Après neuf ans de lutte antiterroriste, la France a annoncé le 9 novembre 2022 la fin officielle de l’opération Barkhane au Sahel. Le constat d’échec est sans appel. Alors que les derniers militaires français ont quitté le Mali en août 2022 dans un contexte d’insécurité croissante, se pose la question de la future stratégie de la France au Sahel, voire des fondements mêmes de sa présence militaire dans la région.
Les années ont fini par nous le faire oublier, mais l’opération Barkhane est d’abord née d’une victoire. Celle de Serval, en janvier 2013, un succès éclair, qui est parvenu à stopper l’offensive djihadiste partie du nord en direction de Bamako1. Devant l’accueil triomphal qui lui fut réservé à Tombouctou, le président François Hollande promit à la foule en liesse : « La France restera avec vous le temps qu’il faudra ! » Aussi, la bascule de Serval vers Barkhane se fit-elle dans une sorte d’euphorie. Près d’une décennie plus tard, le retrait des troupes de l’opération Barkhane dans un climat d’insécurité croissante est venu illustrer un retournement spectaculaire de situation. Comment, en quelques années, la France a-t-elle dilapidé sa réussite initiale ? Et comment, dans ce contexte, compte-t-elle opérer la réarticulation de sa présence au Sahel ?
L’armée française au Sahel : une défaite née d’une victoire
À première vue, une opération militaire recevant un budget annuel d’environ un milliard d’euros et disposant d’équipement militaire de pointe aurait toutes les raisons de vaincre des groupes djihadistes n’ayant pas la même force de frappe ni les mêmes effectifs. À une poignée de milliers de combattants disséminés dans le désert faisaient face jusqu’à 5 500 soldats français mobilisés au plus fort de l’opération2 , ainsi que 13 000 Casques bleus de la force onusienne au Mali (Minusma), les forces spéciales de l’alliance européenne Takuba3 , les 5 000 militaires prévus par le G5 Sahel, les missions européennes (EUTM Mali, EUCAP Mali et EUCAP Niger), sans compter les armées nationales des pays sahéliens eux-mêmes. Mais malgré l’écrasante supériorité numéraire et technologique, ainsi que la panoplie d’acteurs et d’instruments déployés, la nébuleuse djihadiste n’aura cessé d’étendre sa férule sur les dunes sahéliennes.
L’objectif de l’opération Barkhane s’appuyait sur ce que les militaires appellent un « État final recherché (EFR) », consistant à affaiblir durablement les groupes armés terroristes (GAT) afin de les mettre à la portée des armées du Sahel. Les forces françaises ont notamment participé à une formation des Forces armées maliennes (FAMAs), un effort qui a porté ses fruits avec une montée en gamme qualitative et quantitative4. Sur le terrain, d’indéniables succès tactiques ont été enregistrés et des pertes importantes ont été infligées aux GAT : pas moins de 2 800 djihadistes présumés auraient été tués depuis 20135, y compris des figures clés du djihadisme dans la région, à l’instar d’Abdelmalek Droukdel, à la tête d’AQMI, éliminé par la France le 3 juin 2020, ou encore d’Adnane Abou Walid al-Sahraoui, le chef de l’EIGS, le 17 août 2021. La pression militaire constante exercée par Barkhane a par ailleurs empêché une sanctuarisation du territoire par les GAT.
Opération Barkhane : autopsie d’une guerre perdue
Lors de l’annonce officielle du retrait des militaires du Mali le 17 février 2022, le président Emmanuel Macron a récusé l’idée d’un échec6 . Pourtant, le bilan de neuf ans de présence militaire française au Sahel ne ressemble pas davantage à un succès. Comme cela a été abondamment commenté, les choses se sont considérablement dégradées dans l’ensemble, au gré d’un engrenage qui marque pour beaucoup d’observateurs, sinon la fin d’un cycle stratégique, au moins la mort d’une utopie politico-militaire.
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Le constat d’échec est d’abord d’ordre militaire. Les pertes d’hommes importantes infligées par Barkhane au sein des groupes djihadistes ont mis en évidence a contrario la capacité de ces groupes à se régénérer au fil des ans. Les violences djihadistes, loin d’être résorbées, se sont intensifiées et exportées dans des zones jusque-là épargnées. Initialement concentrée dans le nord du Mali, autour des régions de Kidal, Tombouctou et Gao, l’activité de ces groupes s’est frayé un chemin vers le centre du Mali (Ségou, Mopti, Sévaré) et vers l’est, dans la région des « trois frontières », mais aussi vers le Burkina Faso et aux abords des pays du golfe de Guinée7. Selon le Global Terrorism Index 2022, le Sahel est devenu l’épicentre du terrorisme et concentre désormais 35 % des décès liés au terrorisme dans le monde, comparé à 1 % en 20078.
Le revers est aussi d’ordre social. L’intervention française s’est accompagnée, avec notamment l’Alliance Sahel9 et l’action de l’Agence française de développement (AFD), d’une aide au développement considérable. Cette aide octroyée aux autorités sahéliennes, s’élevant à des dizaines de milliards d’euros dépensés sans traçabilité suffisante10, dont une partie a pu être détournée par les pouvoirs locaux et des armées nationales corrompues, n’a guère empêché la faillite des États impuissants à assurer leurs fonctions régaliennes en termes de santé, d’éducation, de développement ou d’accès à l’eau potable. Un terreau de précarité qui a fait le lit du djihadisme et a mis en lumière les limites des velléités à vouloir reconstruire des États défaillants avec une intervention extérieure.
Plus généralement, ce retrait coïncide avec l’hostilité croissante que cristallise la présence française dans les opinions sahéliennes, illustrée de manière frappante par les violentes mobilisations au Burkina Faso puis au Niger en novembre 2021 pour bloquer le passage d’un convoi logistique de l’opération Barkhane. À Téra (Niger), les heurts entre la population et les soldats français avaient fait trois morts et 17 blessés parmi les manifestants.
L’échec de Barkhane est également de nature politique. Les convulsions sécuritaires ont débouché sur un double coup d’État militaire au Mali (en août 2020 et en mai 2021) ainsi qu’au Burkina Faso (en janvier et en septembre 2022). Fustigeant ces putschs avec virulence, la France s’est trouvée accusée de pratiquer une diplomatie à géométrie variable lorsqu’elle manifesta son approbation à l’accession au pouvoir – hors de tout cadre constitutionnel – du fils du président tchadien, Mahamat Idriss Déby en avril 2021, au nom de la stabilité du Tchad, précieux allié dans la lutte contre le terrorisme. L’action diplomatique française en ressortit profondément décrédibilisée, alimentant l’élan « souverainiste » de la junte malienne, qui réclama le départ de la France et de ses partenaires du Mali. En janvier 2023, le Burkina Faso emboîta le pas de son voisin en demandant à son tour le départ du drapeau tricolore de son territoire11. Pour la France, le revers est d’autant plus cuisant que pendant que sa popularité chutait, celle de la Russie prenait de l’ampleur au sein des populations sahéliennes, une tendance illustrée par l’arrivée de la société privée de sécurité Wagner12.
Enfin, l’échec de Barkhane s’inscrit également sur le plan stratégique. Rappelons qu’à l’origine, la stratégie de sortie de crise de la France reposait sur une volonté tout à la fois de « sahéliser » et d’« européaniser » son intervention au Sahel, ambitions toutes deux avortées. La montée en puissance des forces armées locales, tout comme la formation en 2017 du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Tchad), incarnaient cette volonté de « sahélisation ». Mais les armées locales sont demeurées structurellement trop faibles pour reprendre le contrôle de leurs territoires. Quant au G5 Sahel, en dehors du déploiement médiatisé d’un contingent de 1 200 soldats tchadiens dans la zone des « trois frontières », il n’eut jamais les moyens de ses ambitions. Optant alors pour une européanisation de la question sahélienne, la France n’eut de cesse d’essayer d’impliquer davantage l’Europe dans la sécurité de la région, une stratégie qui eut pour point d’orgue la mise en place de la force européenne Takuba. Toutefois, trop limitée en volume, l’opération ne démontra jamais un impact opérationnel significatif et l’acte de décès de Takuba fut signé le 1er juillet 2022, dans le sillage de la fin de Barkhane.
Fin de Barkhane, mais pas de la guerre au Sahel
À la recherche d’une bretelle de sortie, la France a alors opté pour un « retrait coordonné » du Mali avec ses alliés européens, assorti d’une refonte de son dispositif militaire. La « fin de Barkhane » – une annonce ambiguë ayant suscité certains malentendus – doit en réalité être comprise comme une réorganisation de son dispositif militaire. Ce virage traduit la volonté de l’Élysée de diminuer d’une part le coût économique de l’intervention militaire française, en allégeant l’empreinte opérationnelle sur le terrain, et d’autre part son coût politique, car la lassitude vis-à-vis de Barkhane gagne aussi bien la sous-région que l’opinion publique française.
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Barkhane sur un terrain mouvant
Pour cela, la France entend passer d’un modèle d’opération extérieure classique (opex), à un partenariat opérationnel plus discret et imbriqué avec les armées locales. Le mandat reste fondamentalement le même – fournir un appui pour contenir la menace djihadiste – mais il repose sur une nouvelle philosophie, à savoir que l’armée française ne souhaite plus être en première ligne. Le nouveau dispositif, qui n’a pas encore reçu de nom, est donc une tentative d’« invisibiliser » institutionnellement le déploiement militaire français au Sahel. Les partenariats seront organisés « à la demande des pays africains » afin de les soutenir via la formation, un appui aérien et du renseignement13 .
En pratique, la France a opéré une réduction des effectifs, passés de 5 100 à 3 000 hommes dans la région, et un repositionnement de ses forces au Niger, vu comme le dernier bastion démocratique dans la région sahélienne. Niamey devient ainsi la nouvelle pièce maîtresse de l’après-Barkhane. Plusieurs bases sont maintenues au Tchad, sans compter les forces prépositionnées dans le golfe de Guinée, également menacé par la progression de groupes djihadistes.
Repenser la posture stratégique française au Sahel
En fin de compte, la France est partie du Mali pour mieux rester dans le Sahel. Avait-elle seulement le choix ? Comme le souligne Pierre Lellouche14, se désengager entièrement aurait présenté le risque d’entraîner une talibanisation de la région (et, par extension, un afflux migratoire conséquent pour l’Europe), tandis que le maintien de Barkhane aurait été excessivement coûteux et politiquement intenable pour la France, trop isolée sur le terrain. Face à ce dilemme cornélien aux accents de tragédie grecque, où chacune des alternatives présente des conséquences funestes, la France a donc fait le pari d’un choix médian : un départ de scène pour un maintien en coulisse.
Dans ces conditions, nul doute que l’État français sera encore pour longtemps le pivot central de la lutte contre les groupes armés dans la région. Mais les mêmes causes produisant les mêmes effets, il est permis de douter du succès des prolongations de cette aventure militaire française au Sahel, d’autant que le départ du Mali et du Burkina Faso fait craindre un net relâchement de la pression sur les GAT et l’émergence d’un nouveau vide sécuritaire, que ces groupes vont certainement se sentir encouragés à exploiter. « Niamey ne sera pas un nouveau Gao », veut croire le commandant en chef adjoint de Barkhane Hervé Pierre15. Pourtant, alors que la déroute malienne avait vu la population accuser la France de néocolonialisme, les rues nigériennes bruissent déjà des mêmes accents antifrançais.
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Opération Barkhane : une mise au point nécessaire
Comme l’expliquent Bertrand Oliva et Jean Gaël Le Flem dans Un sentiment d’inachevé : réflexion sur l’efficacité des opérations, l’efficacité d’une intervention extérieure ne peut être jugée qu’à l’aune de l’ambition politique qui la sous-tend16 . Si un « échec » est avant tout une intention politique avortée, l’ambitieuse opération Barkhane a avant tout pâti des hautes espérances qu’elle véhiculait. Une redéfinition plus réaliste des objectifs de l’intervention, privilégiant des missions tactiques ponctuelles, discrètes et ciblées, actionnées en strict partenariat avec les forces armées locales, serait susceptible de mieux répondre aux attentes des opinions publiques et, partant, de renouer enfin avec une image positive de la posture française au Sahel.
1 L’opération Serval fut lancée le 11 janvier 2013 à la demande des autorités maliennes pour enrayer la progression de groupes armés vers Bamako. Un an plus tard, le 1er août 2014, elle fut remplacée par Barkhane, une opération antidjihadiste à vocation régionale déployée dans la bande sahélienne.
2 Notons à ce sujet que le nombre d’effectifs mobilisés par Barkhane est en fait plus proche de 30 000, en tenant compte du turnover du contingent présent sur place et des besoins logistiques que nécessitent de tels transferts depuis Paris. Seidik Abba, Mali-Sahel. Notre Afghanistan à nous ?, Impact Éditions, 2022, p. 57.
3 La force « Takuba » a été lancée le 27 mars 2020 par une dizaine de pays européens et a rassemblé plus de 800 hommes. Sa fin a été actée le 1er juillet 2022, après deux ans d’opération.
4 Les FAMAs seraient passées de 7 000 hommes en 2013 à près de 40 000 soldats aujourd’hui. Raphaël Bernard, Au cœur de Barkhane – Face aux terroristes, Éditions Jean-Pierre Otelli, 2021.
5 Mediapart, « Au Sahel, l’armée française a tué au moins 2 800 présumés djihadistes », 16 février 2022.
6 Franceinfo, « Emmanuel Macron “récuse complètement” l’idée d’échec français au Mali », 17 février 2022.
7 Au sujet du déplacement de la progression djihadiste au Burkina Faso, Hervé Théry et Daniel Dory, « Solhan : cartographier le terrorisme et la dynamique territoriale d’une insurrection », Mappemonde, no 131, 2021, p. 4.
8 Institute for Economics & Peace, « Global Terrorism Index 2022: Measuring the impact of terrorism », IEP, Sydney, mars 2022, p. 46.
9 L’Alliance Sahel est une initiative franco-allemande lancée en juillet 2017 afin de coordonner l’aide internationale pour le développement des pays du Sahel. En 2021, l’organisation a financé plus de 1 200 projets pour un montant total de 26,54 milliards d’euros.
10 Le Monde, « Au Sahel, le grand flou de l’aide au développement », 25 février 2020.
11Depuis 2009, un contingent de 400 forces spéciales françaises était déployé au Burkina Faso dans le cadre de l’opération Sabre.
12 Voir à ce sujet l’article consacré à Wagner dans le présent dossier, par M. Bertrand, « Wagner, société militaire privée innovante et secrète ».
13 Propos du commandant de la force Barkhane, le général Bruno Baratz recueillis par RFI, « Bénin : le commandant de la force Barkhane en visite pour évoquer la coopération militaire », 7 octobre 2022.
14 Pierre Lellouche, Une guerre sans fin, Éditions du Cerf, 2017.
15 Cité dans Le Monde, « Le Niger, laboratoire du nouveau “Barkhane” », 2 juillet 2022.
16 Bertrand Oliva et Jean Gaël Le Flem, Éditions de l’École de guerre, 2018, p. 213.