<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les mercenaires modernes ou l’« ubérisation » de la guerre

4 février 2023

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Les mercenaires modernes ou l’« ubérisation » de la guerre

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Le mercenariat, longue tradition qui consiste à recruter des aventuriers pour une mission militaire à l’étranger, se structure désormais autour de sociétés militaires privées (SMP). Qu’il s’agisse de pallier des armées défaillantes, de réduire les coûts économiques de la guerre, ou d’éviter d’en payer le prix moral et politique auprès de l’opinion publique, nombre d’États externalisent leur défense en recourant aux prestataires civils, « consommables » et « jetables » à loisir, pour mener des opérations et des tâches militaires sous contrat.

Si son histoire est aussi ancienne que celle de la guerre, l’activité du mercenaire (du latin mercis : marchandise) a connu, depuis la période post-guerre froide, une recrudescence partout dans le monde ainsi qu’une mutation stratégique importante. Les « soldats de fortune » et autres « chiens de guerre », louant leur savoir-faire moyennant finance, se sont peu à peu effacés au profit de compagnies vendant du conseil militaire et de la sécurité. Composées en majeure partie d’anciens militaires et membres des services de renseignement ayant conservé des relations avec leurs structures d’origine, ces firmes assurent souvent certaines fonctions militaires pour le compte de multinationales ou d’États qui les utilisent dans des pays où leurs intérêts sont jugés limités et le risque sécuritaire élevé[1], tout en évitant les coûts politiques en cas de pertes ou d’échec.

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Ces nouveaux mercenaires n’ont plus grand-chose en commun avec leurs prédécesseurs à piètre connotation, évoquant des individus sans scrupule, prêts à semer chaos et destruction sur commande. L’ère des Bob Denard, Roger Faulques et Michael Hoare (« Mad Mike ») – au rôle et à l’efficacité somme toute limitée – est aujourd’hui révolue. Le mercenariat a connu une mutation majeure en devenant une activité entrepreneuriale, portée par des sociétés militaires privées (SMP)[2]qui proposent une variété de services, de la participation à des missions de combat au conseil militaire et à la protection de sites d’extraction, en passant par la formation des forces armées locales et de gardes du corps présidentiels, ainsi que diverses tâches de soutien logistique, de maintenance et de collecte de renseignements. Ces firmes commerciales, dont certaines constituent aujourd’hui de véritables empires de la sécurité privée, concluent des contrats en bonne et due forme avec des États ou des multinationales, devenant les bras armés légaux de ces entités.

Si un grand nombre de SMP sont apparues à la fin de guerre froide, comme la société sud-africaine Executive Outcomes, fondée en 1989 et active notamment lors de la guerre civile au Sierra Leone, ces entreprises ont cependant connu un essor exponentiel au tournant du xxie siècle, en particulier dans le contexte de la guerre en Afghanistan après les attentats du 11 septembre 2001, puis celui de l’intervention en Irak menée par la coalition anglo-américaine. En 2007, quelque 160 000 soldats américains étaient présents en Irak contre environ 180 000 agents privés, employés par 630 firmes sous contrat avec Washington – dont Blackwater (rebaptisé Academi), devenu le symbole de la privatisation de la guerre[3]. Depuis, le Moyen-Orient est resté la région abritant le plus grand nombre de ces compagnies militaires privées[4]. Ces auxiliaires participent à la gestion de la sécurité des monarchies du Golfe et des représentations diplomatiques, mènent des missions militaires et de surveillance, de sécurisation des puits de forage et de raffineries de pétrole. Le phénomène continue de prendre de l’ampleur et, selon le centre d’analyse britannique Visiongain, le marché global des SMP devrait presque doubler en dix ans, passant d’une valeur de 223,8 milliards de dollars en 2020 à 457,3 milliards de dollars en 2030[5].

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Pour l’État, le recours à des soldats « privés » – terme qui remplace souvent celui de mercenaire, jugé galvaudé – présente de multiples avantages. Tout d’abord, il s’agit de réduire les coûts économiques structurels de la guerre grâce à la sous-traitance de certaines tâches, une externalisation qui permet de rationaliser des postes de dépenses militaires, tels que la formation, les équipements ou la logistique, mais également les indemnisations allouées aux anciens combattants, victimes de guerre ou veuves d’ancien combattant. Dans certains cas, comme en Afrique, le recours aux SMP permet aussi de pallier des armées régulières défaillantes à moindres frais, puisque ces sociétés sont généralement rémunérées en partie par le truchement de concessions minières, énergétiques ou l’exploitation des ressources naturelles. La société militaire privée russe Wagner est ainsi réputée pour offrir ses services à de nombreux pays africains, comme en Libye, au Mozambique, en Centrafrique et depuis janvier 2022, au Mali, en échange de lucratives concessions minières. De la même manière, l’organisation sud-africaine African Parks Network (APN), spécialisée dans la protection – parfois armée – des parcs naturels, s’est vu octroyer par le Bénin la mission de protéger ses parcs nationaux du W et de la Pendjari au nord du pays contre l’incursion de djihadistes en échange de la concession des parcs et des revenus qui en découlent[6]. En Côte d’Ivoire aussi, des négociations sont en cours pour déléguer à APN la gestion du parc de la Comoé, à la frontière avec le Burkina Faso et aux prises avec la menace djihadiste sahélienne.

L’utilisation de SMP est moins coûteuse, tant du point de vue économique que politique. La délégation par l’État d’une partie de ses prérogatives à des milices flexibles et discrètes plutôt que le recours à l’armée régulière permet au gouvernement de s’exonérer de tout contrôle démocratique, sans pour autant risquer de froisser l’opinion publique.« Consommables » et « jetables »[7] à loisir, ces couteaux suisses de la guerre moderne agissent à bas bruit au profit des États et servent de paravent politique en cas d’échec en permettant le « déni plausible » et « l’absence de preuve »[8]. Ces structures privées permettent en outre de réaliser certaines missions militaires susceptibles de rencontrer une résistance de l’opinion, en particulier à l’heure où les gouvernements sont de moins en moins tentés par les opérations extérieures et que leurs opinions publiques supportent si difficilement de voir ses soldats mourir au combat. Enfin, loin de réduire la puissance d’un État dans le champ international, le recours à des SMP permet au contraire de renforcer la position dudit État en privatisant sa défense, tout en moralisant parallèlement sa diplomatie officielle.

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Enfin, cette transformation profonde de l’écosystème de la défense, dont certains aspects renvoient à un phénomène d’« ubérisation[9] » de la guerre, s’inscrit dans les traits assez changeants que traversent nos sociétés. Ces dernières sont légitimement marquées en Occident par la recherche de l’épanouissement personnel, de la liberté individuelle et de l’autonomie[10], valeurs qui prospèrent au détriment des notions de discipline, du sens du collectif, de l’honneur et du patriotisme. Ainsi, le mercenaire s’affranchit des frontières et dispose de la liberté de prendre part à un conflit par choix idéologique ou économique, quand le soldat reste subordonné aux décisions de chefs militaires, eux-mêmes tributaires du commandement de l’État. Depuis la fin de la guerre froide, la démocratisation conjuguée à la mondialisation des sociétés et des économies, la nécessité de limiter les dépenses publiques des opérations extérieures en rationalisant les coûts ont entraîné une démobilisation des effectifs et une baisse progressive du budget des armées occidentales. Cette rationalisation des capacités de défense de nombreux États a provoqué une arrivée massive d’armes et d’anciens soldats sur le marché de la sécurité, ouvrant le champ de la défense étatique aux entreprises militaires privées.

Toutefois, le recours de plus de plus systématique des États au secteur privé n’est pas exempt d’écueils. L’externalisation des forces, outre l’affaiblissement des États qu’elle induit en les privant de l’apanage du monopole régalien de la violence[11] par l’attribution d’une fonction coercitive à des acteurs privés, entraîne un brouillage de la guerre par une dissymétrie des parties et une multiplication des acteurs du conflit, symptomatiques d’une dissolution de l’ordre westphalien qui prévalait jusqu’alors[12]. Par ailleurs, l’acteur privé de la guerre n’est pas reconnu par le droit international et ne bénéficie pas de la protection de ce dernier s’il est fait prisonnier[13]. Enfin, le mercenariat affaiblit le contrôle par l’État des armées régulières dont les activités se restreignent progressivement au profit des sociétés privées, lesquelles ont tout intérêt à prolonger les hostilités. Outre la question du danger de la prolifération des armes tombant aux mains d’un nombre croissant de combattants privés, le risque de dérives existe, comme en témoignent les abus et violations des droits de l’homme de plusieurs SMP opérant en Afghanistan et en Irak ainsi qu’en Afrique, accusées de mauvais traitements et d’actes de torture sur des détenus[14].

Depuis la fin de la guerre froide, les sociétés militaires privées occupent une place grandissante dans l’architecture militaire de nombreux pays. Cet essor se conjugue avec l’apparition de menaces de plus en plus protéiformes, mais illustre surtout les évolutions sociologiques, économiques et politiques récentes des sociétés, privilégiant des valeurs de flexibilité, de liberté individuelle et d’entrepreneuriat, au risque de dévier vers une « marchandisation » croissante de la guerre.

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[1] Amandine Dusoulier, « Les sociétés militaires privées : des acteurs au cœur des conflits », GRIP, 24 mars 2020.

[2] Il convient ici de ne pas confondre les SMP et les « entreprises de sécurité privée » (ESP) dont les activités relèvent principalement de la surveillance et du gardiennage. De même, il importe de différencier les militaires travaillant pour des SMP officielles (liés par un contrat signé avec une entreprise ayant un statut juridique) avec des mercenaires freelance (engagés de manière individuelle).

[3] Le chercheur Željko Branovic définit le terme de privatisation dans le secteur de la sécurité comme l’idée d’« un acteur privé qui fournit de la sécurité ou agit d’une manière habituellement propre à l’État ». Željko Branovic, « The Privatisation of Security in Failing States: A Quantitative Assessment », Geneva Centre for the Democratic Control of Armed Forces (DCAF), n° 24, avril 2011, p. 3-4.

[4] Yacine Hichem Tekfa, « Le Mercenariat moderne et la privatisation de la guerre », Académie de géopolitique de Paris, 18 mars 2016.

[5] Visiongain, « Private Military & Security Services (PMSCs) Market Report 2020-2030 », 11 février 2020.

[6] « RDC, Côte d’Ivoire, Bénin… Les parcs naturels, nouveaux sanctuaires des groupes armés ? », Jeune Afrique, 20 mai 2021.

[7] Yacine Hichem Tekfa, « Le Mercenariat moderne et la privatisation de la guerre », op. cit.

[8] Amandine Dusoulier, « Les sociétés militaires privées : des acteurs au cœur des conflits », op. cit.

[9] Néologisme popularisé par Maurice Lévy dans un entretien au Financial Times en décembre 2014 en référence au phénomène initié par la société Uber dans le domaine du transport des personnes.

[10] Général Benoît Durieux, « Gagner la guerre avant la guerre, c’est d’abord préparer les chefs », dans l’ouvrage collectif Les nouvelles formes de guerre, éd. Les Équateurs, 2022, p. 30.

[11] Max Weber, Le savant et le politique, La Découverte, 2003.

[12] Daniel Dory, « Le terrorisme et les transformations de la guerre : un état de la question », Guerres mondiales et conflits contemporains, vol. 285, no 1, 2022, p. 55.

[13] En effet, le mercenaire n’a pas droit au statut de « combattant » ou de « prisonnier de guerre » tel que défini par les conventions internationales de conflits armés.

[14] Voir Amnesty International, « Private Military and Security Companies. The Costs of Outsourcing War », Amnesty International USA, 19 mai 2017;  UN, « Mercenarism and Private Military and Security Companies », United Nations Human Rights Special Procedures, 2018 ; Human Rights Watch, « République centrafricaine : Abus commis par des forces liées à la Russie », HRW, 3 mai 2022.

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À propos de l’auteur
Catherine Van Offelen

Catherine Van Offelen

Consultante en sécurité internationale, spécialiste des questions de sécurité et de terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest.

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