Louis Dubost
« Organisation créée par un acte de droit privé, à but non lucratif d’utilité internationale, agissant dans au moins deux États. » La définition retenue par le Conseil de l’Europe de l’organisation non gouvernementale (ONG) prend soin d’exclure les concepts majeurs de la doctrine réaliste de la géopolitique[1]. Le droit public, la rivalité de puissances, l’intérêt de l’État et l’intégrité de son territoire n’ont ici pas prise. D’acception universelle et abstraite, l’ONG ignorerait les frontières, rirait des souverainetés. Elle serait l’expression par excellence du pouvoir dans la société « liquide » dépeinte par Zygmunt Bauman. Plus se réduirait le champ d’action des acteurs politiques traditionnels, plus augmenterait le pouvoir des ONG, un pouvoir qui, après avoir longtemps été le monopole des États, « se disperse actuellement dans l’espace politique incontrôlé (et souvent extraterritorial)[2] ».
Article paru dans la Revue Conflits n°54, dont le dossier est consacré aux ONG.
La prolifération des ONG hors-sol, aveu d’impuissance des États
Alors que la globalisation procède de l’intensification de flux dématérialisés, l’activisme des ONG sur les réseaux sociaux – Facebook est créé en 2004, YouTube en 2005, Twitter en 2006, Instagram en 2010 – leur assure une visibilité exceptionnelle et une capacité de réaction immédiate. Sans commune mesure avec les États, engoncés dans leurs lourdes législations procédurières. Il est certain que les ONG pointent les insuffisances de l’État, à commencer par son échec à assumer la mission essentielle qui lui avait été impartie par la modernité : limiter la violence des guerres[3].
La Croix-Rouge, en 1863, du Suisse Henry Dunant, s’inscrit dans le contexte d’un double basculement, juridique et technique. Après la sanglante guerre de Crimée (1853-1856), l’espérance d’une paix générale entre les pays civilisés s’estompe et les toutes premières photographies de guerre participent à la prise de conscience de la nécessité d’impliquer le droit de la guerre dans une démarche humanitaire. La formule ONG n’est employée pour la première fois qu’en 1945, dans la Charte des Nations unies. Elle signale, là encore, un manquement des États européens, que la « guerre totale[4] » a laissés exsangues. Aujourd’hui, les ONG se mobilisent en Ukraine, pour combler les incuries étatiques. Dès le 11 mars 2022, à Lviv, Reporters sans frontières (RSF) installe un centre pour la liberté de la presse. Greenpeace ouvre un bureau à Kiev en septembre 2024 pour mieux jauger et médiatiser les conséquences environnementales de combats près des installations nucléaires.
Le succès des ONG est indéniable. Le biologiste Thomas Davies estime leur nombre à 10 millions à travers le monde[5]. Toutefois, si « la guerre fait l’État et l’État fait la guerre[6] », de quelle paix les ONG sont-elles porteuses ? Leur centralité acquise sur la scène internationale depuis plus d’un demi-siècle permet-elle de surmonter les nationalismes belliqueux enracinés sur des territoires exclusifs, ou assurent-elles la promotion d’un nouvel empire hégémonique ?
I. La déroute des pensées critiques : les droits de l’homme plutôt que Marx
La popularité des ONG dans les années 1970 est proportionnelle à l’effacement des perspectives révolutionnaires. L’écrasement du Printemps de Prague en 1968, la parution cinq ans plus tard de L’Archipel du Goulag, d’Alexandre Soljenitsyne et les 2 millions de boat people prêts à braver les mers pour échapper au régime vietnamien dès 1975 donnent des arguments aux nouveaux philosophes. Signe de la « fin des idéologies[7] », tout projet de transformation de la société est soupçonné de dissimuler une dangereuse ambition totalitaire. « Théoriser, c’est terroriser », résume André Glucksmann. Partout en Occident, les mouvements sociaux trébuchent et la pensée critique marxiste se heurte au « consensus antitotalitaire ». L’intellectuel engagé sartrien, au regard universel, sort laminé de ses errements historiques. Il est remplacé par la figure de l’expert, spécialiste d’un domaine technique. Sa centralité inédite explique l’émergence au sein des discours critiques de thématiques inédites et désormais largement investies par les ONG, comme l’écologie ou le droit.
La « défaite de la pensée critique[8] » de la gauche anticapitaliste s’explique par sa discordance avec les évolutions sociales. En France, après la guerre, l’augmentation du niveau de vie et la massification universitaire altèrent l’unité de la classe ouvrière pour qui la réalité de l’exploitation économique n’a rien d’une évidence. À la défense de la classe ouvrière sont substitués de nouveaux sujets d’émancipation. Berceau depuis les années 1920 de la pensée critique à l’égard du capitalisme, l’Europe occidentale est éclipsée par les campus américains où fleurit l’Identity Politics, animée par le soin de réhabilitation de groupes discriminés. Les théoriciens critiques de la classe mondiale, comme l’Indien Homi Bhabha ou le Palestinien Edward Saïd, peuvent bien être originaires d’anciens territoires colonisés. Ils n’en ont pas moins accompli leurs études dans les meilleures universités anglo-saxonnes, avant d’y enseigner et d’en être donc de purs produits.
Sur le modèle communautaire américain, les minorités promues par l’Identity Politics n’ont pas vocation à devenir majoritaires, contrairement au prolétariat qui devait pour Karl Marx s’étendre au genre humain. Elles ne prétendent qu’à être reconnues dans leurs droits et leur identité propre. L’analyse strictement économique des rapports de classes est abandonnée. La culture des dominés, longtemps discréditée, doit en revanche être valorisée. À mesure qu’elle perd en radicalité, la critique du marché devient nettement plus moralisatrice. Il s’agit de corriger les injustices les plus flagrantes d’un modèle, pas de le renverser.
Marc-André Dorel, ancien chef du service des ONG à l’ONU listait en janvier 2024 les missions des 6 500 ONG bénéficiant d’un statut auprès du Conseil économique et social de l’ONU : « La réduction de la pauvreté, l’égalité homme-femme, la lutte contre les discriminations et le respect des droits de l’homme, ou encore les dimensions sociales et écologiques du développement durable[9]. » Soit un soutien aux valeurs libérales de l’Occident. L’ONU s’appuie sur le discours antiautoritaire déployé dans le dernier tiers du xxe siècle par les marxistes renégats convertis au libéralisme. Les migrations internationales, justifie ainsi Jürgen Habermas en 1986, ont dilué les identités culturelles des États-nations. « C’est l’idée abstraite d’universalisation de la démocratie et des droits de l’homme qui constitue le matériau solide sur lequel vient se réfracter le rayonnement des traditions nationales[10] », justifie-t-il. Désormais, sur tous les continents, d’une seule voix, les citoyens réclameraient le droit de vote, la liberté de conscience et l’autodétermination.
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II. Le déclin du Nomos de la Terre
La translatio studii de l’Europe vers le Nouveau Monde, la relégation des entités collectives au gré des communautés et la contestation de l’État territorial comme forme privilégiée d’organisation du politique par structures privées à l’organisation réticulaire préparent le terrain aux ONG. Le Nomos de la Terre[11] aménagé en Europe avec les traités de Westphalie de 1648 implantait l’ordre juridique sur un triple rapport au territoire, d’abord conquis, puis partagé entre membres de la communauté et enfin valorisé. Tout ordre politique, soutient Carl Schmitt, est déterminé par son rapport spécifique à l’espace. Or, le vieil ordre international, bâti lorsque les puissances européennes se taillaient de vastes possessions en Amérique, atteint son terme. « L’État, modèle de l’unité politique, et investi d’un monopole étonnant entre tous, celui de la décision politique […] est détrôné[12] », admet, lucide mais nostalgique, le juriste allemand. La Staatlichkeit (« étaticité ») est révolu et sa chute est précipitée par l’impérialisme des États-Unis, structuré autour de la « destinée manifeste » de John O’Sullivan qui, en 1845, justifie l’expansionnisme illimité de son pays par la doctrine évangélique. Theodore Roosevelt, Woodrow Wilson puis Franklin Roosevelt[13] posent les bases d’un rapport des forces inédit, ordonné autour du concept de One World. Washington justifie d’un interventionnisme inédit pour défendre les principes du libéralisme.
Depuis la victoire américaine de 1945 puis la décolonisation, l’International Law[14] s’est imposée. Plus de droits concrets au sein d’une communauté d’États, mais un droit abstrait. Sous la pression notamment d’ONG comme Amnesty International qui protestent contre la violation des droits des migrants en Italie, l’ancien ministre de l’Intérieur Matteo Salvini est poursuivi pour violation des droits de l’homme. Lui argue pourtant d’avoir respecté à la lettre le droit italien. Désormais, la loi démocratique s’efface toutefois devant l’exigence de l’universalisation de l’égalité de droits. « Un principe clé n’est pas discutable, affirme le 15 septembre 2024 le procureur de Palerme : entre les droits de l’homme et la protection de la souveraineté de l’État, les droits de l’homme doivent prévaloir dans notre système heureusement démocratique. » La rivalité pourtant tangible entre les puissances est passée sous silence à proportion que le droit international justifie la disparition des souverainetés étatiques. Cet apparent « chaos sans structure […] mélange confus de relations factuelles sans système[15] » n’en sert pas moins la diplomatie du dollar des États-Unis.
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III. L’empire contre-attaque : feu sur le tiers-mondisme
Toute résistance intellectuelle au marché doit être laminée. L’idéologie tiers-mondiste[16], sur lequel une partie des gauches européennes avaient fondé ses derniers rêves d’émancipation hors de l’économie de marché, essuie dès cet instant un feu roulant. Le tiers-mondisme est d’autant plus pris pour cible qu’il défendait le non-alignement d’États indépendants, voire le soutien de marxistes européens, déçus par les expériences douloureuses du socialisme réel à demeure, aux révolutionnaires d’Amérique du Sud.
Dans son ouvrage Du bon sauvage au bon révolutionnaire (1976), le Vénézuélien Carlos Rangel conspue la mixture de « préjugés, mythes et frustrations » que les Européens projettent sur l’Amérique du Sud, laboratoire de toutes les idéologies criminelles du Vieux Continent. La charge est contemporaine de l’engagement humanitaire, en France notamment, de médecins au sein d’ONG. C’est le cas de Bernard Kouchner, « mercenaire de la médecine d’urgence », selon ses propres termes, de Rony Brauman, président de Médecins sans frontières. Venus de la gauche dure, ces activistes, experts, pragmatiques, se laissent séduire par la philosophie libérale de Raymond Aron qui critique l’imprégnation marxiste-léniniste du tiers-mondisme et imprègne sa philanthropie de sans-frontiérisme[17]. Le 20 juin 1979, la médiatisation de la réconciliation au nom de l’urgence humanitaire entre Jean-Paul Sartre, compagnon de route du Parti communiste, et l’atlantiste Raymond Aron acte ce brouillage intellectuel, rendu possible autant par la déroute du marxisme que par l’offensive libérale au seuil de la révolution conservatrice (1979-1990).
Le territoire étatique concret, cerclé de sa frontière stabilisatrice, est balayé par l’empire, un « appareil décentralisé et déterritorialisé de gouvernement […] en perpétuelle expansion[18] », détaillent Michael Hardt et Toni Negri. Sans doute les États-Unis comptent-ils parmi les « corps monarchiques » de l’empire, au sommet de la « pyramide mondiale de l’autorité ». Cependant, l’OTAN, le FMI, la Banque mondiale occupent une place aussi prépondérante et les ONG assurent le relai du pouvoir. « Dans cet espace lisse de l’empire, il n’y a pas de lieu de pouvoir : celui-ci est à la fois partout et nulle part[19] », mais pousse vers la sortie les États-nations en voie de désagrégation. Ils doivent se soumettre aux organisations transnationales et aux entreprises multinationales. Les États dépérissent, relégués en « simples instruments pour enregistrer les flux de marchandises, de monnaies et de populations qu’elles mettent en branle ». Membre de Médecins du monde, Boris Martin s’enthousiasme pour « l’empire solidaire » de la Bangladesh Rural Advancement Committee (BRAC). « Small is beautiful, but big is necessary[20] » : née en 1972, simultanément à l’État du Bangladesh qu’elle assiste autant qu’elle le défie, la BRAC, plus importante ONG du monde, emploie 120 000 salariés répartis dans une dizaine de pays.
Conclusion : les ONG, relais de la nouvelle hégémonie américaine
L’idéologie libérale qui sous-tend les ONG a paradoxalement pu s’imposer grâce au soutien d’intellectuels venus de la gauche, désorientés par le reflux des mouvements sociaux dans les années 1970. La « dualité des pouvoirs » trotskiste, entre un Parti communiste à la proue du prolétariat et un État vendu à la bourgeoisie, a perdu en visibilité au profit d’une approche décentralisée du pouvoir. Celui-ci prolifère dans des rhizomes qui étendent leurs radicelles au mépris des frontières. Libéraux (Raymond Aron), sociaux-démocrates (Jürgen Habermas) et postmarxistes (Michael Hardt, Toni Negri) s’entendent pour discréditer le peuple comme l’État. Et leur préférer les figures déterritorialisées de l’empire et de la multitude des minorités en demande de soin et de reconnaissance.
La rencontre entre ces camps hier opposés n’a rien de fortuit. Elle est le fruit d’une stratégie orchestrée dans les universités nord-américaines pour conjurer le déclin de l’hégémonie américaine entamée en 1975, dans le triple contexte du ralentissement de la croissance, de la défaite au Vietnam et des revendications du tiers-monde. « Pour devenir hégémonique, un État doit protéger et fonder un ordre mondial universel dans sa conception […] un ordre que la plupart des autres États considèrent comme compatible avec leurs propres intérêts », écrit le géopoliticien néo-gramscien Robert Cox[21]. L’hégémonie américaine porte l’influence de la bannière étoilée très au-delà des capacités limitées de son État. Pour chacun sur cette Terre, elle rend désirable « une nouvelle culture et une nouvelle philosophie qui prennent racine dans la conscience populaire avec la même force et le même caractère que les croyances traditionnelles[22] ». Parce que leur modèle y a été théorisé, les institutions intermédiaires que sont les ONG confèrent une centralité incontestable aux universités américaines, au détriment des centres intellectuels européens marginalisés. Les ONG ont réduit au silence la critique tiers-mondiste de la mondialisation. Enfin, elles ont présenté sous son jour le plus aguicheur le modèle néolibéral qui a permis à la première puissance mondiale de garder son rang après 1975.
[1] John Mearsheimer, The Tragedy of Great Power Politics, 2001.
[2] Zygmunt Bauman, Le Présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, 2007.
[3] Pour Thomas Hobbes, dans son Léviathan (1651), l’État du contrat social n’est autre que la guerre civile empêchée au moyen de la force.
[4] Erich Ludendorff, La Guerre totale, 1935.
[5] Thomas Davies, Routledge Handbook of NGOs and International Relations, 2019.
[6] Charles Tilly, La Construction de l’État-nation en Europe occidentale, 1975.
[7] Daniel Bell, The End of Ideology, 1960.
[8] Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, 2013.
[9] Entretien avec Jacques Serba (IRIS), « Les ONG aux Nations unies : quel rôle pour quels enjeux ? », janvier 2024.
[10] Jürgen Habermas, « Le patriotisme constitutionnel », in Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, 2000.
[11] Carl Schmitt, Le Nomos de la Terre, 1950.
[12] Carl Schmitt, La Notion de politique, 1932.
[13] Présidents respectivement en 1901-1909, 1913-1921 et 1933-1945.
[14] L’expression est forgée par le philosophe Jeremy Bentham en 1789, dans son Introduction aux principes de morale et de législation.
[15] Carl Schmitt, Nomos., op. cit.
[16] En référence au « tiers monde », expression due à l’économiste Alfred Sauvy en 1952 dans L’Observateur.
[17] Cf. Bernard Hours, L’idéologie humanitaire ou le spectacle de l’altérité perdue, 1998.
[18] Michael Hardt, Toni Negri, Empire, 2000.
[19] Ibid.
[20] Mantra de Fazle Hasan Abed, fondateur de la BRAC qu’il dirige jusqu’à sa mort, en 2019.
[21] Robert Cox, « Gramsci, Hegemony, and International Relations : an Essay in Method », Millenium. Journal of International Studies, 1983.
[22] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, 1948-1951.