<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les mathématiques, un enjeu de puissance 

30 août 2024

Temps de lecture : 5 minutes
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Les mathématiques, un enjeu de puissance 

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« Les nombres gouvernent le monde » : la prophétie de Pythagore (vie siècle av. J.-C.) est devenue réalité. Les mathématiques et l’informatique théorique sont dans les verres de lunettes, les smartphones, le GPS, la carte bancaire, les vaccins, le décodage du génome humain : comme une main invisible, elles pilotent notre destinée.

Article paru dans la Revue Conflits n°52, dont le dossier est consacré à l’espace.

L’essor prodigieux du big data, de l’IA, du numérique, signe le triomphe des maths algorithmiques devenues l’autre nerf de la guerre. Déjà présentes dans les écoles militaires au xviiie siècle, les maths règnent aussi sur le paysage des conflits modernes : drones autonomes, correction de trajectoire de missiles, détection ultrasensible, cyberguerre. Dans la compétition pour la suprématie scientifique, les mathématiciens et informaticiens de haut vol sont de véritables actifs stratégiques au cœur des politiques de souveraineté et de puissance : « La géopolitique future de la planète se lit dans la géopolitique actuelle de la science. » (S. Huet) Aussi comprend-on l’émoi des dirigeants français au vu des résultats médiocres de PISA sanctionnant le déclassement de la patrie de Pierre de Fermat et Henri Poincaré : du 10e rang en 2000 (au-dessus de la moyenne OCDE) au 26e en 2022 (sous la moyenne). Une approche plus complète s’impose cependant pour apprécier la véritable place d’un pays sur l’échiquier scientifique mondial. À cette fin, nous avons sélectionné 12 indicateurs synthétiques (soit plus de 1 300 données) pour 75 pays, couvrant le vaste spectre de l’activité mathématique et informatique, des tests scolaires aux prestigieux prix internationaux, des universités aux équipements en supercalculateurs. À chaque pays sont attribués des points en fonction de son classement sur les 12 indicateurs (voir méthodologie et résultats publiés sur le site de Conflits).

Comment se situent les divers pays sur ce nouveau champ de bataille ?

Une poignée d’États concentre les talents et les meilleures institutions (35 % du total des points pour le 1er décile) face aux quasi déserts mathématiques en Afrique et en Amérique latine (3,6 % ensemble). La suprématie occidentale, héritée du xviie siècle, se maintient – 53 % des points pour 51,8 % du PIB –, les BRIC ne recueillant que 11,4 % des points pour 24,5 % du PIB. Mais la réalité doit surtout s’apprécier au niveau des États souverains. La suprématie des États-Unis (525 points) est écrasante. Le pays l’a conquise après les guerres mondiales et la guerre froide grâce à l’afflux de centaines de mathématiciens allemands, russes et d’Europe centrale – notamment juifs – fuyant la répression ; beaucoup s’investissent dans le complexe militaro-scientifico-industriel naissant ; vint ensuite l’inépuisable vivier asiatique. S’ils ne brillent pas aux tests PISA ou olympiades, les États-Unis « produisent » en revanche de nombreux mathématiciens de renom, en attirent d’autres du monde entier comme un véritable aimant, les forment dans de prestigieuses universités et les retiennent grâce à une offre quasi illimitée d’emplois rémunérateurs. Ainsi 25,2 % des lauréats des grands prix internationaux naissent aux États-Unis mais 47 % y soutiennent leur doctorat et 63,8 % y travaillent. Ce qui corrobore la remarque de Robert E. Lucas : « Pour que la créativité et l’innovation se développent, il faut une concentration en un même lieu d’une masse critique de talents. » (Nord-est, Californie, Texas.) Le modèle américain inspire le Royaume-Uni (3e rang, 332 points), le Canada (7e, 232 points), la Suisse (9e, 184 points), l’Australie, Singapour. La France s’enorgueillit d’une brillante école mathématique depuis le xviie siècle. Ses résultats PISA et olympiades sont affligeants, mais ses classes préparatoires, grandes écoles et universités de rang mondial (Paris-Saclay, Sorbonne, PSL, INRIA) dégagent une remarquable élite lui assurant une brillante 4e place (297 points) devant l’Allemagne (280 points), leader mondial dans l’entre-deux-guerres. Son IHES rivalise avec le prestigieux Institute of Advanced Study de Princeton, et l’écosystème de la French Tech est un succès : ainsi, sur 82 projets d’algorithmes de chiffrement destinés à la cryptographie post-quantique, le NIST en a retenu quatre… tous français. Mais Paris retient difficilement ses talents que s’arrache l’étranger : sur nos cinq récentes médailles Fields, quatre y travaillent. Rivale systémique des États-Unis, la Chine opère une spectaculaire ascension au 2e rang mondial (350 points) depuis le XIIe plan quinquennal ; elle performe sur les 12 indicateurs et ambitionne d’accéder au statut de puissance mathématique. La Corée du Sud, le Japon, la Pologne, l’Italie affichent des scores flatteurs.

Israël et Taïwan prouvent que l’excellence mathématique peut déconnecter la puissance de la masse démographique.

En revanche, la Russie, pépinière historique de talents, souffre d’une hémorragie séculaire de ses élites : depuis 1917, pas moins de cinq vagues d’émigration successives l’ont privée d’éminents mathématiciens ; plus de 100 000 ingénieurs et informaticiens ont fui le pays depuis 2022. Malgré tout, son vaste potentiel préserve son 6e rang mondial (252 points). L’Inde (129 points) cherche à freiner l’exode des cerveaux formés dans ses remarquables Instituts indiens de technologie (IIT) : 25 000 de leurs diplômés travaillent aux États-Unis, dont Sundar Pichai, PDG de Google. Enfin, on voit poindre des puissances mathématiques émergentes, comme l’Iran (108 points) ou le Brésil (97 points), voire l’Arabie saoudite (université King Abdulaziz) ou le Vietnam.

L’avenir se forge encore à Princeton, Stanford ou Tsinghua, mais rien n’est acquis. Si le wokisme et l’antisémitisme épargnent encore les facultés scientifiques aux États-Unis, le risque vient des faiblesses de l’enseignement secondaire, des droits universitaires exorbitants poussant nombre d’étudiants vers le Canada (proximité, droits moindres, universités de qualité, même langue), l’Europe ou l’Australie, et l’on observe des phénomènes de remigration vers Israël ou Taïwan. Pékin encourage aussi le retour dans ses universités des élites formées aux États-Unis et investit lourdement dans son écosystème université-entreprises publiques-armée, sous l’œil du PCC. Mais ce carcan idéologique est précisément le point faible de la Chine, sans compter un autre frein d’ordre culturel : « Il y a peu de grands mathématiciens en Chine » regrette Shing-Tung Yau, car on s’y focalise trop sur les maths appliquées ; or les maths théoriques exigent « une expérience douloureuse de pensée indépendante », aux antipodes de la politique de Xi Jingping. La place flatteuse de la France est fragile : un redressement salutaire de l’enseignement des mathématiques – et des sciences en général – s’impose (meilleure rémunération des professeurs, lutte contre les ravages de l’égalitarisme, fin des réformes incohérentes), sinon le déclassement est programmé : au nombre de publications scientifiques en mathématiques, la France a reculé du 3e rang en 2013-2016 au 7e en 2022 ; elle est au 14e rang de l’indice WEFFI et 19e pour l’innovation. Dans une tribune de Challenges de mars 2022, 30 grands patrons imploraient de « sauver les maths », comme en écho à l’appel déjà lancé au ministère par Laurent Schwartz (1991) et aussi, le 2 août 1861, par Pasteur : « Quand la science sera-t-elle dignement encouragée dans notre pays ? »

 

À propos de l’auteur
Jean-Marc Holz

Jean-Marc Holz

Jean-Marc Holz est agrégé de géographie, docteur ès sciences économiques, docteur d'Etat ès lettres. Il a enseigné aux universités de Franche-Comté (Besançon) et de Perpignan, comme professeur des universités.
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