L’histoire de la compagnie militaire privée (CMP) « Wagner » reste aujourd’hui un domaine exploré d’abord et avant tout par les journalistes. En termes d’études de terrain et d’observations empiriques, les chercheurs universitaires ne consacrent pas suffisamment de recherches à ce phénomène. Il est impératif de remédier à cet angle mort académique en étudiant les mercenaires russes avec la même rigueur que les autres acteurs de la vie politique et militaire internationale.
Tatiana Smirnova, Université du Québec à Montréal (UQAM) et Jalel Harchaoui, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH)
Un cadre d’analyse tronqué
Aujourd’hui, le récit médiatique tournant autour de Wagner, une compagne militaire privée connue depuis 2014 pour ses liens étroits avec l’État russe, ne cesse d’être recyclé, parfois enrichi de personnages supplémentaires ou d’une anecdote nouvelle – mais sans percée analytique, travail que seul le monde universitaire peut réaliser.
Par exemple, le businessman russe Evguéni Prigojine, connu pour sa proximité avec Vladimir Poutine, a récemment reconnu être le fondateur et patron de Wagner, ce qui a donné lieu dans les médias à une avalanche d’articles qui ne nous ont finalement rien appris de substantiellement nouveau sur le fonctionnement ou l’organisation du groupe.
Les divers articles de presse consacrés à Wagner donnent également peu d’éléments sur les effets, pourtant profonds et complexes, qu’a la présence des mercenaires sur le tissu social et sur la gouvernance locale dans les territoires en guerre. On ne sait presque rien de la façon dont le groupe est perçu par les communautés résidant dans les zones où il agit.
De plus, la situation géopolitique actuelle, qui encourage une prise de parti « pour ou contre les Russes », déforme les cadres d’analyse et engendre des narrations unidimensionnelles. L’un des résultats de cette polarisation simpliste mais amère est l’illusion que la Russie finira bientôt par quitter l’Afrique, puisqu’elle aurait besoin de redéployer ses hommes, y compris ceux de Wagner, pour les besoins de sa guerre en Ukraine.
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Or la fragilité sociale croissante et les crises de légitimité politique qui se succèdent dans les pays africains où opère actuellement Wagner – par exemple, la RCA, le Mali, la Libye, le Soudan – créent un terreau favorable à l’expansion durable d’une nouvelle forme de CMP. Dans tous les cas, la « demande » à laquelle Wagner répond – celle des élites militaires locales pour des services sécuritaires sans contraintes vis-à-vis des droits humains – n’est pas près de s’estomper. En effet, une tendance générale vers un autoritarisme plus dur et moins contesté par les démocraties occidentales semble persister.
Wagner, une manifestation de la privatisation de la sécurité au niveau mondial
Par défaut d’approfondissement académique, la lecture actuelle reste focalisée sur les relations entre les États et, par conséquent, passe à côté de deux dynamiques importantes : la position des CMP russes dans un contexte marqué par la privatisation mondiale des services sécuritaires ; et les effets locaux de leurs opérations.
Or ces deux éléments ont une forte incidence sur la dynamique des conflits. Concernant Wagner, donc, il est urgent de se distancier du récit sur la compétition entre grandes puissances. La principale difficulté d’analyse ici réside dans le fait que les CMP russes, dont Wagner, mais aussi Patriot, Sewa Security Services, ou encore Shchit sont un produit de la politique intérieure du pays. Bien que protéiformes, elles restent toutes liées au Kremlin. La présence de ces forces semi-étatiques dans des pays en guerre, notamment l’Ukraine, la Syrie et la Libye, va de pair avec les intérêts militaires, politiques et économiques de la Russie.
Pourtant, en considérant Wagner du point de vue de la tendance générale de la privatisation de la sécurité, on se rend compte que le groupe n’est pas un phénomène isolé. Bien avant Wagner, en effet, deux autres compagnies avaient déjà transformé la privatisation de la guerre : Executive Outcomes (EO) et Blackwater.
Wagner dans la foulée d’Executive Outcomes et de Blackwater
En 1989, Eeben Barlow, un ancien lieutenant-colonel des forces de défense d’Afrique du Sud, a fondé Executive Outcomes en recrutant les militaires à partir des membres des unités dissoutes suite à la fin de l’apartheid. Barlow présentait sa compagnie comme une alternative aux Casques bleus. Les interventions de EO en Angola et en Sierra Leone en 1992 et en 1995-1997 respectivement ont contribué à la mise en œuvre de cessez-le-feu dans ces deux pays. En 1996, les forces gouvernementales en Sierra Leone, soutenues par EO, ont maîtrisé les rebelles du Front révolutionnaire uni (RUF) (Executive Outcomes s’y fera payer en partie avec des concessions diamantifères). En Angola, cette compagnie militaire a combattu au nom du gouvernement angolais contre l’UNITA après le refus de cette dernière d’accepter les résultats des élections en 1992. Dans les deux cas, la « réussite » des opérations pourrait s’expliquer par l’usage de la force sans les contraintes traditionnellement rattachées aux États. Cependant, l’attribution à EO de droits miniers a suscité l’inquiétude des diplomates et été critiquée par les médias.
La « guerre mondiale contre le terrorisme » déclenchée en 2001 a fait passer à la vitesse supérieure la privatisation de la guerre par les États-Unis. En 2010, les effectifs des compagnies militaires privées dépassaient ceux des troupes américaines en Irak et en Afghanistan. Les grandes CMP, dont la plus connue est Blackwater, ont présenté leurs services comme faisant partie de la « force totale » de l’armée américaine. Elles recrutaient au sein de l’armée, embauchaient des hauts fonctionnaires pour obtenir leurs entrées dans les réseaux gouvernementaux, recrutaient des militaires en Amérique latine pour les opérations en Irak et s’engageaient dans les combat directs contre les insurgés.
Dans son livre de 2014, The Modern Mercenary, le spécialiste des questions de sécurité Sean McFate a divisé les CMP en deux types : d’une part, les sociétés mercenaires ; de l’autre, les entrepreneurs militaires.
Les sociétés mercenaires, comme EO, sont des armées privées qui « mènent des campagnes militaires autonomes ». Les entrepreneurs militaires, tels que Blackwater, « renforcent les forces armées régulières » d’un État puissant. McFate estimait que ces deux types de CMP pouvaient fusionner en une nouvelle catégorie, qui offrirait des « services orientés vers le combat » et en accordant encore moins d’attention aux droits humains.
Le groupe Wagner pourrait bien représenter cette nouvelle catégorie de CMP : à la fois société mercenaire et entreprise militaire. Le groupe présente son entreprise comme se trouvant au cœur de l’intérêt national russe, et recrute au sein de l’armée russe ainsi que dans des pays tiers.
L’Afrique, Eldorado des mercenaires
Il n’y a rien de surprenant à ce que les CMP russes soient actives en Afrique. Le continent est un marché important pour toutes les CMP.
Les CMP russes ne sont pas d’ailleurs les seuls mercenaires à y opérer. En octobre 2020 les représentants des deux camps libyens rivaux ont signé un accord soutenu par les Nations unies, qui engageait le deux parties à cesser de faire appel aux mercenaires étrangers. L’accord s’était concentré sur le rôle des CMP russes, c’est-à dire le groupe Wagner et les mercenaires syriens embauchés par la Turquie.
Le conflit libyen met en présence de nombreux hommes payés à se battre : rebelles soudanais et tchadiens, combattants venant du sud libyen recrutés au nord et jeunes hommes à travers le pays qui prêtent leurs services à un camp comme à l’autre. On retrouve donc en Libye bien des individus correspondant à la définition ambiguë du terme de « mercenaire » que donne le droit international, mais les narratifs stratégiques circulant dans les capitales occidentales tendent à effacer les distinctions qui existent entre eux.
En Republique centrafricaine, l’ex-président François Bozizé arrive au pouvoir en 2003 avec le soutien de mercenaires tchadiens. En 2013, il est renversé par la rébellion Séléka, comprenant de nombreux mercenaires du Soudan et du Tchad. Pour revenir au pouvoir, Bozizé il mobilise des groupes d’autodéfense à prédominance chrétienne, les anti-Balaka, pour combattre la Séléka, à prédominance musulmane. Une guerre civile éclate en 2013 ; surgissent alors de nombreux groupes armés dont les alliances dépassent fréquemment des divisions à connotation religieuse.
Wagner apparaît en 2017 en tant que soutien des forces armées centrafricaines combattant plusieurs groupes, notamment les six groupes armés (3R, UPC, FPRC, MPC, et deux groupes anti-Balaka) réunis par Bozizé en 2020 pour renverser le gouvernement. Le groupe le plus fort, l’UPC, tout comme d’autres groupes armés qui combattent Wagner, recrute ses combattants à l’extérieur de la RCA. L’un des principaux responsables des opérations de Wagner en RCA a passé des années au sein de la Légion étrangère française, qui a une longue histoire en RCA.
Un contexte favorable aux CMP
Les chercheurs doivent apprendre comment les dynamiques des conflits locaux influent sur les opérations des CMP. Les CMP russes sont accusées de violations des droits de l’homme en Libye, en RCA, au Soudan et au Mali. Mais le type, l’ampleur et la portée de ces violations diffèrent selon les conflits et reflètent souvent des modèles préexistants à leur arrivée.
L’essor des CMP de nouvelle génération est en partie lié à la crise de légitimité des opérations de paix onusiennes. Les interventions de maintien de la paix ont souvent échoué à protéger les civils, encouragé la violence et renforcé le pouvoir de dirigeants autoritaires. L’attrait des « solutions militaires » comme alternative est de retour. Mais aujourd’hui, les missions onusiennes et celles déployées par des mercenaires se déroulent sur les mêmes théâtres – c’est le cas au Mali, en RCA ou en Libye –, ce qui engendre des tensions croissantes.
Les définitions usuelles des mercenaires ne rendent pas compte du rôle considérable qu’ils jouent aujourd’hui dans les conflits. Les CMP russes mènent leurs opérations dans des régions ou une proportion significative de la population porte les armes et où la violence est de plus en plus banalisée. Le nouveau type de CMP peut agir comme des mercenaires régionaux dans un conflit, et comme des forces professionnelles soutenues par l’État dans un autre.
Le domaine de la résolution des conflits doit prendre pleinement en compte le phénomène des mercenaires. Malgré les théories selon lesquelles les processus de paix devraient inclure toutes les parties armées à un conflit, les normes d’inclusion sont souvent arbitraires. Les mercenaires et ceux considérés comme « terroristes » y sont généralement exclus. Il a fallu des années après le 11 Septembre pour voir une plus grande ouverture au dialogue avec les djihadistes au Sahel.
Ne pas tenir compte des effets locaux de l’enracinement des djihadistes s’est révélé une erreur. La même erreur doit être évitée avec les CMP, car les répercussions de leur action sur les communautés locales et sur les processus de paix sont importantes. Dans le cadre de leur mission visant à faciliter les corridors humanitaires et à contribuer à la protection des vies civiles, les organisations internationales ont le devoir de trouver des moyens de comprendre le fonctionnement des mercenaires, y compris les CMP russes, et de les inclure dans les processus de paix. Prendre ces acteurs en considération est urgent d’un point de vue empirique, et cela nécessite de nouveaux efforts de recherche indépendante.
Wagner est le produit de changements structurels qui affectent de manière sensible la gouvernance locale, le maintien de la paix, les mécanismes de résolution de conflits et les opérations humanitaires. La prestation offerte par la Russie s’est avérée si attrayante que d’autres nations chercheront inévitablement à imiter son modèle caractérisé par une forte adaptabilité concernant le financement de la mission en fonction des opportunités locales.
Cet article a été co-écrit avec John Lechner, journaliste et chercheur indépendant.
Tatiana Smirnova, Chercheuse, Centre FrancoPaix en résolution des conflits et missions de paix, Universitité de Québec à Montréal, Université du Québec à Montréal (UQAM) et Jalel Harchaoui, Senior Fellow, Global Initiative against Transnational Organized Crime, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.