L’espionnage a toujours exercé une réelle fascination. On lui prête souvent une influence surdimensionnée dans le cours des événements. Pourtant les mécomptes sont nombreux, comme l’a montré le cas de Richard Sorge, qui ayant puisé la nouvelle aux meilleures sources à Tokyo, n’est pas parvenu à convaincre Staline de l’imminence de l’attaque nazie sur l’URSS du 22 juin 1941. Un autre cas d’espionnage d’envergure fut celui de l’espionnage soviétique sur le projet Manhattan de construction de la bombe atomique, sur lequel Rémi Kauffer s’étend.
Collaborateur du Figaro Magazine, du Figaro Histoire et du Point, Rémi Kauffer explore depuis trente-cinq ans les facettes cachées de l’histoire pour la presse et l’édition. Il est, entre autres, l’auteur de OAS, histoire d’une guerre franco-française, L’Arme de la désinformation, Histoire politique des services secrets français, ou encore de Kang Sheng, le maître espion de Mao. Son plus grand ouvrage reste cependant l’Histoire mondiale des services secrets de l’Antiquité à nos jours, best-seller classé dans la prestigieuse sélection des 25 livres de l’année 2015 par le magazine Le Point.
En 1943, il devint clair que l’Union soviétique tentait de pénétrer le projet Manhattan. La plus grande affaire d’espionnage concerna Klaus Fuchs, un brillant physicien allemand, réfugié de l’Allemagne nazie, communiste non avoué et espion soviétique attaché à l’université d’Edimbourg. Grâce à lui, le GRU a su qu’un programme nucléaire britannique surnommé « Tube Alloys » était en cours. Il apprit par la suite, en février 1942, que les Allemands travaillaient sur le nucléaire militaire. Aussi, Beria, dans un mémorandum adressé à Staline, préconisa la création d’un « corps d’experts consultants scientifiques, en liaison avec le comité d’Etat de Défense ». Puis, John Cairncross, une des taupes du réseau de Cambridge, transmit des renseignements au sujet du projet « Manhattan Engineer District », dont les premiers bureaux avaient été installés dans la presqu’île de New York. Par la suite, Klaus Fuchs, qui faisait partie de la mission britannique à Los Alamos, continua à abreuver le renseignement soviétique d’informations. A la fin de la guerre, six sources au sein même de Los Alamos, vont transmettre près de 10 000 pages de documents volés par le biais du parti communiste américain. De sorte qu’à la fin février Vsevolod Merkoulov, à la tête du NKGB, put annoncer à Beria que l’arme nucléaire était en vue et que les Américains étaient en mesure de l’utiliser dans un délai de un à cinq ans. La révélation de ses activités en 1950 compromit la coopération nucléaire entre les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada. Par la suite, d’autres affaires furent découvertes et menèrent à l’arrestation de Harry Gold, de David Greenglass et d’Ethel et Julius Rosenberg. D’autres espions comme George Kova et Theodore Hall ne furent démasqués que plusieurs décennies plus tard. Cependant, la valeur de l’espionnage reste difficile à quantifier car la principale contrainte du projet nucléaire soviétique était le manque de minerai d’uranium. Le consensus est que l’espionnage évita une ou deux années d’efforts aux Soviétiques. Ainsi Rémi Kauffer raconte avec verve et de solides informations le parcours et les performances de 60 maîtres espions. Il s’agit en grande majorité d’hommes, à l’exception de Marie-Madelaine Fourcade, la seule femme, chef de réseau durant la Résistance, ou de quelques autres à scandale, comme par exemple Mata Hari ou Anna Chapman. Certains agents ô combien célèbres, comme Philby, Mc Leane, Burgess, furent membres du groupe de Cambridge et œuvrèrent avec talent, durant près de deux décennies pour l’Union soviétique. D’autres sont bien moins connus, mais tous ont bouleversé l’univers mystérieux du renseignement depuis le début du XXe siècle.
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Rémi Kauffer a procédé à un choix est large car il y inclut les terroristes Carlos, John Le Carré ou encore Barbie – après tout plus policier qu’espion – mais il est vrai que durant les temps de guerre, les frontières entre ces « métiers » ne sont guère étanches. Surprenant, inquiétant, parfois effrayant, ce panorama se dévoile sous la forme d’un jeu des sept familles, qui couvrent l’ensemble de ce domaine fascinant. Ces sept familles très spéciales, sont, dans l’ordre, en premier celle des grands patrons, (Beria, Canaris, Heydrich, Dulles, de Marenches,) puis les directeurs des services. Viennent ensuite les agents de terrain, dont le camarade Sorge fournit l’exemple le plus brillant, ainsi que les chefs de réseaux ou opérateurs en solo. On trouve aussi les agents doubles ou dissidents, comme Philby, Oleg Penkovsky ou Philip Agee, qui trahit la CIA. Il y a après cela les deux cousins mythiques, objets de tous les fantasmes, à savoir les exécuteurs des basses œuvres et les agents Action, que complètent les chasseurs de taupes. La famille des fauteurs de troubles, malchanceux ou scandaleux en tout genre, ferme la marche. Une galerie de portraits sans précédent par son ampleur, ses nombreuses révélations, ses mises en perspective et par la plume fluide et entraînante de l’auteur, qui montre une connaissance approfondie de la psychologie de ces hommes et de ces quelques femmes ainsi que des conditions dans lesquelles ils ont mis en œuvre leurs multiples talents.
Le jeu continue, conclut-il, masqué, feutré, discret, secret, mortel aussi parfois, et est devenu plus technique puisque les écoutes et l’électronique ont remplacé de plus en plus l’humain. Aussi la belle histoire des maîtres espions, que livre avec brio Remi Kauffer, semble relever de plus en plus d’un certain romantisme de l’action, de l’exploit, du solo. Mais le recul manque pour dresser un nouvelle galerie des espions du XXIe siècle, où bien de nouveaux acteurs occupent toute leur place, et il ne s’agit de loin pas que d’Israël ou de la Chine.