Arturo Pérez-Reverte s’est fait connaître en France par des romans qui se réclament d’Alexandre Dumas. Mais ses héros sont mélancoliques, à la différence de ceux d’Alexandre, et le capitaine Alatriste n’a pu que mal finir quand s’est éteint le Siècle d’or. Cette fois, ses créatures sont au Monténégro, en 1993, et il ne s’agit plus de mourir pour l’honneur, mais pour transmettre des images.
Arturo Pérez-Reverte, Territoire comanche, Paris, Belles Lettres, collection Mémoires de guerre, 2022, 160 p.
Plutôt qu’un roman, c’est une longue nouvelle qui aurait fait un bon synopsis, complétée par une chronologie de la guerre yougoslave. Le titre proviendrait du jargon des reporters de guerre qui se sentent en territoire comanche quand « l’instinct dit : arrête la voiture et fais demi-tour. […] L’éternel dilemme, en territoire comanche, c’est que de trop loin on n’a pas d’image, et de trop près on n’est plus là pour en témoigner. » Ce livre, c’est le récit d’un « trop près ».
Un pont au Monténégro
L’auteur s’en tient rigoureusement aux règles classiques — unité de lieu, de temps et de sujet. Le lieu, ce sont les abords du pont miné de Bijelo Polje, au Nord-Ouest du Monténégro, qui sépare les soldats croates en déroute des forces bosniaques qui progressent, chars en avant. L’intrigue, c’est la décision prise par un cadreur de la télévision publique espagnole de ne pas s’en aller avant d’avoir filmé la destruction du pont. L’affaire va se régler en moins d’une heure.
Deux reporters de TVE, dont on ne connaîtra jamais le prénom, le cadreur Márquez, le journaliste Barlés, travaillent ensemble depuis des années. À côté du cadavre récent d’un croate, à deux pas d’une ferme ruinée dont le fermier ne sait s’il va partir, ils attendent la déflagration de quelques secondes qu’il faudra mettre en image. Ils attendent en égrenant les souvenirs du petit monde des reporters qui campent en territoire comanche. Liban, Yougoslavie, Nicaragua, la route de Bassorah, le Tchad, l’Érythrée, l’Angola, le Salvador, les Malouines… Ils sont flanqués d’une interprète, restée dans une Nissan prête à démarrer, qui « déteste les corridas et considère que les Espagnols sont sanguinaires, ce qui, de la part d’une Croate, ne manque pas de sel[1] ».
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Mourir pour une image
Le quotidien des correspondants de guerre revient à la mémoire, les hôtels et les bars où ils se retrouvent, les codes et les passions de la tribu. Comme des soldats au soir d’opération, les reporters « dégagent ». Ivresses, défis, paris, confidences éméchées. « Et toi, pourquoi es-tu ici ? — Parce que j’aime ça. »
Chez les hispanophones, Espagnols, Argentins, Mexicains, plusieurs femmes sont devenues guerrières et plus seulement conquêtes. Oriana Falaci, l’Italienne, est leur modèle indépassable[2].
Les plus vieux ont commencé à fréquenter la guerre au début des années 1970. Depuis, le monde des médias s’est mis à tourner vite et les transmissions par satellite ont rivé le correspondant à l’heure du journal télévisé. Si l’info du jour n’y passe pas, les efforts et les risques pris dans la journée n’auront servi à rien.
Pérez-Reverte ne serait plus lui-même s’il ne se payait la tête des journalistes et des célébrités venus voir la guerre en excursion, « un à trois jours, ce qui suffisait à tous ces gens pour comprendre le nœud de l’affaire[3] ».
Et sa conception de la guerre reste celle des comptoirs où s’épanchent des hommes fatigués. « Deux malheureux en uniformes différents se tirent dessus, morts de peur, dans un trou plein de boue et, très loin de là, un salaud de belle prestance, un havane à la bouche dans un bureau climatisé occupé à concevoir drapeaux, hymnes nationaux ou monuments au soldat inconnu en faisant son beurre de sang et de merde. La guerre est une affaire de commerçants et de généraux, mes enfants. Et le reste du pipeau[4]. »
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Le pont a sauté, il ne reste aux deux hommes de TVE qu’à galoper vers la Nissan, vers le salut. Barlés s’élance, en tête les derniers mots de Batty, le réplicant de Blade Runner. « J’ai vu tant de choses que vous ne sauriez voir…[5]. »
[1] Territoire comanche, p. 84.
[2] Oriana Falaci, La vie, la guerre et puis rien. Mémoires de guerre, Paris, Belles Lettres, 2020.
[3] Territoire comanche, p. 23.
[4] Ibid., p. 75.
[5] I’ve seen things you people wouldn’t believe… Attack ships on fire off the shoulder of Orion… I watched C-beams glitter in the dark near the Tannhäuser Gate… All those moments will be lost in time, like… tears in rain. Time to die.