier Marleix. Ces travaux ne témoignent-ils pas d’une prise de conscience ?

Il faut faire la différence entre ce qui ressortit à une authentique prise de conscience et ce qui n’est trop souvent qu’une simple réaction sans lendemain à l’actualité. La Commission Marleix appartient à la première catégorie puisque son président, sur la base de nouveaux éléments rendus publics, a saisi le Parquet financier. Lequel a

décidé, en juin suivant, au vu du dossier, de déclencher une enquête préliminaire sur les conditions de la cession d’Alstom à GE.  Même chose pour la loi Sapin qui doit beaucoup à un rapport parlementaire.

Malheureusement, le rapport Gauvain-Frassa ne débouche pour l’instant sur rien. En proposant d’étendre le RGPD (Règlement sur la protection des données personnelles) aux personnes morales et de leur infliger une amende équivalent à 4% du chiffre d’affaires mondial des Gafa, si elles s’emparent de données qui ne leur appartiennent pas, il constitue pourtant une bonne réponse au Cloud Act américain de 2018 (pour Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act) qui permet de collecter les données sensibles d’entreprises cibles où que celles-ci soient stockées dans le monde, en s’affranchissant des règles de la coopération internationale. Une loi verra-t-elle le jour dans ce sens ? Un règlement européen ? En attendant que l’Etat ou les instances communautaires protègent leurs entreprises, je serais tenté de dire qu’il appartient à chacun de se former à la guerre du droit.

Lire aussi : Hayek : comment fonder une société de droit

Vous mettez également en évidence le fait que les territoires terrestres ne sont pas les seuls concernés par cette guerre. Les domaines maritimes le sont également, ne serait-ce que par l’évolution du droit de la mer et le recours croissant aux pavillons de complaisance. Or la France revendique le second rang mondial en matière de domaine maritime… 

Et on oublie trop souvent de le dire, elle a obtenu de l’Onu, en 2015, une extension de 500 000 km² de son plateau continental, ce qui en fait la détentrice du premier domaine sous-maritime du monde. D’où un avantage considérable en matière d’exploitation des ressources nouvelles que recèlent les grands fonds, je pense en particulier aux minerais et aux fameux nodules polymétalliques dont nos territoires du Pacifique sont prodigues. A condition, bien sûr, de pouvoir les atteindre, ce qui est loin d’être encore le cas, et fait donc de cette ressource un atout seulement… potentiel.

Mais là encore, la guerre du droit fait rage : le droit de la mer est d’abord un droit coutumier, forgé par les Anglo-saxons. Or comme le rappelle Pierre Royer dans le dernier numéro de Conflits, qui dit droit coutumier dit importance des « précédents ». Sans « précédent », pas d’usage. Mais pour qu’un usage s’impose, la force est souvent nécessaire. Cette dialectique entre le droit et la force est, en mer plus encore que sur terre, une caractéristique à laquelle nos entreprises vont devoir s’habituer, surtout si, comme tout l’indique, l’exploitation des fonds sous-marins devient un élément important de la croissance mondiale, impliquant divers acteurs publics et privés et suscitant fatalement de nouvelles interprétations du droit maritime, surtout là où ne s’exerce pas la souveraineté des États.

Lire en ligne et télécharger l’article en format PDF.

Jean-Baptiste Noé. (c) EM Normandie

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !

À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.

Voir aussi