Ce livre, publié en 2005, régulièrement réédité et dont la version augmentée vient de paraître en poche en 2023, est consacré à l’analyse des mots « Art contemporain », assemblage qui s’est avéré être jusqu’à aujourd’hui, une arme de confusion massive.
Christine Sourgins, Les mirages de l’Art contemporain, Eyrolles, collection Poche, 2023
Ce livre décortique cette création sémantique conçue et mise en circulation à la fin des années 1960 et apparue de façon répétitive dans les foires, les universités, les salles de rédaction, au début des années 1970. Cinquante ans plus tard, « Art contemporain » demeure encore un concept indépassable. Il a contribué à figer le monde de l’art dans un présent éternel.
Ces deux mots accolés déclarent une rupture radicale avec l’Art moderne et ses capitales, Paris et Moscou. Le monde était alors engagé dans une guerre froide bipolaire où l’enjeu majeur était la domination culturelle.
Ce mot-valise, « Art contemporain », ne révèle pas son contenu tout en affirmant une « contemporanéité » définitive niant tout héritage, où seul l’immédiat compte. Pour devenir désormais la capitale de l’art, New York a choisi une avant-garde unique et définitive, symétrique à l’avant-garde unique du Réalisme socialiste soviétique et capable aussi, par son rejet de la création d’ordre esthétique, de rendre obsolète la multitude des courants parisiens. Les mots : « moderne » et « avant-garde » appartiennent désormais au passé. « L’Art contemporain » désigne tout autre chose.
Le contenu de la valise conceptuelle
Christine Sourgins décrit dans la première partie de son livre « l’Art contemporain tel qu’en lui-même », la façon très précise dont il s’auto définit. Au préalable, elle avertit le lecteur de la présence d’un piège cognitif inévitable lié à l’association des deux mots. Pour cela, elle crée l’acronyme « AC » afin d’éviter que les mots « Art contemporain » n’engendrent automatiquement l’idée qu’il s’agit de « tout l’art d’aujourd’hui », ce qui n’est pas la réalité. L’Art contemporain est fondé sur un double hold-up sémantique : celui du mot « art » et celui du mot « contemporain ».
Créer devient concevoir seulement et non pas incarner l’idée dans un matériau. Il en résulte que « faire » est trivial, secondaire, superflu, réservé à une exécution servile. Ce que l’on nommait jadis « art » est désormais un artisanat réservé aux usages utilitaires : divertissement, mode, déco…
La modernité est rejetée, la postmodernité affirmée, mais quelle est la différence ? L’idée de progrès de changement permanent pour aller plus loin n’est plus. Le temps s’est arrêté. Il ne s’agit plus de rompre, changer, d’explorer, mais d’inverser. L’Art contemporain déconstruit, brise les codes, détourne, reprogramme tout l’art existant pour le bien de l’humanité. Vertueux il débarrasse la société de ses poisons : l’identité, la beauté, la matérialité, l’harmonie, l’ordre. L’auteur recense alors les genres de l’AC : art abject, art mutant, art du non droit, nécrophile, tortionnaire, avant-garde du crime, etc., etc. Christine Sourgins aboutit à la description exhaustive du contenu, de la cargaison du concept d’Art contemporain… du « manifeste », pour employer le terme maritime.
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Les canaux porteurs de la cargaison conceptuelle
Christine Sourgins n’en reste pas là. Dans une deuxième partie, elle décrit les indispensables canaux qui charrient la marchandise. L’AC n’est pas de même nature que l’Art et exige un traitement particulier.
Le système de portage doit être conçu pour s’adapter aux spécificités inédites de l’AC. Ainsi comment peut-on convertir en produits commerciaux, symboliques, méritant la consécration, un Art contemporain conçu pour déplaire ? La situation est nouvelle… L’artiste d’AC ne doit plus être légitimé par la reconnaissance du public. Son statut a été reprogrammé. Sa mission est désormais de déstabiliser, déranger, interroger. Plasticiens et performeurs sont censés être les ouvriers de la critique sociale, les prêcheurs des valeurs sociétales, les révolutionnaires officiels, leur rémunération et leur consécration ne peut être assurée que par les institutions.
Autre particularité de l’AC ; ses productions ne sont pas uniques, chargées d’identité, et de singularité. Elles sont sérielles, industrielles, fabricables ici, ailleurs, en tout format et matière, engendrant aussi de multiples produits dérivés et une rentabilité remarquable. N’ayant pas le caractère précieux ni la faculté de plaire, le produit conceptuel ne reste pas longtemps dans les mêmes mains et en circulant sans fin, il devient le support idéal de spéculation. Ainsi l’AC connaîtra une métamorphose financière et monétaire que Christine Sourgins décrit parfaitement dans son dernier chapitre.
Elle notera cependant dans son livre qu’en France l’installation de l’AC s’est faite d’une façon différente du reste du monde. « L’Art contemporain » n’a pas mobilisé les grandes fortunes françaises, exception faite de très rares collectionneurs en ayant compris l’usage. C’est le ministère de la culture qui a créé en 1983 les structures et le corps de fonctionnaires pour consacrer l’AC désormais subventionné et collectionné par l’État. La légitimité de l’AC en France n’est pas financière, mais régalienne et plus encore, sacrée. En effet, l’épiscopat de l’Église catholique a collaboré avec les inspecteurs de la création en ouvrant ses cathédrales aux commandes d’État faites aux artistes d’AC. Ainsi l’AC en France a pour caractéristique d’avoir une dimension sacrée, d’un sacré particulier il est vrai… d’ordre numineux. L’exception française !
Un canif avec toutes ses lames !
Christine Sourgins fait aussi un tour complet des méthodes, usages et applis de l’AC qui, s’il ne s’adresse plus aux contemplatifs, répond à toutes sortes d’autres besoins dans des domaines aussi divers que la finance, la fiscalité, la communication, etc. Là réside le secret de son exceptionnelle longévité : l’AC est devenu le couteau-suisse de la mondialisation.
Bref, une rigoureuse et remarquable analyse du concept d’Art contemporain, ce chef-d’œuvre de manipulation sémantique, qui ne décrit pas la réalité, mais la crée, car telle est sa doxa.
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La qualité remarquable des Mirages de l’Art contemporain, est que ce livre ne se contente pas de l’analyse conceptuelle. En effet, Christine Sourgins illustre, du début à la fin, tout ce qu’elle évoque : elle présente, souvent avec une pointe d’ironie, les « pièces » d’Art contemporain (le mot « œuvre » est exclu du vocabulaire de l’AC) et cela dans leur contexte. Le propre de l’AC étant qu’une « pièce » n’a de sens et de valeur que contextualisée et institutionnalisée.
Ce livre est une référence.